Retisser encore la même toile

de

Quelques notes sur Chelsea in Love & El Resentido & Peep Show & The Quitter à propos de l’autobiographie dessinée.

1. Deux chroniques sentimentales compliquées

Les hasards de l’édition rendent contemporains deux livres qui n’appartiennent pas tout à fait à la même époque, ni à la même tradition : en 2006 sont en effet sortis en même temps en France la traduction de Chelsea in Love de David Chelsea (dessiné entre 1991 et 1993, publié en un volume en 1993 par Eclipse Books [1] ), et la traduction d’El Resentido de Juaco (Le Frustré, dessiné en 1993-1997 dans El Víbora et publié par La Cúpula en 1997). Le second est donc mis en chantier au moment où paraît le premier, avec des différences dans l’histoire du medium (le milieu indy aux Etats-Unis, la movida et le milieu barcelonais en Espagne).

Cependant, il y a de nombreux points communs entre ces deux albums : tous deux racontent sur un mode autobiographique deux histoires amoureuses post-adolescentes plus ou moins difficiles, tous deux ont pour cadre un milieu d’étudiants ou de jeunes adultes à la fois féroces, étranges, et coincés, et du point de vue du dessin tous deux explorent les différentes facettes d’une désarticulation graphique qui tâche de coller à la désorientation psychologique (à ceci près que, chez Chelsea, la construction chamboulée des cases traduit les moments de bouleversement du narrateur en affectant sa représentation du réel (voir Chelsea in Love, ill. 1), alors que chez Juaco elle signale le passage au fantasme ou au cauchemar, et c’est ce dernier qui est le signe du bouleversement psychologique ou affectif, voir Le Frustré, ill. 1).

Et, pour finir, les deux livres se ferment sur la même manière de tourner la page en jetant un coup d’œil rétrospectif et détaché sur le contenu même de l’histoire (« que sont-ils devenus », dans Chelsea in Love, et « épilogue : passons à autre chose » dans El Resentido).

C’est cette similitude formelle qui frappe, parce qu’elle passe par-dessus une profonde différence d’intention et de rythme : chez Chelsea on est plongé du début à la fin dans un roman d’apprentissage, qui va retracer avec minutie les étapes hystériques, romantiques ou névrotiques d’une relation amoureuse dont on sent qu’elle permet au narrateur d’accéder à une forme de maturité ; alors que chez Juaco c’est presque par accident qu’une chronique déjantée des années ado évolue vers une analyse psychologique torturée mais rigoureusement mise en forme, qui rappelle assez le style et la problématique d’un Craig Thompson dans Blankets (à ce titre la dernière planche de Juaco, avec ce visage saisi et décomposé dans un gaufrier rigide, montre aussi à sa façon la fragmentation et l’enfermement du narrateur, et cet artifice signale en même temps l’accomplissement du processus par lequel un fanzine échevelé devient un roman).

L’évolution progressive du récit de Juaco est même probablement ce qu’il y a de plus émouvant dans El Resentido : c’est bien une expérience, non pas seulement racontée, mais éprouvée par l’auteur — c’est-à-dire une authentique expérience littéraire.

2. Deux modèles pour l’autobiographie dessinée

A partir de ce hasard (le rapprochement éditorial entre Chelsea in Love et El Resentido), on est presque tenté d’élaborer l’idée d’un double modèle d’autobiographie, impliquant un double rapport au temps.
On aurait d’un côté le modèle de la chronique, dont le récit se déroule plus ou moins au jour le jour, et propose une sorte de sismographe affectif, en même temps qu’un « enregistreur d’époque ». Dans ce premier modèle, la conduite du récit est souvent abandonnée à la minuscule pusillanimité de la vie quotidienne, à l’ordre des pulsions ou des affres intérieures ; on s’approche si près du narrateur que l’on se noie parfois dans ses marécages intérieurs, au point qu’il devient difficile de parler d’une « histoire » continue.
Et l’on aurait d’autre part le modèle de l’autobiographie classique, qui constitue un exercice littéraire, aux codes formels assez rigoureux, dont les Confessions de saint Augustin et celles de Jean-Jacques Rousseau pourraient figurer les totems classiques.[2]

Autrement dit, on a d’un côté l’expérience approchée au plus près, l’effort pour se fondre dans l’immédiateté — mais dans l’immédiateté pure le récit disparaît, la distance minimale s’efface, la narration s’éparpille en impressions singulières et fugaces (et fréquemment on sent que c’est la nécessité même de raconter d’aussi près, en aussi microscopique, le cours intime de la vie, qui en révèle brutalement la fragmentation : comme si à cette échelle la vie ne supportait pas l’exigence d’être racontée, mise en histoire).
De l’autre côté, on trouve la reconfiguration poétique du moi, dans la grande tradition pétrarquienne,[3] augmentée de celle du Wilhelm Meister : le bildungsroman,[4] l’initiation à soi-même, le rite de passage et l’érection de sa propre statue, bref une forme poétique classique capable de recomposer et de rassembler les fragments de l’histoire personnelle dans des images calculées.

Ce seraient là deux pôles, deux modèles idéaux, deux types poétiques, qui ne sont pas nécessairement réalisés de façon pure, mais plutôt mêlés dans des œuvres qui « hésitent » toujours entre les deux voies.

Donc, la bande dessinée, lorsqu’elle aborde l’autobiographie, ou l’autofiction, serait confrontée à ces deux modèles, de telle sorte que la comparaison entre Chelsea et Juaco nous offrirait dans la même décennie deux manières à la fois très différentes et très proches de s’orienter dans ces choix formels. Ainsi la bande dessinée, en travaillant à partir d’images séparées, agencées et articulées de façon discontinue par le jeu des découpages en cases et en planches, laisse transparaître dans l’autobiographie la tentation de la fragmentation pure, la tentation de la dissection entomologique dans laquelle l’unité du récit se perd au profit d’une micro-peinture des passions, myope et affolée, si perdue dans ses propres spasmes qu’elle renonce à faire œuvre de récit. L’autobiographie dessinée connait les grands modèles, mais elle se tient aussi au bord de l’abîme de son propre nombril, au bord de renoncer à être une littérature.

3. Deux manières de publier

Allons plus loin : on pourrait, pour affiner le diagnostic, rapprocher ces deux autobiographies-là d’autres ouvrages du même genre.
Prenons par exemple le journal de Joe Matt (Peep Show, publié à partir de 1987 par Kitchen Sink Press) : on y trouve, sur le long terme, et au sein du même comic, une sorte de dissociation progressive sur la période 1992-2006 entre d’un côté la veine « autopsie du quotidien » (qu’illustreraient Peepshow puis The Poor Bastard, publié en 1997 chez Drawn & Quarterly) et de l’autre la tendance « récit d’enfance » (qu’illustrerait Fair Weather, publié en 2002 chez Drawn & Quarterly[5] ).

Il est intéressant de voir fonctionner cette évolution, qui se joue presque sur la même séquence chronologique que la transition entre Chelsea et Juaco (1987-2002 pour Matt, 1991-1993 puis 1993-1997 pour Chelsea puis Juaco). Et là encore les questions formelles sont décisives : ainsi la fragmentation sidérante (voyez Peep Show, ill. 1) de la structure de la page dans Peep Show première série[6] cherche à retracer au plus près les spasmes et les états d’âme de l’auteur en pleine crise, en un effort qui répond aux tentatives que fait à la même époque son acolyte Chester Brown, avec des cases dessinées à part les unes des autres et recollées ensuite sur les planches (par exemple dans I Never Liked You, dessiné entre 1991 et 1994 et publié en 1994 par Drawn & Quaterly[7] ).

Ainsi l’autobiographie s’éprouve d’abord comme un puzzle, et sur ce plan la manière dont David Chelsea aborde sa planche et ses cases est très instructif : c’est une construction du puzzle, qui utilise toutes les ressources de l’art — en rendant régulièrement hommage à Mac Cay (voir Chelsea, ill. 2).

Quant à la comparaison entre Matt et Juaco, elle est particulièrement frappante, sur un point précis : en effet, El Resentido voit l’intention de l’auteur — et du narrateur — changer au cours du récit (la chronique de l’adolescence frustrée et de la découverte de la sociabilité estudiantine, mêlée de projections lyrico-oniriques type SF ou polar, devient progressivement une analyse psychologique et une peinture de mœurs), de telle sorte que, d’épisode en épisode, le projet graphique lui-même est entièrement remodelé.
Le rythme de la publication en fascicules, qui est fondamental pour que ce type de réorientation affecte de l’intérieur de projet de récit biographique, apparente Matt et Juaco, et fait en revanche contraste avec le côté très léché narrativement et graphiquement de Chelsea in Love, dessiné en deux ans et publié par Eclipse Book comme un livre accompli.[8]
Le mode et le rythme de publication semble donc bien conditionner au moins partiellement la tournure de l’autobiographie dessinée, parce que le travail même de la configuration poétique se trouve ainsi lui-même séquencé dans le temps, offrant ainsi à l’auteur toutes les occasions de changer de projet ou de se réorienter en cours de travail.

4. Deux visages de Harvey Pekar

Ainsi, la bande dessinée s’efforce depuis au moins deux décennies de prendre en charge la très ancienne tâche de la biographie littéraire, mais elle ne se contente pas pour cela des modèles que lui offre justement la littérature : en cernant dans la discontinuité des cases et des planches les étapes fractionnées de tout cheminement existentiel, elle affronte de plus près les puzzles d’une vie humaine. Les solutions qu’elle invente et les essais qu’elle propose s’étagent en une série continue qui va du crobard instantané à la lente rumination du retour sur soi.

On peut alors boucler la boucle, avec The Quitter de Harvey Pekar (publié chez DC Comics en 2005, traduit chez Vertigo en 2007) : le travail de Pekar ne se rapproche pas seulement de celui de Juaco et Chelsea par les hasards de l’édition française, mais aussi parce que son livre représente un récit autobiographique « complet », avec un illustrateur unique (Dean Haspiel[9] ), ce qui tranche avec la longue rumination polyphonique d’American Splendor (1972-2007), dans laquelle Pekar était assisté d’une pléiade de dessinateurs différents pour brosser son autoportrait de la vie à Cleveland — or, parce que ses premières planches précèdent de près de vingt ans les autres livres dont on vient de parler, le travail de Pekar sur American Splendor est souvent considéré comme le fondement même de la veine autobiographique en bande dessinée.

C’est la raison pour laquelle, justement, il est passionnant de voir paraître aujourd’hui (même si cet aujourd’hui a déjà deux ans, en prenant en compte l’édition originale) The Quitter : là où American Splendor (et tout particulièrement l’anthologie The Life and Times of Harvey Pekar[10] ) décrit minutieusement la vie quotidienne dans ses détails et ses détours, The Quitter se présente comme une « Vie » classique, offrant en un récit cohérent et ordonné la trame d’une existence saisie comme en surplomb. L’auteur commentant sans cesse dans les pieds de case les épisodes de sa propre histoire qu’il décrit au passé, de son enfance de gosse bagarreur à sa rencontre avec Crumb en 1962, en passant par ses doutes, son incapacité à choisir une voie, ses métiers successifs, ses articles dans la presse jazz — et sans cesse Pekar lui-même intervient, voyez l’ill. 1[11] dans son récit pour se demander comment il a pu devenir ce qu’il est, comment tout cela a pu finir par prendre une forme, comment sa propre vie, au fond, a pu devenir un objet de récit.

Ainsi, de la chronique instantanée des moments présents à la reconfiguration poétique du temps passé, la bande dessinée propose ses propres manières d’aborder l’autobiographie, sans jamais cesser d’appartenir à la littérature, et sans jamais se résoudre à n’en être qu’une transposition passive.

Notes

  1. Juste avant la disparition de cet éditeur qui avait publié McCloud et Clive Barker, réédité Krazy & Ignatz, et compté parmi les premiers éditeurs de mangas aux USA.
  2. Mais l’important est peut-être ici moins l’idée de confession — c’est-à-dire l’idée d’un aveu à faire, d’un réforme de soi qui est menée à travers le récit honnête des passions et des épreuves — que l’idée de construction : dans le modèle littéraire de l’autobiographie, on bâtit une figuration poétique de l’identité personnelle dans le temps (voir là-dessus les pages classiques de Paul Ricoeur dans Temps et récit, Seuil, tome 1, chapitre I). Classique pour classique, le modèle dont il s’agit hérite donc autant des Essais de Montaigne que des Confessions de Rousseau.
  3. Voyez l’admirable Lettre à la postérité de Pétrarque, dans laquelle le poète italien révèle le sens de tout son effort : dessiner lui-même l’image que la postérité gardera de sa vie.
  4. C’est-à-dire « roman de formation », genre né en Allemagne à la fin du XVIIIe, et considéré comme la grande forme moderne du roman par opposition à la tradition épique ; Les années de formation du jeune Wilhelm Meister, publié par Goethe en 1796, constitue le modèle de ce genre.
  5. Peepshow (1993) a été traduit en 2004 au Seuil sous le titre Strip-tease ; The Poor Bastard (1997) a été traduit en 2001 par les Humanos sous le titre Peepshow (merci de faire simple, les gars) ; enfin Fair Weather (2002) a été traduit en 2005 au Seuil sous le titre nullissime Les Kids. On notera la belle cohérence et l’engagement éditorial des frenchies, qui traduisent tard, dans le désordre et chez deux éditeurs différents l’œuvre d’un même auteur, allant jusqu’à donner le titre du premier opus à la traduction du troisième pour appâter le chaland. Heureusement, vous pouvez aller lire les chroniques que notre maître à tous a consacrées sur du9 à ces trois livres : Peepshow, The Poor Bastard et Fair Weather.
  6. C’est-à-dire le premier recueil, publié sous le même titre que le comic par Kitchen Sink Press en 1993. Accrochez-vous un peu, bon sang.
  7. Et traduit en français, mais voyez la chronique de XaV.
  8. Les biographies dessinées en français vont plutôt dans ce sens : ce sont des produits très élaborés comme le Livret de Phamille de Menu, le Journal d’un Album de Dupuy & Berbérian, ou le Journal de Fabrice Neaud — il faut aller du côté de Gilles Rochier, du Simo, ou de Lolmède, pour trouver du cradzine dans lequel la biographie se dissout dans une chronique en temps réel ou presque, compilant les moments, source d’une dérive nombrilo-fragmentée aussi bien qu’authentique engagement dans l’expérience de l’immédiateté).
  9. En vérité Haspiel dessine, et il est assisté de Lee Loughridge pour les grisés, ce qui dans ce livre a une grande importance : c’est toute la qualité des contrastes et des épaisseurs qui en dépend.
  10. Dont l’adaptation cinéma a été primée à Cannes il y a deux ans.
  11. Que j’ai collée après l’ill. 2, pour rire.
Dossier de en septembre 2007