[SoBD2013] Revue de littérature

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La Revue de littérature est une table ronde organisée depuis 2012 par le salon SoBD, où plusieurs connaisseurs et spécialistes de la bande dessinée (libraires, théoriciens, journalistes, artistes, etc.) commentent une sélection d'ouvrages traitant du 9e Art parus depuis l'édition précédente du salon.

Renaud Chavanne : Laissons l’Europe, traversons l’Atlantique, et discutons à présent d’un livre paru chez L’Harmattan et intitulé Calvin et Hobbes de Bill Watterson.

Harry Morgan : Parlons un peu de théorie. L’auteur de Calvin et Hobbes de Bill Watterson s’appelle Cathy Parc. C’est une agrégée d’anglais, mais le sous-titre de l’ouvrage est «la philosophie du quotidien». À vrai dire, le livre consacré au célèbre daily strip de Bill Watterson relève autant de l’étude linguistique que de l’étude philosophique. On procède beaucoup au commentaire de strips, lesquels sont reproduits avec l’accord de l’agence de presse américaine. Voilà donc un livre théorique qui traite une œuvre dessinée comme une œuvre littéraire. C’est dit, c’est explicité, à telle enseigne que les strips sont cités d’après les recueils publiés et non pas par la date du strip dans la presse quotidienne. L’œuvre de Watterson est ainsi considérée comme une succession de livres, et non comme un feuilleton dans la presse. Et en même temps, l’agence de presse américaine qui exploite les strips est passée dans le numérique, puisqu’elle s’appelle désormais Universal Uclick. Pour sa part, Calvin et Hobbes de Bill Watterson  est publié chez l’Harmattan, éditeur modeste se consacrant à travaux scientifiques, disposant, par définition, d’une audience limitée. L’auteur a fait le choix courageux des notes en bas de page — c’est un risque qui est pris et qui est assumé, et qui a fichu la maquette en l’air, car dès qu’il y a une note en bas de page, le strip page suivante subit une légère anamorphose. Cela ne nuit évidemment pas à la lecture de l’ouvrage.
L’auteur cherche à associer Calvin et Hobbes à leurs modèles, à savoir Jean Calvin, le fondateur du protestantisme et l’auteur de L’institution de la religion chrétienne, et Thomas Hobbes, l’auteur du Leviathan. C’est bien de l’avoir tenté, ceci dit, les rapports théoriques entre les œuvres de Calvin et de Hobbes d’une part et le strip Calvin & Hobbes d’autre part m’ont paru assez ténus. Je pense que l’auteur me donnerait probablement raison sur ce point. Là où l’ouvrage est convaincant, c’est quand il aborde à la fois sous l’angle de l’étude de la langue et de la philosophie, le contenu.
L’élément central est le statut ontologique du tigre Hobbes, qui est à la fois un tigre en peluche du point de vue des adultes, et pour Calvin un vrai tigre qui parle, qui se comporte vis-à-vis de lui comme une sorte de grand frère — l’intérêt de la chose étant que la contradiction n’est pas résolue. Elle est posée dans son caractère inconciliable, chose qui en littérature écrite, relèverait du fantastique. En littérature dessinée, cela s’organise parfaitement bien. Il y a d’ailleurs une citation de Bill Watterson pour le démontrer, c’est un univers qui est fondamentalement incohérent, du fait de ce double-statut du tigre. En fait, le fantastique n’apparaît en bande dessinée que quand il y a écrasement des ontologies : du moment que deux choses inconciliables sont présentées comme inconciliables, tout marche bien. C’est quand vous essayez de les écraser pour n’en faire plus qu’une que, là, le fantastique apparaît en bande dessinée.
Autre thème très intéressant : celui de l’enfant sauvage, qui est justement le jeune Calvin. L’astuce fondatrice du strip de Watterson apparaît ici — l’enfant Calvin est un faux enfant, il parle non seulement comme un adulte, mais comme un adulte cultivé. Il parle pratiquement comme un universitaire ou un philosophe, d’où la philosophie du quotidien, le sous-titre. Une grande partie de l’humour réside dans le fait que cet enfant savant est aussi un enfant sauvage, et il tente même un retour à la nature et à la sauvagerie de façon permanente. Et là, on a un retournement parfait, puisque c’est le tigre Hobbes, qui en tant que funny animal, incarne effectivement la nature et l’animalité, qui va le ramener à la civilisation puisqu’il tient, lui, des propos, sinon d’honnête homme, du moins d’honnête tigre.
L’ouvrage est convaincant sur les questions philosophiques qu’il aborde. Si je devais émettre un bémol, ce serait sur la nature même de la matière qui est traitée, du point de vue de l’auteur, et c’est d’ailleurs explicite à la fin de l’ouvrage : le corpus de Calvin & Hobbes est traité comme un recueil d’aphorismes. C’est donc essentiellement ce qui se passe dans les bulles qui va faire l’objet de l’analyse ; évidemment j’y vois une limite, puisque l’œuvre analysée est une œuvre dessinée.

Renaud Chavanne : Jeanne, qu’en est-il du livre de Joël Grégogna et de Manuel Picaud consacré à la franc-maçonnerie dans la bande dessinée ?

Jeanne Puchol : Et bien justement, ce n’est pas du tout un livre sur la franc-maçonnerie dans la bande dessinée. Le titre [Bande dessinée, imaginaire et franc-maçonnerie] dit bien «et bande dessinée» et non pas «dans» la bande dessinée». La conjonction a son importance. Je vais présenter rapidement les auteurs : Joël Grégogna a déjà écrit plusieurs livres consacrés au langage ésotérique dans la bande dessinée, chez le même éditeur, les éditions Dervy, à savoir : Corto l’Initié, Les Arcanes du Triangle Secret et La Venise d’Hugo Pratt. Pour sa part, Manuel Picaud est rédacteur en chef du site Auracan, membre de l’ACBD, et il a écrit plus de 4000 articles consacrés au neuvième art.
Pour situer rapidement la sortie de ce livre, c’est vrai que la franc-maçonnerie comme thème en bande dessinée a connu un certain succès à la suite de la série Le Triangle Secret de Didier Convard. Ce succès a entraîné sinon une multiplication, du moins l’apparition de collections spéciales dédiées : La Loge noire chez Glénat, ainsi que Secrets du Vatican et Terres Secrètes chez Soleil. Cela dit, ces séries ne forment pas non plus un torrent de publications, et on peut donc s’étonner de voir qu’un livre d’une taille aussi imposante, plus de 300 pages, soit consacré à la question. D’autant plus que la question n’est pas tant la franc-maçonnerie dans la bande dessinée, sujet qui est traité dans l’ouvrage sans en être le sujet principal. Le livre s’attache surtout à trouver des parallèles entre la bande dessinée et la franc-maçonnerie, ou plutôt des correspondances dans le sens Baudelairien du terme — vous avez tous lu le poème Correspondances de Baudelaire. Ce sont plutôt des réflexions de ce type, que je trouve d’ailleurs assez intéressantes, où les deux auteurs travaillent sur les similitudes qu’ils observent entre le discours maçonnique et la culture graphique. Des similitudes qui se jouent surtout au niveau des ellipses, communes aux deux domaines, aux analogies et aux symboles.
Pour vous donner un exemple, citons l’analyse des Schtroumpfs. Quand j’ai lu ça, j’ai trouvé ça incroyable. La question n’est pas de savoir si Les Schtroumpfs est une bande dessinée franc-maçonne qui ne l’avoue pas ; il ne s’agit pas non plus d’essayer de persuader que Peyo était peut-être franc-maçon. Non,  c’est plus malin que cela. Les deux auteurs se contentent de lister benoîtement des éléments symboliques présents dans Les Schtroumpfs qui peuvent faire penser à des éléments francs-maçons. Ainsi, les deux auteurs rappellent que Peyo écrit que les Schtroumpf sont hauts comme trois pommes. Or, dans la symbolique franc-maçonne, le nombre trois est  important. Autre exemple : la couleur bleu, qui correspond à la couleur de la loge des trois premiers degrés. L’habit des Schtroumpfs : ils portent un bonnet phrygien. Les Schtroumpfs sont en blanc, comme le tablier des apprentis maçons, alors que le Grand Schtroumpf est en rouge, comme les maîtres-maçons dans certaines loges. D’ailleurs, on peut s’interroger : le passage du blanc au rouge n’évoquerait-il pas l’œuvre alchimique ? Etc.
Joël Grégogna et Manuel Picaud n’essaient pas de convaincre le lecteur que Les Schtroumpfs est une œuvre maçonnique qui ne le dirait pas ; ils se contentent de faire des parallèles assez amusants et nous invitent à regarder d’un autre œil certaines œuvres très connues, a priori inoffensives dans la bande dessinée. Ainsi pointent-ils le fait que très longtemps dans la bande dessinée, les personnages principaux portaient toujours la même tenue. Ils rapprochent cette pratique des attributs de la franc-maçonnerie, où l’on revêt une tenue qui a une valeur symbolique pendant les réunions. Ceci dit, je n’y connais rien à la franc-maçonnerie, et je signale à ce propos que le livre est très instructif : j’y ai appris plus de choses sur la franc-maçonnerie que sur la bande dessinée (rien d’étonnant, car je suis auteure de bande dessinée, mais pas franc-maçonne). Les auteurs rapprochent encore le silence en bande dessinée du silence habité auquel se plie l’apprenti franc-maçon le temps de son initiation. Ils tentent un parallèle qui m’a complètement ébouriffée entre la quatrième de couverture des albums de Tintin des années 1945 à 1975, couverture qui me fascinait entant et qui m’intéressait dix fois plus que le contenu des albums. Eh bien, cette couverture ne ressemblerait-elle pas au motif d’un tapis de loge maçonne ? N’en ayant jamais vu, je les crois sur parole. Je suis contente de vous faire rire avec ça, mais de fait, c’est la partie la plus intéressante de l’ouvrage, et la plus inattendue. J’en sais gré aux deux auteurs qui finalement, m’ont ouvert un univers inattendu et fort plaisant.
Le reste de l’ouvrage est effectivement consacré à la franc-maçonnerie ou à la présence de thèmes maçons dans la bande dessinée. Par exemple, la présence de matériaux communs, qui sont très vivaces dans la franc-maçonnerie et qui ont été utilisés et déclinés sur différents modes en bande dessinée (comme l’Egypte ancienne) ; le fait que des francs-maçons célèbres ont fait l’objet d’adaptations en bande dessinée, comme par exemple le Candide de Voltaire repris par Sfar, ou que des œuvres de francs-maçons célèbres sont représentés en bande dessinée. Vous ne verrez plus jamais de la même façon la Statue de la Liberté ou la guillotine qui sont assez fréquemment représentées dans les bandes dessinées, quand vous saurez que Bartoldi et Guillotin, créateurs de l’une et de l’autre, étaient des francs-maçons.
J’ai passé un bon moment à lire ce livre, la maquette est très agréable, il est très abondamment et très intelligemment illustré. Avec en marge, la reprise du thème principal de chaque paragraphe, ce qui rend la consultation rapide de l’ouvrage extrêmement aisé. On peut donc acheter ce livre les yeux bandés — les francs-maçons comprendront.

Renaud Chavanne : Dans l’Atelier de Fournier est la seule bande dessinée à proprement parler que nous présentons aujourd’hui, c’est bien dommage. L’utilisation du medium bande dessinée pour parler de la bande dessinée est un phénomène qui se développe depuis une dizaine d’années.

Sylvain Insergueix : C’est un ouvrage qui est édité également dans le cadre des soixante-quinze ans de Spirou. Commençons par une rapide présentation des auteurs, et notamment du dessinateur Nicoby. Nicoby est un dessinateur qui travaille depuis la fin des années 1990, et qui a notamment publié chez 6 Pieds sous terre, maison éditant la revue Jade, laquelle fait parler les dessinateurs de leur métier et les amène à théoriser un petit peu la façon dont ils travaillent. Comme Fournier, Nicoby est breton, et il s’est fait connaître notamment suite à une résidence d’auteur à l’île d’Ouessant qui lui a permis de sortir un livre édité chez un éditeur plus important que les précédents (Vents d’Ouest), à savoir Ouessantines. Il a également dessiné un livre intitulé Mes années bêtes et méchantes où il raconte l’histoire du comptable d’Hara-kiri. Lisez ce livre, ça vaut le coup, c’est du même niveau qu’un film de W.C. Fields ou des Marx Brothers.
L’intérêt de Dans l’Atelier de Fournier, réside dans le fait que Fournier, on le sait, est le successeur de Franquin pour le personnage de Spirou. Personnage que Franquin lui a confié avec visiblement beaucoup de joie. Cela est d’ailleurs déjà évoqué dans Franquin et les fanzines : Franquin considérait Spirou comme un personnage qui empestait sa vie. Il a beaucoup accompagné Fournier pour la reprise de ce personnage, et tout est expliqué dans ce livre.
L’autre intérêt du livre est qu’il montre que Fournier, ayant été aidé par Franquin, a fait la même chose avec d’autres dessinateurs devenus aujourd’hui des piliers de la bande dessinée française. Il a aussi aidé Nicoby, un dessinateur apparu assez tardivement après Franquin. Il est intéressant d’observer comment les artistes pouvaient procéder avec Fournier exactement comme on le faisait auparavant avec Franquin, et comme Franquin l’avait lui-même fait avec Jijé : aller voir Fournier, travailler avec Fournier qui explique les choses, etc.

Renaud Chavanne : Transparaît à travers ce type de livre la filiation des dessinateurs les uns avec les autres. Des chaînes d’artistes se forment.

Sylvain Insergueix : Je n’en ai pas parlé avec Nicoby, que je ne connais pas personnellement, mais je pense que l’expérience de Mes années bêtes et méchantes lui a permis de faire ça. Avant de devenir des auteurs, Nicoby et Joub sont simplement partis avec leurs souvenirs de lecteurs de bande dessinée. Ils sont allés chez Fournier avec ces souvenirs-là. Ils débarquent chez cet homme qui, comme chacun sait, est quelqu’un d’excessivement sympathique et bon enfant, mais aussi un incroyable travailleur, tout comme l’était Franquin d’ailleurs. En les accueillant, et en autorisant la réalisation de ce livre, Fournier nous permet de comprendre comment il a pris la succession de Franquin sur Spirou et quel était l’état de l’édition quand il l’a fait. Fournier a fait énormément de choses, mais c’est un homme très modeste et mal reconnu, et je pense que cet ouvrage lui redonne sa place réelle dans la filiation des auteurs de bande dessinée.

Renaud Chavanne : Philippe Delisle est un historien spécialisé dans l’histoire des religions et qui a commis plusieurs livres sur la bande dessinée franco-belge. Il vient de publier chez Karthala Tintin et Spirou contre les négriers.

Thierry Lemaire : Les titres qu’il avait publiés auparavant sont Bande dessinée franco-belge et imaginaire colonial, puis Spirou, Tintin et Cie, une littérature catholique, et enfin De Tintin au Congo à Odilon verjus : le missionnaire, héros de la bande dessinée belge. Philippe Delisle trace donc son sillon dans ce registre-là, avec à présent une étude de la représentation de la traite négrière et des esclavagistes dans la bande dessinée franco-belge depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’à nos jours. Notons une petite contradiction entre le titre (Tintin et Spirou contre les négriers) et le sous-titre («La bande dessinée franco-belge : une littérature anti-esclavagiste ?») auquel on a envie de répondre «oui». En vérité, le sujet du livre est plutôt l’évolution de la représentation du discours anti-esclavagiste dans la bande dessinée. Philippe Delisle y distingue deux périodes, des années quarante aux années soixante, en gros, et une rupture avec Les Passagers du vent [de François Bourgeon], et une seconde période qui commence alors et s’étend jusqu’à nos jours. La première période affiche un discours colonial très clairement traduit dans les œuvres, inconsciemment ou consciemment, et notamment dans les albums emblématiques Coke en Stock [de Hergé] et Le Gorille a bonne mine [de Franquin]. Discours colonial avec les héros francophones généreux, courageux, tandis que les négriers sont toujours des étrangers. Ces derniers incarnent vraiment le mal. De leur côté, les noirs libres parlent plutôt petit nègre et sont encore un peu caricaturés. Quant aux esclaves, ce sont un groupe indéterminé sans individualisation. On retrouve ce schéma dans toutes les bandes dessinées de cette époque-là. Après Les Passagers du vent, le discours véhiculé par la bande dessinée franco-belge est beaucoup moins imprégné de colonialisme, mettant en scène des personnages moins manichéens, des noirs plus individualisés, etc. Très intéressante, l’idée directrice du livre n’est pas inédite, mais l’auteur fait le tour de son sujet et le cadre bien. J’ai également apprécié la conclusion, où Philippe Delisle fait le parallèle entre l’évolution de la recherche historique et l’évolution du discours de la bande dessinée. La recherche historique qui accède donc, avec l’école des Annales, à un registre moins événementiel, et la bande dessinée qui suivi un cheminement similaire. C’est une approche intéressante qui mérite d’être creusée.

Renaud Chavanne : Harry, deux petits mots sur la monographie Cauvin de Patrick Gaumer ?

Harry Morgan : Patrick Gaumer publie Cauvin, la monographie. Raoul Cauvin fait les scénarios des Tuniques Bleues, des Femmes en blanc, et d’à peu près la moitié sinon les deux-tiers du contenu de Spirou. J’ai lu ce livre avec une extrême curiosité, puisque j’ignore à peu près tout ce dont il y est question — je me souviens très vaguement de déceptions très enfantines, puisque Cauvin est associé par exemple à un dessin animé de Lucky Luke qui s’appelle Daisy Town, réalisé au début des années soixante-dix, et qui m’avait terriblement déçu. J’étais trop jeune pour savoir que les œuvres avaient des auteurs, mais je ne comprenais pas comment un personnage qui était si drôle en album pouvait devenir si médiocre sous forme de dessin animé. J’ai découvert dans ce livre un auteur opiniâtre, qui a son idée sur la question, qui essaie d’attraper la modernité des années soixante et de l’intégrer dans Le Journal de Spirou. C’est en tout cas comme ça que j’ai compris le début de la carrière de Cauvin. C’est l’époque du dessin animé américain minimaliste de Mister Magoo, et Cauvin fait beaucoup de dessin animé pour monsieur Dupuis. Et en fait, il essaie de mettre du Mister Magoo dans Spirou, ce qui explique ce genre de dessin hyper simplifié. Cela rate lamentablement, le journal n’arrive pas à intégrer ces nouvelles conventions graphiques, et les quelques tentatives d’innovations de Cauvin se heurtent à la censure. Par exemple, aussi tardivement qu’en 1975 l’album Les gorilles et le roi Dollar est encore interdit à l’importation en France. Explication : la police y est représentée sous un jour défavorable, laissant entendre qu’elle pourrait être corrompue. En 1975, cela suffit encore pour faire interdire un album belge à l’importation.

Renaud Chavanne : J’évoque à mon tour très rapidement le livre de Daniel Pizzoli, sorti il y a quinze jours chez PLG et titré Moebius ou les Errances du trait. Je suis très mal placé pour en parler, puisque PLG est l’éditeur de mes livres. Tant pis. Je dirais malgré tout que j’ai trouvé ce livre admirable : en cent pages, Pizzoli explique comment Mœbius dessine, qu’est-ce que c’est qu’un dessin de Moebius et comment il faut le lire. Le travail de Pizzoli permet de faire le rapprochement entre le dessin de Moebius et l’encrage tel qu’on le pratique dans la littérature dessinée américaine. C’est un livre d’une limpidité absolue, totale. Exactement le type de livre que j’aimerais écrire, et que je suis incapable de faire car je ne dispose pas du regard de Pizzoli.
Je passe la parole à Jeanne pour parler d’un livre sur deux monstres de la bande dessinée, Sfar et Groensteen, que nous ne pouvions pas passer sous silence.

Jeanne Puchol : Il s’agit donc du livre intitulé Les entretiens avec Joann Sfar de Thierry Groensteen. Une petite pique : je ne sais pas pourquoi c’est Thierry Groensteen qui signe le livre, parce que parfois les questions font trois lignes et les réponses trois pages. On connait la faconde de Joann Sfar, qui effectivement s’avère ici capable de développer trois pages sur des questions de trois lignes. On a lu beaucoup d’interviews de Joann Sfar, et on sait qu’il ne faut pas tout prendre pour argent comptant. Par exemple, quand il dit avoir «tout lu de la psychanalyse», puis, un peu plus loin, «tout lu de l’heroic fantasy», avant d’affirmer, en fin d’entretien, qu’il lit tout en bande dessinée. On ne sait pas où il trouve le temps de dormir, ni même de dessiner — il est très fort. On n’est donc pas obligé de tout croire.
J’ai passé un très bon moment à lire ce livre. C’est drôle, c’est émouvant, c’est balaise, c’est roublard, et Sfar a un sens de la formule qui fait mouche. J’avais fait un florilège de citations, mais je ne vous en propose que deux, pour vous mettre l’eau à la bouche : «Je sais ce que c’est qu’un blog, j’en ai un aussi. C’est un petit vomi quotidien, et ça sert avant tout à créer ou à entretenir un lien.» Une autre citation : «Je suis une grosse huître bien grasse. J’adore avoir plein de grains de sable parasites, et je bave consciencieusement dessus pour en faire une grosse balle compacte.» La répartie chez Sfar est délectable, et j’ai passé un très bon moment à lire le livre. Il est très bien illustré — il y a bien quelques photos de tournage, on voit Sfar avec Trondheim, Guibert, etc. mais ne cherchez pas de photo people. Le livre est surtout illustré d’extrait des travaux de Sfar, de ses différents livres, et c’est normal, puisque l’on est dans un livre de Thierry Groensteen.

Renaud Chavanne : Merci Jeanne, d’avoir ouvert et clôturé notre Revue de littérature 2013 que nous terminons avec ce commentaire, avant de vous donner rendez-vous en novembre 2014, sur la prochaine édition du SoBD, pour notre aperçu livresque annuel des ouvrages sur la bande dessinée.

[La prochaine Revue de littérature aura lieu le dimanche 30 novembre prochain, à 16h00, à l’Espace des Blanc Manteaux – Paris 4e – dans le cadre du SoBD 2014. L’accès est gratuit, mais il est préférable de s’inscrire au préalable.]

Dossier de en novembre 2014