[SoBD2014] Revue de littérature

de

Renaud Chavanne : J’en viens à notre dernier livre : on a parlé beaucoup d’œuvres, on a parlé beaucoup d’auteurs… on va parler chiffres, avec Numérologie, un livre de Xavier Guilbert, paru aux Éditions H. Je manipule beaucoup de chiffres quand je ne fais pas de la bande dessinée, donc,  à l’inverse, j’aime bien parler d’autre chose avec la bande dessinée. J’ai fait une exception en ouvrant Numérologie de Xavier Guilbert. Et finalement, j’ai trouvé dans ce livre de nombreux intérêts.
Vous savez que Xavier Guilbert réalise régulièrement, depuis plusieurs années, pour la revue en ligne Du9.org, une étude du marché de la bande dessinée. Une étude qui côtoie celles réalisées par les grands instituts Ipsos et GfK, ainsi que le rapport annuel de Gilles Ratier. Ce sont les quatre grandes sources de données chiffrées dont nous disposons sur la bande dessinée française. Elles sont complétées, de temps à autre, par  des enquêtes effectuées à la demande de tel ou tel ministère ou institution.
Tout cela fait des tas de tableaux, de graphiques, etc. Je ne vais pas m’en plaindre, puisque j’ai écrit un livre qui en est rempli. Je signalerai toutefois qu’il est parfois difficile de lire ces graphiques dans Numérologie, car les indications sont écrit en petites corps. Quant au graphique lui-même, il n’est pas toujours évoqué et ni expliqué dans le texte courant du livre.
Mais là n’est pas la question. L’intérêt de Numérologie réside dans l’amplitude des réponses qu’il propose au travers d’une approche économique et chiffrée de la discipline. Des réponses qui devraient intéresser la plupart des auteurs, des lecteurs et des gens qui participent à l’écosystème de la bande dessinée.
Indéniablement, nous nous trouvons en ce moment dans une période de transition : celle de la révolution numérique, qui bouscule à la fois nos habitudes de consommation, nos habitudes d’approche de l’objet littéraire, nos pratiques de commercialisation du livre et en conséquence les revenus que nous estimons pouvoir en obtenir. Il nus est difficile d’imaginer et de percevoir à quel point cette révolution numérique bouleverse des registres qui nous semblent appartenir au domaine de l’artistique, de l’auteur, du lecteur. Autrement dit, elle remet en question des domaines qu’ont ne considère pas comme relevant de la sphère numérique, de l’ordinateur ou de quoi que ce soit de cet ordre. À mon avis, nous avons là un des aspects forts intéressant de ces livre, au travers de la synthèse à laquelle il procède (c’est un livre de synthèse — Xavier Guilbert ne procède de lui-même à aucune enquête, aucune étude. Il se contente, j’allais dire — le terme est mal choisi — de rassembler l’ensemble des enquêtes disponibles, et d’en tirer une analyse avec l’intelligence de ne pas s’engager dans une démarche prospective). Je cite par exemple la fin de ce qui me semble être l’introduction : « Au cœur des interrogations se trouve la question de l’édition de bande dessinée, dont le fonctionnement reste empreint de l’héritage des journaux de bande dessinée, mais qui doit désormais s’adapter à une réalité économique plus proche de la situation de la littérature. » On voit bien ici ce qui est questionné : quel est le paradigme qui est en train de changer dans la bande dessinée, et en quoi le changement de ce paradigme va-t-il impliquer des modifications dans la rémunération des auteurs, mais aussi dans la nature même de l’œuvre telle quelle est créée.
On trouve encore, dans Numérologie, des remarques passionnantes sur la façon dont on publie des manga. Xavier Guilbert explique très bien en quoi il est tout particulièrement intéressant de publier les premiers numéros d’une série qui en comporte soixante, et à partir de quel moment l’éditeur commence à ne plus vraiment gagner d’argent avec cette série. Ce type de considérations a évidemment des implications sur l’économie de l’éditeur, et donc sur la chaîne de production, lorsque l’auteur se trouve lui-même est en prise avec des questions comme celle-là.
Je vous cite quelques passages que j’ai choisis sur les grands éditeurs européens. Passages surprenants, en tous cas en ce qui me concerne. Concernant Media-Participations, par exemple, on apprend en lisant ce livre que  « positionné très tôt sur le segment du manga […], Média-Participations contrôlait alors près d’un tiers de ce marché en particulier, en s’appuyant sur un trio issu du Shônen Jump : Naruto — Shaman King — Yû-Gi-Oh ! » Autrement dit que le franco-belge (car Média-Participations est par excellence l’éditeur de la bande dessinée franco-belge) contrôle le tiers du marché du manga, et que le tiers du marché du manga, c’est trois titres ! Il est tout à faire remarquable d’observer qu’il s’agit de marchés extrêmement serrés, sans diversité.
La remarque touchant Média-Participations se décline à Glénat : « situation unique sur le marché : Glénat, éditeur historique de bande dessinée créé en 1969, est aujourd’hui avant tout un éditeur de manga. » Et oui, Glénat est avant tout un éditeur de manga. Le manga représente 60 % de ses ventes annuelles. Ceci permet de comprendre les mouvements que nous pouvons observer par ailleurs concernant la création, les conséquences pour les publications et pour les auteurs.
Une dernière citation , et qui concerne le rapport entre les journaux et les éditeurs : « À vingt ans d’intervalle, le lancement de L’Écho des Savanes et la création de L’Association illustrent symboliquement cette mutation : hier, les auteurs désireux d’affirmer un nouveau regard sur la bande dessinée fondaient un magazine ; aujourd’hui, c’est une maison d’édition. » On voit ainsi comment l’étude économique des chiffres apporte un éclairage précieux au transformations qui affectent la création elle-même, et son approche par les artistes eux-mêmes..
La lecture de ce livre vous intéressera bien au-delà de la seule analyse des chiffres : tout-à-l’heure, Florian évoquait la bande dessinée en disant : « ce que j’aime dans la bande dessinée, c’est que c’est à la fois un art populaire et un art élitiste. » Voici ce qu’en dit Xavier Guilbert de son côté : « le portrait du lecteur-type qui émerge de l’étude sur le lectorat de la bande dessinée, réalisée en 2011, révèle une pratique culturelle ancrée dans les catégories socio-professionnelles supérieures, dans un contexte global de désaffection progressive de la lecture. » La bande dessinée n’est pas un art populaire. Peut-être que les gens qui la font pensent que c’est un art populaire, mais ceux qui la lisent, ce ne sont pas des gens qui viennent du peuple, plus aujourd’hui en tout cas.

Florian Rubis : Cela dépend de quel type de bande dessinée : peut-être concernant le franco-belge, cela reste moins prononcé pour le manga ou les comics

Renaud Chavanne : Il s’agit de la bande dessinée d’aujourd’hui. Enfin, je suis content de voir que ce livre amène des réactions de surprise.

Sylvain Insergueix : On le savait déjà. Ce sont des données qui sont disponibles depuis très longtemps.

Xavier Guilbert (dans la salle) : C’est vrai. D’ailleurs, quand on lit par exemple les dossiers annuels de Livres-Hebdo, on trouve, dans la bouche des éditeurs, beaucoup des observations que je fais dans le livre. Mais avec un ton et des conclusions très différents des miens. Beaucoup de choses sont connues (et encore… ). Mais le fait de les réunir est à mon sens important. De plus, il y a beaucoup de données qui existent, mais il n’est pas forcément facile de les trouver. Tout le monde n’a pas la possibilité d’aller chercher le rapport d’enquête réalisé par l’IFOP en 1994 pour le compte du Festival d’Angoulême, dans lequel il est déjà écrit noir sur blanc que la bande dessinée s’adresse à un public plutôt supérieur.

Renaud Chavanne : Mais dans la bande dessinée, ce type de remarque correspond à un discours qui est souvent fondateur.

Sylvain Insergueix : Le discours, il est idiot depuis longtemps. Le discours des éditeurs est un discours purement économique, qui cherche à rencontrer les médias. Ils l’ont réussi en Belgique, ils l’ont raté en France.

Renaud Chavanne : Je répète que ce livre s’attache à regrouper l’ensemble des études qui sont disponibles depuis plus de dix ans, et à dresser un certain nombre de portraits de la profession, qui peuvent être des portraits économiques ou financiers, mais qui peuvent aussi nous donner des indications utiles. En ce qui me concerne, je n’avais pas idée du caractère populaire ou non de la lecture de la bande dessinée. Mais je passe mon temps à lire des préfaces, comme par exemple celle de la première édition de l’Art Invisible de Scott McCloud chez Vertige Graphic, où un grand auteur [Uderzo] nous expliquait que ce n’était pas la peine de s’intéresser à tout ça, que de toute façon la bande dessinée est une grande discipline populaire, etc.

Sylvain Insergueix : Mais parce que lui gagne beaucoup d’argent, donc il conclut que le fait qu’il gagne beaucoup d’argent c’est populaire.

Manuel HirTZ : C’est normal, à l’époque, c’était vrai.

Renaud Chavanne : Oui, mais cette préface ne date pas des années 1950 ou 1960…

Xavier Guilbert : Pour en terminer avec la question du lectorat, une grande étude a été faite en 2011 par le Ministère de Culture et de la Communication. Un ouvrage va sortir aux éditions de la BPI en exploite plus avant les résultats, résultats qui jusqu’à maintenant n’avait fait l’objet que d’une note de synthèse. Les chercheurs y abordent tout ce qui a trait au profil des lecteurs, mais également ce qui concerne transmission entre les générations. On y trouve énormément de choses très intéressantes.

Sylvain Insergueix : Je voudrais rajouter une chose. Depuis très longtemps, les acteurs culturels dans ce pays se targuent de n’être que des acteurs culturels. Ils refusent absolument de considérer qu’ils sont aussi des commerçants, et j’évoque ici aussi mes amis libraires. Il y a 17 ans nous avons fondé un réseau, qui s’appelle aujourd’hui Canal BD, en nous appuyant sur ce principe que nous sommes des acteurs culturels mais également des commerçants. Les analyses que l’on retrouve à chaque fois que sort un nouvel ouvrage — et dans la lecture il y a beaucoup d’analyses qui portent sur le lectorat — nous donnent à chaque fois raison, corroborant les retours terrain que nous faisons remonter. Le phénomène économique n’est pas dissocié du phénomène culturel.

Renaud Chavanne : Pour conclure notre Revue de littérature, je voudrais que Harry nous dise très rapidement un petit mot du livre d’Ann Miller : The French Comics Theory Reader. Ann était parmi nous hier après-midi lors d’une séance entièrement consacrée à la bande dessinée anglaise.

Harry Morgan : C’est donc un livre pour les lecteurs anglophones. Il s’agit d’une compilation, d’une anthologie, d’une introduction — ce sont des pièces détachées — de textes théoriques français. En anglais, cela devient la « French Theory« , qui prend comme point de départ les années soixante et un texte de Francis Lacassin. C’est-à-dire la génération de ceux que l’on a appelés les exégètes de la bande dessinée, et qui court jusqu’à la période contemporaine. On trouvera naturellement les auteurs primordiaux comme Thierry Groensteen, on trouvera aussi des petits, des obscurs et des sans-grades, comme moi-même ou mon complice Manuel Hirtz. Evidemment, ce genre d’entreprise met en valeur le travail de l’anthologiste et du traducteur : un tel ouvrage s’évalue à l’aune de la pertinence des choix effectués, et en l’occurrence je trouve qu’il est très bon. Je pense que l’ouvrage est destiné de façon principale à des étudiants en culture ou en littérature française, et ils auront effectivement avec ça leur feuille de route. Ils auront lu l’essentiel, et ils pourront prolonger les recherches à bon escient.

Renaud Chavanne : Merci beaucoup pour votre présence pour cette troisième Revue de littérature. Nous vous donnons rendez-vous l’année prochaine pour la revue de littérature du SoBD 2015, les 4, 5 et 6 décembre prochains.

Dossier de en septembre 2015