[SoBD2016] Commentaire de Planche : Florence Cestac

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Le Commentaire de planches est une des rencontres traditionnelles du SoBD. Chaque année depuis six ans, des artistes, des chercheurs, des critiques et des journalistes choisissent une planche de bande dessinée et la commentent. Analyse de la composition, remise en contexte, précision concernant l’auteur, exposition des particularités du dessin, mise en évidence d’un motif remarquable, commentaire du mode de production voire fantaisie se laissant porter par la contemplation d’une belle chose : il existe mille et une façon de parler de la bande dessinée, et chaque année le SoBD en propose quelques-unes, vivantes et joyeuses. Ces commentaires sont ensuite retranscrits et rediffusés sur du9. En attendant l’édition 2017 du SoBD, et ses nouveaux commentaires de planches auxquels vous pouvez assister gratuitement si vous êtes francilien, voici ce que disait… en décembre 2016, Jeanne Puchol d’une page de La véritable histoire de Futuropolis, de Florence Cestac.

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Comme il me revient la lourde tâche de finir à la fois cette conférence mais aussi de clôturer l’édition 2016 du SoBD, j’ai choisi une planche de La véritable histoire de Futuropolis de Florence Cestac. L’album est sorti en 2007 chez Dargaud. En voici la couverture. Il me revient en mémoire une anecdote à ce propos : j’avais rencontré Florence au moment où elle était en train de travailler sur cet album, elle m’avait montré quelques pages et elle m’avait dit « Oh là là, on va en vendre 200 exemplaires ». Je crois que la suite lui a donné tort, heureusement.

Je vais commenter la planche 64, qui est la page 66 de l’album, en commençant par la petite remarque traditionnelle sur la structure de la page qui est un quasi gaufrier. Bon, Florence ne sait pas se servir d’une règle ni d’une équerre, on a donc un gaufrier un peu irrégulier, de neuf cases quasi identiques, mais pas tout à fait quand même, comme le montre ce schéma.

Détaillons les personnages, par ordre d’apparition sur la planche. Dans la première case, nous avons Harry Mickson, Florence Cestac et le ratier, trois personnages dans une seule case. Plus loin dans la planche, nous trouvons Edmond Baudoin ; il avait les cheveux un peu longs, il était mal rasé à l’époque et il a toujours l’accent chantant de Nice (« Bonjour jeunes gens »). Enfin, dernier personnage et non des moindre à apparaître sur cette planche, Étienne Robial lui-même. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu Étienne Robial avec des chemises à pois, mais par contre l’amour vache, oui, ça… « Qui aime bien châtie bien », « c’est pas terrible ce que tu fais », ça je m’en souviens très très très bien. Précisément, si j’ai choisi cette planche, c’est parce qu’il y est question de la collection « Maraccas », créée en 1981. Collection qui a accueilli mon premier album en 1983. J’ai également choisi cette planche parce qu’Étienne Robial m’a offert l’album de Baudoin, Les sentiers cimentés, dont il est question ici et qu’il commente de manière tout aussi rugueuse avec un « c’est pas terrible ce que tu fais, mais ton bouquin je vais quand même le faire, parce qu’il y a une case qui est bien. Je vais en faire la couverture ». Regardez (je n’ai pas fait de scans, parce que c’est fastidieux. J’ai fais des photos avec mes gros doigts. Ça va beaucoup plus vite et c’est plus authentique). Vous voyez que j’ai pieusement conservé l’autocollant épouvantable collé sur l’album en 1982, qui bousille complètement la couverture (sans dire qu’il a souffert du temps). Enfin bref, vous pouvez constater que j’ai plein de documents chez moi. Tout ça, je ne l’ai pas trouvé sur Internet, mais bien dans ma bibliothèque.

Revenons à la page 66, planche 64 de l’album, c’est-à-dire à la fameuse couverture des Sentiers cimentés dont il est question ici, mais aussi sur le personnage d’Harry Mickson. Je vais vous parler de ce que je trouve le plus remarquable dans cette planche, à savoir les procédés narratifs qui sont à l’œuvre. Je n’ai pas pu assister aux autres conférences où Florence Cestac était présente durant ce week-end du 6e SoBD, mais je suppose qu’il a déjà été question d’Harry Mickson. Pour ceux qui, malgré cela, ne savent pas qui est Harry Mickson, je précise que c’est une espèce d’hybride entre Harry Dickson, détective, et Mickey. Vous savez que nous autres auteurs de bande dessinée, nous sommes des dessinateurs de petits Mickeys. En préparant cette présentation, à relire cette planche à plusieurs reprises, je me suis rendu compte que Harry Mickson, ici en tout cas, c’est un petit peu comme le Coryphée. Vous savez tous évidemment que dans la tragédie grecque, le Coryphée, c’est le chef de chœur. C’est le personnage situé au milieu de la scène, qui parle au nom du chœur. Il porte un masque et des costumes, exactement comme Harry Mickson. Franchement, c’est flagrant la ressemblance entre le Coryphée et Harry Mickson, non ?

Par ailleurs Harry Mickson est aussi le seul personnage fictif, puisque les autres personnages (Florence Cestac, Edmond Baudoin ou Étienne Rodial), c’est que du vrai, de l’authentique, du vécu. Même le ratier, le chien. Cette planche est étonnante aussi pour ça.

Vous savez sans doute qu’Harry Mickson est un des héros récurrent de Florence : je montre à nouveau un livre de ma collection, en l’occurrence Les vieux copains pleins de pépins, un ouvrage au titre programmatique, où l’on trouve Harry Mickson, occupant de la même façon la place du seul hybride au milieu de personnages plutôt humains. Dessinés à la Florence, certes, mais tout de même des humains.

Harry Mickson est le héros récurrent de Florence, mais il a aussi été la mascotte des éditions Futuropolis. Autre pièce rare de ma collection, cet album consacré au Mickson BD Football Club en apporte la preuve. Quand j’utilise le mot mascotte, je raconte pas des blagues : il y a eu un club de football qui s’appelait « Mickson BD » et auquel appartenait quand même Bilal, Cabanes, Éberony, Gauckler, j’en passe, et des meilleurs. Il faut dire qu’ils se prenaient des pilées régulièrement en rencontrant les équipes locales à l’occasion de différents festivals de bande dessinée. On me contredira si je me trompe, mais il me semble bien qu’en général ils y allaient pour prendre la pâtée. C’était quand même très courageux.

Poursuivons en observant les procédés narratifs à l’œuvre dans la planche. Harry Mickson assure les transitions, et dialogue avec la narratrice, Florence Cestac. Dans les quatre premières cases, les deux personnages sont présents, et Harry Mickson commente avec gaité et entrain (car c’est un petit personnage joyeux), les explications de Florence Cestac à propos de la fameuse collection Maraccas (« parce qu’il y a des petites choses étranges à l’intérieur qui font beaucoup de bruit quand on les agite »). Le rôle narratif de Harry Mickson, dans ces quatre premières cases, consiste à dialoguer avec Florence (c’est ce qui permet de le comparer au Coryphée) simplement afin que l’exposé de celle-ci sur la collection Maraccas soit plus vivant. Mais à partir de la cinquième case, le coryphée Harry Mickson s’efface pour laisser place au récit d’une anecdote qui va occuper les cinq cases suivantes. Dans les premières cases de ces cinq cases, Cestac disparaît aussi (enfin le personnage qui la représente, ne confondons pas tout). Du moins à l’image, car elle est encore présente dans le narratif off des cartouches, en haut des cases (« Le deuxième fut Les sentiers cimentés d’Edmond Baudoin »). À l’image apparaît Edmond Baudoin avec son texte, « qui aime bien châtie bien etc, c’est pas terrible ce que tu fais ». Et au strip suivant, Cestac disparaît à son tour, c’est à dire que même la narration dans les cartouches disparaît pour laisser toute la place aux deux protagonistes de la scène qui nous est racontée. Pour moi, c’est un exemple remarquable de l’articulation du récit, et du récit dans le récit. Cela montre une parfaite maîtrise de ce qu’il est convenu d’appeler l’instance de narration.

Je viens de rendre hommage à la scénariste qu’est Florence, parce qu’on parle toujours de dessin, mais enfin, quand même, il faut aussi les écrire ces histoires. Du côté du dessin, justement, c’est du « big nose art » (vous savez qu’il y a eu sur le SoBD cette année une causerie entièrement dédiée à la question du gros nez). Vous pouvez voir à présent le carton d’invitation à la rétrospective à l’école Estienne il y a quelques années, autre pièce de ma collection consacrée à Florence Cestac. Vous le savez sans doute, que vous ayez ou non assisté aux autres causeries du SoBD, Florence a fait du « big nose art », de l’art du gros nez, un art à part entière. Et je pèse mes mots. En effet, si tous les personnages ont des gros nez, le même gros nez pourrait-on croire, ils sont pourtant identifiables. Identifiables, mais encore ressemblants aux individus qu’ils représentent. C’est-à-dire que dans cette planche, comme dans toutes celle de cet album, et dans tous les albums de Florence Cestac, il y a, à mes yeux de dessinatrice, une telle subtilité dans les attitudes, les expressions, un tel effet de vérité des coiffures et des détails vestimentaires, que je veux saluer, sous des dehors humoristiques, un dessin puissamment documentaire. Et d’autant plus dans un album comme celui-ci, où Florence évoque des personnes existantes, réelles.

Et attention, ce que je viens d’affirmer n’est pas si paradoxal que cela peut en avoir l’air. Et je vais en apporter la preuve avec des documents que j’ai exhumés et qui datent d’un quart de siècle. Sur cette photo, l’homme debout n’est pas Étienne Robial mais Marc Daniau, dont je regrette qu’il ne soit pas avec nous aujourd’hui. Ensuite, assise, c’est Florence Cestac. Au milieu Edmond, Edmond et son accent chantant qu’on entend pas à l’image, mais chantant quand même. Et à côté, bah, c’est ma pomme. Ma pomme d’il y a vingt-cinq ans, merci d’être indulgent. En comparant ce que nous étions et ce que Florence a dessiné, vous pouvez constater à quel point Florence est reconnaissable quand elle se représente avec un gros nez. Idem pour Edmond, même si j’admets que, dans la planche, il a les cheveux un plus longs qu’en réalité. Mais il a quand même ses gros sourcils.

Autre documents accablant, datant à peu près de la même époque, cette photo d’Étienne Robial avec à nouveau ma pomme, excusez-moi. Bon, là, il n’avait pas la fameuse chemise à pois. Il avait sorti la cravate pour je ne sais plus quelle occasion.  Et moi, j’avais la veste pied de poule. Si vous faites la comparaison avec la manière dont Étienne est représenté dans la planche que je commente, vous constaterez qu’il est ressemblant. Je sais pas à quoi ça tient, mais ça m’épate. Je ne sais pas comment elle fait Florence, c’est une magicienne : elle met des gros nez partout, et on sait qui est qui, on reconnaît invariablement les personnages.

Pour finir sur un mode totalement narcissique, puisque j’ai déjà commencé avec mes photos, je dois dire que, c’est vrai, je n’apparais pas dans La véritable histoire de Futuropolis. Je ne sais pas si je le pardonnerai un jour à Florence. Elle s’en est excusée auprès de dizaines de malheureux, comme moi, qu’elle n’a pas pu représenter dans cet album tellement c’était dense et tant il y avait à raconter. Néanmoins, elle a eu l’occasion de me dessiner. Vous allez me voir dessinée en gros nez, et juger sur pièce combien c’est ressemblant. J’exhume à nouveau un collector, absolu en l’occurrence, à savoir un numéro de Junior. C’est une revue qui a duré très peu de temps et qui était publiée par le Crédit Lyonnais (hé oui ! dans les années 80, la banque aimait très fort les auteurs de bande dessinée ; ça a bien changé depuis). Le Crédit Lyonnais avait demandé à des dessinateurs et dessinatrices confirmés de présenter un petit poulain de leur choix et de le parrainer. En l’occurrence de le marrainer. Car, oh stupeur ! « Florence Cestac présente Jeanne Puchol »… Il y avait une petite histoire courte, et surtout il y avait le dessin qui figure sur la page de gauche, que je vous ai mis là en belle définition. Je suis quand même très ressemblante ! La seule chose qui m’étonne — je ne sais pas où Florence est allée la chercher — c’est la mini-jupe à pois, parce que je n’en ai jamais eu. Mais pour le reste… Les lunettes, elles ne sont plus rondes, mais à l’époque elles l’étaient, rondes. La coupe de cheveux, rien à redire… Voilà, je suis joie, car même avec un gros nez, on me reconnaît. Et en plus, ce jour-là j’ai été admise, intronisée dans le club très fermé des gros nez.

Florence Cestac, à toi, pour la vie !

Dossier de en novembre 2017