[SoBD2016] Commentaire de Planche : Rudolph Dirks

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Le Commentaire de planches est une des rencontres traditionnelles du SoBD. Chaque année depuis six ans, des artistes, des chercheurs, des critiques et des journalistes choisissent une planche de bande dessinée et la commentent. Analyse de la composition, remise en contexte, précision concernant l’auteur, exposition des particularités du dessin, mise en évidence d’un motif remarquable, commentaire du mode de production voire fantaisie se laissant porter par la contemplation d’une belle chose : il existe mille et une façon de parler de la bande dessinée, et chaque année le SoBD en propose quelques-unes, vivantes et joyeuses. Ces commentaires sont ensuite retranscrits et rediffusés sur du9. En attendant l’édition 2017 du SoBD, et ses nouveaux commentaires de planches auxquels vous pouvez assister gratuitement si vous êtes francilien, voici ce que disait… en décembre 2016, Harry Morgan d’une page de Captain and the kids de Rudolph Dirks.

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On va continuer dans des choses très antiques mais on va passer à un sujet beaucoup plus gai, parce que je vais commenter une planche de Captain and the kids, réalisée par le créateur de cette série, Rudolph Dirks. Les Katzenjammer Kids ont été créés à là toute fin du XIXe siècle (je crois que c’est 1896) ; c’est une série qui est toujours distribuée (si vous êtes directeur artistique d’un organe de presse, vous pouvez toujours l’acheter pour la publier dans votre journal), même si je pense qu’on ne dessine plus de nouvelles planches. Cela fait donc 120 ans que cette chose-là paraît. Je ne sais pas si c’est la plus ancienne bande dessinée américaine, mais c’est certainement la plus ancienne toujours publiée. Comme on sait, elle est créée par un Germano-Américain, puisque Dirks est un immigré Allemand et alors, surprise ! surprise !, c’est aussi une bande de l’école « gros nez » dont on a abondamment parlé pendant les rencontres de l’édition 2016 du SoBD.

Cette planche arrive au milieu de la parution de la série, c’est-à-dire au milieu du XXe siècle, puisqu’elle est de janvier 1949. C’est une planche dominicale, qui est normalement publiée en couleur dans les suppléments du week-end des journaux quotidiens américains. L’intérêt à mes yeux de cette planche, c’est qu’elle résume tout –c’est-à-dire pour commencer qu’à elle seule, elle résume le système narratif de Dirks, du début à la fin (de 1896 jusqu’aux années 1960, où il commence par se faire aider par son fils). Elle résume également dans une large mesure l’histoire de la bande dessinée, en tout cas pour ce qui est du style gros nez. Enfin, elle tisse des liens facilement identifiables avec les autres arts narratifs et particulièrement avec les arts scéniques du XIXe et du XXe siècle.

Je vais prendre le parti de Renaud [Chavanne] dans un premier temps. Parlons de composition : comme vous pouvez le constater, on est devant un gaufrier, puisque la première chose qu’on peut observer c’est que toutes les cases sont similaires, soit neuf cases de même format. Mais ce format doit nous mettre la puce à l’oreille. C’est en effet le format d’une scène théâtrale, et de fait la théâtralité du propos est totalement assumée. Ce que nous voyons, c’est un ballet bien réglé, où le décor se caractérise par une certaine fixité (et notamment la fixité du point de vue — quand on reste, par exemple devant le poêle de la cuisine, l’image reste cadrée de façon identique). Le ballet bien réglé s’observe même sans lire les bulles, et relève donc pour partie de l’art de la pantomime. Les deux garnements apprennent qu’on va faire du ragoût de lapin. Ils détestent bien évidemment le ragoût ; ce qu’ils voudraient manger, ce sont des lapins en chocolat. On voit donc les garnements se déguiser en grands lapins, expédier le ragoût dans un trou et s’arranger pour que la Mama cuise des lapins en chocolat. En conséquence, quand le Capitaine et l’Astronome reviennent de leur promenade, ils se retrouvent devant des lapins en chocolat et les moutards hilares.

On peut observer de plus, dans le code des séquences d’action, une solution qui est strictement théâtrale et qu’on appelle (je crois) au théâtre le « praticable », c’est-à-dire une vraie porte ou une vraie fenêtre — autrement dit une ouverture dans le décor qui est « praticable » et par laquelle les acteurs peuvent vraiment entrer et sortir. Ce dispositif du praticable fait partie du vocabulaire humoristique de Dirks : il est toujours très important que les deux enfants puissent espionner par la fenêtre, qu’ils puissent éventuellement entrer par la fenêtre pour voler des objets dans la pièce. Il y a là un principe de communication entre un intérieur, qui est la scène, et un extérieur, qui au théâtre correspond aux coulisses ; et c’est évidemment dans cet extérieur que, chez Dirks, se manigancent les complots et les farces.

On observe d’autre part que la scène entière est basée sur l’idée du déguisement : les enfants se déguisent avec des costumes de lapins, dont on se demande bien d’ailleurs d’où ils les sortent. C’est encore une convention théâtrale, car qui dit théâtre dit déguisement. Et ça marche : la Mama est absolument convaincue d’avoir affaire à des lapins géants, qui certainement, doit-elle penser, vivent sur l’île déserte du Pacifique où se déroule l’action. Elle cède donc à leur chantage. Dans la dernière case du strip, les deux moutards quittent leur déguisement sans que personne ne le remarque : c’est également une solution théâtrale.

Théâtre aussi les rôles de composition, puisque les personnages sont le reflet de leur créateur et s’expriment dans un dialecte germano-americain qu’il faut lire à haute voix pour le comprendre. C’est réellement un mélange d’allemand et d’anglais, qui devient finalement le dialecte de l’île déserte sur laquelle vivent les protagonistes (comme ils ne sont pas au contact d’autres Américains, ils sont bloqués au premier stade de leur acculturation).

Et puisque je parle de germanité, venons-en maintenant au traitement graphique, et là on résumera les choses en disant que la germanité passe par la rotondité. Tout dans cette bande est rond, de la même rotondité que celle des gros nez. Il y a là quelque chose d’absolument germanique. Dans la dernière case de la bande, les personnages ne se ressemblent plus, en particulier le gamin qui a les cheveux noirs (je ne sais jamais lequel est Hans, lequel est Fritz). Ce personnage qui graphiquement n’est plus qu’une collection de petites courbes a l’air tellement content dans sa dévoration du lapin en chocolat qu’il ne ressemble plus à un personnage de bande dessinée américaine, et certainement pas à un personnage de bande dessinée de 1949. Pour une raison dont le dessinateur n’a pas dû lui-même se rendre compte, le personnage ressemble à une caricature germanique du XIXe siècle, pour ne pas dire à un dessin de Wilhelm Busch lui-même, puisque tout le monde sait que Hans et Fritz, les deux gamins de Dirks, sont inspirés de Max et Moritz, les personnages de Busch.

Regardons l’image de Busch que je projette à présent et comparons-là avec la dernière case de la planche de Dirks : c’est une image de ce type que Dirks a en tête quand il dessine cette dernière case. J’ai pris presque au hasard cet extrait de Busch dans mon gros volume de Wilhelm Busch destiné aux familles, publié d’ailleurs vers la même époque que la bande de Dirks puisque c’est une publication des années de reconstruction[1]. C’est pareil ! C’est exactement pareil. Vous voyez là un style rond, un décor domestique caractérisé par cette qualité typiquement allemande de confort et de bien-être qu’on appelle la Gemütlichkeit. Observez dans les deux images, celle de Wilhelm Busch et celle de Rudolph Dirks, la convention qui consiste à donner du relief à l’image en mettant de fines hachures sur le fond de la case, ce qui est parfaitement cohérent chez Busch avec le fait que tout ça est gravé sur bois. Mais ce qui est complètement incongru chez Rudolph Dirks. Il y a là une espèce d’atavisme graphique qui, moi, me laisse pantois.

Et maintenant, pour finir, je vais prendre le contre-pied de tout ce que je viens de raconter. Regardons la dernière case. Nous sommes en 1949, au milieu du XXe siècle. Hans et Fritz se déguisent en grands lapins. J’ai dit qu’ils sont étroitement liés à la germanité et au XIXe siècle, seulement ils évoquent aussi très fortement Max, le petit garçon de Maurice Sendak dans Where the Wild Things are (Max et les Maximonstres, 1963). Si vous vous souvenez bien, Max, lui, a un costume de loup, dans cet album pour enfants. Il revêt ce costume grâce auquel il parvient à dominer les monstres de l’île des Maximonstres. On a l’impression d’un retour à la planche de Rudolph Dirks, comme si cette planche était suspendue au milieu de l’iconosphère nord-américaine, qu’elle récapitulait tout ce qu’on a eu depuis l’apport des immigrés allemands, mais qu’elle préfigure déjà tout ce qu’on verra, y compris cette petite révolution dans l’illustration enfantine qu’est l’œuvre de Maurice Sendak. Si une chose pareille ne vous étonne pas, c’est que rien ne vous étonne.

Notes

  1. Il s’agit du double volume de Wilhelm Busch mis en œuvre par Rolf Hochhuth, paru chez Bertelsmann en 1959.
Dossier de en octobre 2017