[SoBD2016] Commentaire de Planche : Wilhelm Schulz

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Le Commentaire de planches est une des rencontres traditionnelles du SoBD. Chaque année depuis six ans, des artistes, des chercheurs, des critiques et des journalistes choisissent une planche de bande dessinée et la commentent. Analyse de la composition, remise en contexte, précision concernant l’auteur, exposition des particularités du dessin, mise en évidence d’un motif remarquable, commentaire du mode de production voire fantaisie se laissant porter par la contemplation d’une belle chose : il existe mille et une façon de parler de la bande dessinée, et chaque année le SoBD en propose quelques-unes, vivantes et joyeuses. Ces commentaires sont ensuite retranscrits et rediffusés sur du9. En attendant l’édition 2017 du SoBD, et ses nouveaux commentaires de planches auxquels vous pouvez assister gratuitement si vous êtes francilien, voici ce que disait… en décembre 2016, Renaud Chavanne d’une page du numéro du magazine allemand Simplicissimus daté du 11 novembre 1896, intitulée « Umsönst » et dessinée par Wilhelm Schulz.

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Je vais vous parler d’une page qui est plutôt ancienne.

Je suis très heureux de revenir parler dans cette conférence. Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de le faire. C’est une rencontre, comme la précédente, que nous tenons depuis quasiment le début du salon et j’étais intervenu lorsqu’elle s’est tenue la première fois pour commenter une planche de Chris Ware. Depuis, je n’ai pas eu l’occasion de tenir ici un nouveau commentaire, car je suis très occupé par le salon. Je suis vraiment très heureux, cinq ans après ma première intervention, de revenir vous parler d’une page que je trouve tout à fait extraordinaire.

C’est une page d’un auteur allemand de la fin du XIXe siècle : Schulz, Wilhelm de son prénom (rien à voir avec le Charles des Peanuts). Elle est parue dans Simplicissimus, l’un des grands périodiques allemands de dessin, né à la fin du XIXe et qui s’est éteint au milieu du XXe peu après la guerre, parce qu’il s’était fait le thuriféraire de l’idéologie nazie. Il a donc disparu après la défaite des Allemands. La couverture de ce magazine, duquel la planche est extraite, est déjà un dessin de ce Wilhelm Schulz. C’est un superbe dessinateur. Voici quelques pages de ce magazine Allemand… [Illustrations 01 et 02] Tout ça est accessible librement sur Internet. On trouve ces pages avec une résolution suffisante pour pouvoir les regarder d’assez près, c’est vraiment une ressource formidable de notre XXIe siècle.

Sur cette page [Illustration 03], j’attire votre attention sur le fait que la composition du dessin est strictement calée sur la composition du texte. Vous avez vu à la page précédente les trois colonnes de texte. Ici, le dessin avec les personnages et la partie rimée à droite (tout ça est en allemand), vient s’aligner sur la composition du texte qui est sous-jacente. C’est à mon avis un point assez important dans l’étude de la forme dans la bande dessinée, laquelle est souvent probablement dictée, conduite, par une forme sous-jacente, spécifique au magazine, une sorte de chartre graphique qui s’impose à l’ensemble des publications du périodique.

Je ne parle pas allemand. Pour que ce commentaire puisse être complet, il mériterait une étude approfondie du texte de l’ensemble de ce numéro du magazine, et probablement également sur plusieurs numéros, afin de savoir quelle tonalité générale qui en ressort. Probablement quelque chose d’assez sarcastique.

Manuel Hirtz : C’était le grand quotidien libéral du temps, humoristique. Un équivalent, je dirais, de ce qu’était Charlie Hebdo chez nous dans les années soixante.

Tu interviendras à nouveau tout à l’heure, s’il te plaît, parce qu’il y a des points sur lesquels je suis toujours dans l’expectative concernant la planche que je vais commenter. En attendant, en voici une autre [Illustration 04] dont la forme est assez classique, ce que j’appelle des formes régulières, où toutes les cases ont la même dimension, et qui nous montre quelque chose… est-ce que c’est libéral ou pas ? Je ne sais pas. Quelle est la signification du titre, s’il te plait ?

Harry Morgan : « Émancipation dans le poulailler. »

J’avais deviné sans parler l’allemand. L' »émancipation dans le poulailler », cela signifie que c’est le coq qui couve et que les petits le suivent les uns derrière les autres. Je ne sais pas si c’est libéral, je ne sais pas dans quel sens il faut l’entendre. Mais quand je vois ça de mon œil du XXIe siècle, dans un SoBD 2016 que nous avons voulu structuré par le fil conducteur de la thématique féminine (elle traverse tout le salon avec une invitée d’honneur, des plasticiennes qui proposent l’exposition « So Woman ! », des conférences, etc.), je ne sais pas si cette page est vraiment libérale. Il y a une ambiguïté, que je ne lève pas, car je n’en suis pas capable. Je me contente d’attirer votre attention. Et j’arrive enfin à cette page absolument extraordinaire de Wilhelm Schulz [Illustration 05], que j’ai découverte il y a très longtemps sur Coconino World, un site Web qui a contribué à nous faire redécouvrir des bandes dessinées, notamment de la fin du XIXe.

Harry Morgan : Le titre pourrait se traduire par « Tout ça pour rien. »

Oui, « Umsonst » peut se traduire par « pour rien », avec toutes les nuances qu’on peut avoir en français. Je vais m’attarder sur cette page, notamment pour une étude de la composition, puisque c’est ça que je sais faire.

J’ai essayé de ramener les couleurs de cette page, en étant un peu violent… [Illustration 06] J’ai fait un point blanc/point noir sur Photoshop, de façon à faire ressortir ce qui avait disparu avec le jaunissement du papier. Probablement ai-je été excessif, puisque la lumière que vous voyez dans la première case en haut peut paraître du matin, d’aurore, alors que le contexte nous signale plutôt un crépuscule.

On voit donc une femme qui quitte son enfant, descend dans la rue, rencontre un homme, passe un moment dans les bras de cet homme, remonte et trouve à sa place la mort qui l’attend. On comprend de ceci que son enfant est décédé dans l’intervalle.

La composition est totalement élastique : les cases changent de largeur, changent de hauteur, les bandes changent de hauteur aussi. Une composition qui s’oppose formellement à celle d' »Émancipation dans le poulailler ». À la fin du XIXe siècle, les deux systèmes d’organisation des pages [compositions régulières et compositions rhétoriques] existaient de façon totalement aboutie. En effet, quand on observe cette planche de Schulz, on n’a pas l’impression d’être en face d’un dessinateur débutant qui tâtonne et qui cherche des solutions. Nous contemplons le travail de quelqu’un qui maîtrise totalement son art. Ceci me permet de signaler que les études de la composition, à l’instar de la plupart des études d’art, ne doivent pas se faire dans une logique progressiste. On peut observer des manières de faire très abouties qui existent et qui se côtoient depuis très longtemps.

Cette page de Schulz est composée d’une façon remarquable [Illustration 7]. Un axe horizontal, aligné sur les figures des personnages, structure toute la page en deux parties. Il est complété de deux raccourcis. Le premier, absolument extraordinaire, est un raccourci métaphorique et qui raconte en trois cases ce qui se passe dans cette page. Votre regard peut balayer cette page en biais, en suivant ce raccourci : vous verrez alors la femme regardant son enfant, puis le moment où elle est avec l’homme et enfin le dernier temps où la mort a pris sa place. En trois images successives, l’ensemble du discours, du propos de cette page est résumé de manière saisissante. À l’opposé, sur l’autre diagonale, un raccourci qu’on peut appeler narratif : on observe sur la femme qui descend, puis la femme qui remonte l’escalier et entre les deux, ce moment qu’elle passe avec l’homme.

J’attire votre attention aussi sur le fait qu’à chaque fois que votre œil change de bande, c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’il opère un mouvement vertical, on vous montre un personnage qui effectue également un même déplacement vertical. Autrement dit, il y a une adéquation entre le mouvement du personnage et le mouvement de votre œil quand vous lisez cette page. Cette adéquation qui accompagne votre lecture, appuie le sens qui émane de la construction des images. Ceci étant dit en sachant que ces deux petites cases presque carrées, à la fin de la première bande et au début de la dernière, où l’on voit la femme descendre et monter l’escalier, ne sont pas indispensables. Sans elles, on comprendrait à peu près la même chose à ce récit. Ces cases sont un ajout d’ordre formel, qui vient en quelque sorte souligner le propos qui est tenu dans cette page.

Au milieu de tout ça, se trouve la chose problématique, c’est à dire cette femme avec cet homme.

Je ne vous l’ai pas encore signalé, mais vous l’avez peut-être vu : il y a des choses qui nous étonnent dans cette page. D’abord on ne sait pas très bien ce que fait cette femme : est-ce qu’elle se prostitue ? Ou est-ce que c’est juste un moment de plaisir qu’elle passe avec un homme ? On ne voit pas d’échange d’argent, de transaction entre la femme et l’homme. Peut-être le contexte général du magazine permettrait-il de nous éclairer sur ce qui nous est dit ici. Autre chose qui m’étonne ici, avec mes yeux de lecteur de la fin du XXe / début du XXIe siècle, c’est l’opposition entre d’un côté cette femme, qui somme toute est bien habillée, de façon élégante, avec un chapeau à plume, un grand manteau et puis, de l’autre, cet enfant qui est dans la misère. Peut-être une sorte de propos idéologique mettant en contradiction la position de la femme avec celle de l’enfant. Et puis évidemment, de l’homme on ne nous dit rien ici. Il apparaît juste, il est vu quelques instants, il n’est jamais remis en cause. Dans cette page, la figure de la femme est seule mise en accusation, par le biais de l’enfant. L’homme lui, qu’il soit client d’une prostituée ou quelqu’un qui veut passer un bon moment, n’est en rien en cause.

La page présente également une très belle opposition entre horizontalité et verticalité [Illustration 8]. C’est une opposition qui nous est très familière. La verticalité de la bande centrale, soutenue par les figures des lampadaires, c’est la verticalité de l’instant. Un instant dont on ne sait pas s’il est de travail ou de bonheur (en tout cas moi je ne sais pas), mais un instant qui est éphémère, le petit moment cette femme va passer avec un homme. Il s’oppose à l’horizontalité des premières et des dernières images, qui, elles, représentent un temps qui dure, long comme un jour sans pain, le temps de la misère.

Et les deux petites vignettes carrées de la fin de la première bande et du début de la dernière forment comme une parenthèse ; elles nous permettent de passer d’un temps à l’autre.

Ce qui nous est dit ici, c’est qu’on ne peut pas sacrifier contre quelques instants de bonheur, la difficulté, la rudesse d’une vie de misère qui dure. Cette femme nous est montrée comme étant punie par la mort de son enfant pour les quelques instants de bonheur ou de travail qu’elle a pris. C’est toutefois un avis personnel, avec une certaine réserve, car je pense que seule une lecture plus globale du journal nous permettrait d’avoir une intelligence complète de cette page.

Pour conclure, je dirais que cette page, qui date de 1896, qui a bientôt 150 ans, ne peut pas réellement être admise par un œil moderne. Il est difficile de s’accorder aujourd’hui avec le propos qui semble s’en dégager. Et pourtant, c’est aussi une page d’une modernité incroyable. Elle ne pose aucun problème de lecture à un œil d’aujourd’hui. Elle atteste qu’à la fin du XIXe siècle, on savait déjà très bien composer des pages de bande dessinée d’une grande complexité.

Dossier de en novembre 2017