[SoBD2016] Revue de littérature

de

Renaud Chavanne : Bonjour. Nous ouvrons la 5e revue de littérature. Cette table ronde est une rencontre traditionnelle du SoBD, qui a été initiée dès la deuxième édition du salon. Il s’agit donc d’une des rencontres fondatrices de notre événement. Nous poursuivons ainsi le commentaire, engagé il y a cinq ans, des ouvrages sur la bande dessinée qui sont parus dans l’année. Je vais commencer par un petit tour d’horizon initial, puis nous vous parlerons du prix que nous avons décerné hier avec la revue Papiers Nickelées, et enfin nous passerons à la présentation d’un certain nombre d’ouvrages sur la bande dessinée.

Cette année nous avons comptabilisé environ 80 livres parus concernant la bande dessinée et le patrimoine graphique. Certains titres nous ont échappé, en dépit de notre recension attentive, comme par exemple Lire Quino, un livre paru dans la collection Incono-texte des Presses Universitaires François Rabelais et dont l’autrice, Claire Latxague, est présente sur le salon. C’est elle-même qui m’a signalé ce livre.
80 titres, c’est plus que l’année dernière. Cela montre que la production de ces livres est toujours abondante. Cette année, je les classerai en trois grandes catégories : d’abord les ouvrages universitaires. Si vous étiez avec nous l’année dernière, vous vous souvenez peut-être que j’avais déjà insisté sur ce type d’ouvrages. Les écrits universitaires sur la bande dessinée sont plutôt récents. Bien entendu, il existe des ouvrages anciens. Tout le monde connaît le vingt-quatrième numéro de la revue Communications, qui remonte aux années soixante-dix. C’était déjà… de la communication universitaire. Mais depuis quatre ou cinq ans, ces titres se sont multipliés. De nombreux colloques sont organisés dans les universités, et beaucoup font l’objet d’actes. Cela produit une littérature qui mérite l’attention. On a vu ainsi apparaître une vingtaine d’auteurs dont on peut suivre les travaux avec intérêt. Ce sont la plupart du temps des auteurs qui n’ont à leur actif que des articles, pas encore de livre témoignant d’une recherche aboutie, mais tout cela est très prometteur. Nous allons vous parler de trois ouvrages qui rentrent dans cette catégorie.
Autre catégorie, les écrits qui ressortent de ce que nous appelons la « littérature de fan », c’est-à-dire une littérature qui est le fait d’amateurs extrêmement connaisseurs d’une partie de la discipline. L’année dernière nous avons récompensé dans cette catégorie l’ouvrage de Jean Depelley sur Jack Kirby, une biographie colossale consacrée au dessinateur américain. Nous avons vu paraître plusieurs livres cette année qui entrent dans cette catégorie. Nous vous parlerons par exemple du Bob Dan de Philippe Aurousseau.
Enfin, la troisième catégorie d’ouvrages importants regroupe les catalogues d’expositions. Dans cette catégorie, nous évoquerons aujourd’hui L’Art de Morris. Plusieurs catalogues de très belle qualité sont sortis durant les douze derniers mois. J’attire votre attention sur ceux publiés par MEL, maison fondée par Michel Edouard Leclerc. Avait été publié en 2013 le catalogue Métal Hurlant (A Suivre), faisant suite à une exposition dédiée à ces deux célèbres titres de presse, mais la facture de ce livre laissait à désirer. Disons que la couverture avait tendance à partir un peu dans tous les sens.
Cette année, nous avons vu paraître trois ouvrages, dont l’un en deux tomes sur Mattotti, puis un consacré à Nicolas de Crécy, et l’on attend enfin un Druillet. Ce sont de très très beaux livres, permettant de découvrir l’ampleur de l’œuvre d’artistes qui ne se cantonnent pas forcément à la bande dessinée.
Voilà en gros les trois types de livres sur lesquels j’attirerai votre attention cette année.

Pour terminer cette introduction rapide, je voudrais vous signaler que nous avons quelques collections, qui, année après année, publient des ouvrages sur la bande dessinée. Il y a la collection « Mémoire vive », chez PLG ; nous aborderons le livre L’enquête sur l’art de Marc Antoine Mathieu. La maison Karthala dispose également d’une collection, « Esprit BD », d’origine universitaire (ce qui n’est pas le cas de la collection PLG qui vient de l’univers des fans, puisque PLG a été un fanzine avant d’être une collection d’ouvrages sur la bande dessinée). Quatre ouvrages sont sortis chez Karthala cette année, soit un nombre relativement important. Il faut compter également dans cette liste Les Impressions nouvelles, quoiqu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une collection, mais d’un éditeur qui publie régulièrement des titres sur la bande dessinée. Nous avons commenté des ouvrages des Impressions nouvelles les années passées, nous n’y reviendrons pas aujourd’hui. C’est un éditeur qui se consacre surtout à Hergé, quoi que non exclusivement, et qui réédite des titres qui se sont fait remarquer. Il y avait encore une collection chez Les Moutons électriques, « La bibliothèque des miroirs », qui a malheureusement cessé ses activités. Enfin, on compte encore deux collections universitaires : j’ai déjà cité « Icono-texte », mais il faut aussi évoquer « L’équinoxe », une collection de l’éditeur suisse Georg, qui n’est pas réservée à la bande dessinée, mais où l’on peut trouver quatre ouvrages de très bonne facture.
C’était un petit panorama très rapide, pour ouvrir notre Revue de littérature 2016. Nous allons poursuivre notre discussion par le prix Papiers Nickelés SoBD, qui a été décerné hier à un livre atypique, et qui ne rentre donc dans aucune des catégories que je viens de présenter : Malabar, histoire de bulles, écrit par Alain Lachartre et publié par Dupuis. Thierry Lemaire va nous en parler.

Thierry Lemaire : Malabar, lauréat 2016 du prix Papiers Nickelés SoBD est un livre écrit par Alain Lachartre aux éditions Dupuis, ce qui peut paraître un peu étrange car cette maison n’a pas vraiment l’habitude de publier ce genre de livre. La maison Dupuis publie surtout des livres sur l’histoire de Spirou, ou sur celle des éditions Dupuis. Ce Malabar, histoire de bulles chez Dupuis, c’est curieux. Un peu à la manière du livre sur Robert Dansler, Bob Dan aux éditions de l’Oncle Archibald, dont nous allons parler un peu plus tard, c’est un livre qui dresse un large panorama à partir d’un sujet qui peut sembler incongru. A le voir, on se demande ce qu’Alain Lachartre va bien pouvoir nous raconter sur Malabar… et bien le livre fait 300 pages.

Renaud Chavanne : Mais Malabar, est-ce que tout le monde sait ce que c’est ? Y a-t-il ici des jeunes gens qui n’ont jamais eu un Malabar entre les dents ?

Thierry Lemaire : Le livre commence effectivement par un historique de Malabar. On apprend ainsi qu’un G.I. américain, arrivé en France en 1944, ayant observé le grand succès des chewing-gums auprès des Français, a pensé qu’il y avait là un filon à creuser. De retour huit ans plus tard, il s’est installé dans les usines Krema et a d’abord fondé la marque Hollywood Chewing-gum (on se souvient de ce chewing-gum long, plat et vert), un produit qui a ensuite été décliné pour faire un second chewing-gum, cette fois rose et trapu, pas à la menthe… et costaud ! Il a été nommé Malabar. Tout ceci se passait à la fin des années cinquante.

Manuel Hirtz : Ce n’est pas un chewing-gum, mais un bubble-gum. C’est-à-dire qu’on peut faire des bulles avec un Malabar, ce qu’on ne peut pas faire avec un chewing-gum Hollywood.

Thierry Lemaire : Si, on peut, mais alors des toutes petites. Enfin, voilà comment tout cela a commencé : assez rapidement, au tout début même de l’histoire de ce chewing-gum — bubble-gum, pardon — ont été placés à l’intérieur des emballages de petites vignettes. C’était alors des images, un cœur transpercé par exemple, ou des anecdotes, des « le saviez-vous ? ». À la fin des années soixante est apparu un personnage blond, costaud et qui fait des bulles de bubble-gum. Il a été inventé par Jean-René Lemoing, alors maquettiste du magasine Pistolin et qui deviendra ensuite celui de Pilote. C’était un très bon ami d’Albert Uderzo. Lemoing a donc créé le personnage qui porte le nom de Malabar.
Ce personnage de Malabar a été utilisé pour faire des décalcomanies, c’est-à-dire des tatouages que les enfants se mettaient sur le bras, des vignettes à collectionner et des bandes dessinées, tout ceci étant glissé dans l’emballage du bubble-gum. Or, les auteurs qui ont réalisé les bandes dessinées en question portent des noms bien connus : on compte parmi eux, dans l’ordre chronologique, Maurice Rosy, Frank Margerin, Jean-Claude Poirier, Mic Delinx, Philippe Dupuy, Régis Loisel, Yves Chaland qui a fait des essais n’ayant pas abouti, François Avril, Ben Radis… On se rend compte qu’un certain nombre d’auteurs très connus ont fait leurs premières armes dans la publicité et notamment en dessinant Malabar. Les aventures de Malabar, qui n’ont certes pas une ambition artistique extrême, ce sont de petits récits en quatre cases pour les enfants, assurément pas du niveau d’un album de bande dessinée. Mais voilà, tous ces auteurs ont commencé par là.
L’auteur du livre, Alain Lachartre, connaît bien son sujet puisqu’à partir de 1982, il a été directeur artistique de l’une des agences de pub chargée de l’identité graphique du personnage de Malabar. Pendant plusieurs années, il a donc été au cœur de tout ça.

Renaud Chavanne : Alain Lachartre est quelqu’un de connu puisque sa fonction de directeur artistique lui a permis de faire travailler de nombreux auteurs de bandes dessinées. La publicité était une activité rémunératrice pour eux. Il a d’ailleurs publié plusieurs livres présentant les travaux publicitaires d’auteurs de bande dessinée, comme Objectif Pub en 1986, Vues sur la Ville en 2010 ou Réclames en 2013.

Thierry Lemaire : L’ouvrage est très illustré. Il ne présente pas toutes les vignettes avec le personnage de Malabar, car elle sont trop nombreuses, mais on peut tout de même en voir beaucoup. Outre les vignettes elles-mêmes, on trouve d’autres choses intéressantes dans ce livre : les publicités pleine page, en bande dessinée, qui faisaient la promotion du bubble-gum dans Spirou ou dans Tintin, les emballages, les décalcomanies, mais aussi des crayonnés de Margerin, des story-boards de spots télé, etc. Le matériel iconographique est très abondant, et il est accompagné de nombreux développements sur l’époque, sur les politiques éditoriales des agences de publicité et ainsi de suite.
Le personnage de Malabar n’existe plus aujourd’hui. Après quarante ans de bons et loyaux services, il a été remplacé par un chat, nommé Mabulle. Mais en quarante ans, il a marqué plusieurs générations d’enfants qui ont mâché les bubble-gums. L’ouvrage d’Alain Lachartre n’est pas un simple travail de recherche d’information, il profite aussi du vécu de son auteur. On y trouve de nombreux témoignages, et des interviews, par exemple avec un chef de groupe, responsable de la division chewing-gum de General Food France entre 1978 et 1986 (il a fallu aller le chercher celui-là !), ou encore avec la directrice de création de l’agence de publicité. Le livre ne se contente pas de la simple chronologie événementielle du produit, depuis les années cinquante jusqu’à l’époque actuelle. Il s’interroge aussi, entre autres, sur la psychologie du consommateur de chewing-gum, ou sur l’évolution de la charte graphique du personnage, laquelle permet d’observer les facteurs mis en avant par les différentes agences de pub chargées de la réalisation des bandes dessinées. Et ceci au rythme des changements de propriétaires du produit, passé entre les mains de Kraft et de General Food. On lira aussi les avis d’enfants interrogés à l’occasion d’un test consommateur au sujet de quatorze bandes dessinées de Malabar réalisées par Maurice Rosy, jugées par exemple trop violentes.

Renaud Chavanne : C’est un ouvrage assez complet, qui aborde à la fois l’histoire du personnage, la question de la production des bandes dessinées, de leur fabrication… Lorsqu’on a remis le prix hier, Yves Frémion signalait que Malabar, c’était cinq cent millions d’exemplaires par an. Cinq cent millions d’exemplaires par an ! C’est plus que l’ensemble des tirages de Tintin.
Lorsque nous avons décerné le prix, nous avions bien entendu d’autres ouvrages en compétition, et nous avons été surpris de constater que les votes se portaient sur ce titre-là. Mais en définitive, nous avons été satisfaits du résultat, car la bande dessinée, c’est aussi ça : un littérature qui a été bien souvent souterraine, qui est restée dans les consciences (devrais-je dire de manière insidieuse ), que tout le monde lisait sans vraiment y faire attention.

Harry Morgan : J’irai tout à fait dans ce sens. L’ouvrage a un triple intérêt : au titre de l’histoire de la bande dessinée, au titre de l’histoire de la publicité naturellement, pour tous les gens qui étudient le marketing, et enfin pour synthétiser et dépasser ces deux premiers aspects, au titre de l’histoire culturelle. C’est vraiment une plongée très intéressante dans l’histoire culturelle française vue au travers d’un produit et de sa communication. Si on feuillette l’ouvrage rapidement, ce que tout le monde commence par faire forcément puisque c’est un livre d’images, on est frappé par l’évolution entre ce que donne un René Lemoing au début (c’est un disciple d’Uderzo, ça se voit assez clairement) et ce à quoi on arrive par la suite, c’est-à-dire à un style qui est beaucoup plus passe-partout, une espèce de style rondouillard générique pour enfant, à vocation humoristique. Mais ça ce n’est un premier aperçu rapide du livre. Si on regarde mieux, on observe qu’à mesure que les auteurs se succèdent une tension tout à fait curieuse, toujours précaire, s’établit entre d’un côté l’apport du dessinateur, qui a parfois un style vraiment innovant et qui transforme en profondeur le personnage, et de l’autre les exigences de l’agence de communication, en l’occurrence Grey, qui bien évidemment applique les préconisations de son client General Food, l’entreprise d’agro-business détentrice de la marque. Et donc des arbitrages se font. Du point de vue du dessinateur, les choses sont assez claires : on lui annonce qu’il est quatre fois mieux payé que s’il fait de la bande dessinée « normale ». Ce qu’on ne lui dit pas, mais qu’il comprend assez rapidement, c’est qu’il est aussi quatre fois plus emmerdé. On le fait revenir, il faut changer, raccourcir la mèche du personnage, enlever une onomatopée, rajouter un « f » à « pfff », etc. Le dessinateur se rend compte surtout que tout ça va l’obliger à tout reprendre, ce qui signifie encore une journée de travail perdue, et ceci pour rien, ou pour pas grand-chose. Il va devoir rapporter ses planches, alors qu’il n’habite pas forcément à côté, on n’en finit pas. Malgré tout, on se rend compte que d’une certaine façon les dessinateurs ont la main, puisqu’ils arrivent à redéfinir le personnage. Le cas le plus flagrant est celui de Poirier, mais on pourrait donner aussi les exemples d’Avril ou de Margerin, qui forge son style en faisant du Malabar, c’est assez curieux à observer. Mon impression personnelle après avoir lu le livre, c’est que tout cela est beaucoup moins contrôlé qu’on ne le croit. Évidemment, du point de vue des marques, comme tout cela pèse beaucoup d’argent, il faut avoir la main sur tout, veiller à tout. Mais en réalité, une interaction, une alchimie subtile se produit, et le résultat est beaucoup moins contrôlé que les responsables des marques ne le croient. C’est somme toute plutôt une bonne nouvelle.

Thierry Lemaire : Effectivement, au niveau culturel le livre donne à voir le grand écart entre les premières vignettes dans les années soixante, qui ne présentaient pas le personnage de Malabar, qui étaient consacrées, par exemple à l’histoire du costume militaire, et, trente ans après un Malabar qui s’occupe pour ainsi dire du réchauffement climatique. On observe l’apparition des petites filles dans les bandes dessinées. C’est toute une évolution des mentalités qui transparaît. On constate également comment, en passant d’agence en agence l’identité graphique du personnage s’est délitée. C’est un peu triste, mais représentatif de la façon dont les choses fonctionnent dans certains secteurs.

Renaud Chavanne : Pour finir avec Malabar, histoire de bulles d’Alain Larchartre, j’ajouterai que c’est un ouvrage qui a été réalisé par un directeur artistique, autrement dit que c’est un ouvrage tout à fait réussi dans sa forme. Un livre appréciable et qu’on pourrait éventuellement ranger dans la littérature de fan, mais certainement pas du point de vue de sa forme.

Dossier de en décembre 2017