[SoBD2016] Revue de littérature
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Renaud Chavanne : Après avoir commenté un livre publié chez Karthala, nous allons à présent discuter d’un ouvrage édité par L’Harmattan. Je suis très content de parler d’un livre de L’Harmattan, car c’est une maison qui est décriée, souvent de manière rapide. C’est une maison qui paraît un peu mystérieuse, et je pense qu’il y a plus à en dire que de se contenter d’en évacuer les productions. En tout cas, en ce qui concerne les ouvrages sur la bande dessinée, plusieurs titres existent chez L’Harmattan. Certains n’ont pas beaucoup d’intérêt, d’autres si. Le seul livre pour ainsi dire portant sur le Maus de Spiegelman, si l’on écarte Meta Maus, également de Spiegelman, est chez L’Harmattan, et c’est un livre qui mérite la lecture. L’Harmattan peut être comparé à un éditeur universitaire dans une certaine mesure. Les universitaires ne disposant pas de capacité d’édition dans leurs établissements peuvent aller faire des livres chez L’Harmattan. On y trouve des collections entières dirigées par des universitaires qui y publient leurs étudiants.
En l’occurrence, le livre qui nous intéresse à présent a été réalisé sous la conduite de quatre directeurs : Isabelle Guillaume, Aymeric Landot, Irène Le Roy Ladurie et Tristan Martine. Tristan Martine qui a également publié cette année un autre ouvrage collectif universitaire chez Karthala : Le Moyen Âge en bande dessinée. Je signale au passage que Karthala et L’Harmattan sont deux maisons issues des mêmes fondateurs, des maisons catholiques, qui se sont scindées par la suite en raison de divergences entre ces fondateurs. On constate, au travers de ces deux livres, qu’elles sont relativement poreuses, puisqu’on peut publier la même un année des livres chez l’une et chez l’autre.
L’ouvrage qui retient mon attention, de L’Harmattan donc, s’intitule Les langages du corps dans la bande dessinée. C’est un livre qui m’a d’abord attiré par sa thématique, car il me semble que le corps est un sujet primordial dans la bande dessinée, et pourtant très peu traité. Je crois que Jean-Christophe Menu et Christian Rosset on abordé cette question dans un petit livre, Corr&spondance, un hors collection de L’Association distribué exclusivement auprès des adhérents, et qu’on ne peut donc pas trouver dans le commerce. Harry [Morgan] a également travaillé à plusieurs reprises sur cette question du corps, de façon tout à fait judicieuse, mais dans des écrits qui à ma connaissance n’ont pas été publiés non plus, et c’est malheureux, puisqu’il s’agit de sa thèse. Voici donc, enfin, un ouvrage consacré à cette question.
Les langages du corps dans la bande dessinée est un ouvrage universitaire, et en tant que tel, il respecte un certain de nombre de règles. Ces ouvrages font généralement suite à des colloques. On lance un thème, avec un appel à conférence, les chercheurs proposent une intervention. Après le colloque, on rassemble les interventions dans des actes, ce qui produit des livres comme celui dont il est question à présent. Le problème des règles qui président à ce type d’ouvrage est qu’en général elles découragent de lire le livre. Celui-ci doit s’ouvrir par une sorte d’introduction, rédigée par les directeurs de l’ouvrage, qui sont également à l’origine du colloque. Cette introduction a pour objectif d’expliquer pour quelles raisons tous ces gens, dont les interventions sont rassemblées dans le livre, écrivent dans le même sens. Cette introduction s’efforce souvent de trouver une grande cohérence entre les écrits qui composent le livre, et, évidemment, c’est faux la plupart du temps. C’est que les interventions des chercheurs ont été écrites de manière indépendante les unes des autres par des personnes qui s’intéressent à la bande dessinée, mais ne travaillent pas véritablement ensemble. En conséquence, l’introduction n’a généralement pas beaucoup d’intérêt et elle n’aide pas vraiment à comprendre ce qui suit. D’autre part, ces ouvrages universitaires ont tendance à accorder une importance excessive aux approches théoriques. Celles-ci sont donc souvent placées en début de livre, après l’introduction. Or, souvent ces démarrages théoriques sont à tomber par terre. Enfin, c’est plutôt le livre qui vous tombe des mains, soit parce que ça n’a pas beaucoup d’intérêt, soit parce que c’est particulièrement ardu à suivre, avec un jargon conceptuel pénible. Et c’est seulement alors que viennent les études de texte, où se trouve le plus souvent, à mon avis en tout cas, l’intérêt de ces livres.
Dans celui qui nous intéresse, je veux en signaler plusieurs qui ont retenu mon attention, portant sur des bandes dessinées qui méritent indéniablement qu’on s’y arrête pour les étudier, comme par exemple 676 apparitions de Killoffer. Les langages du corps dans la bande dessinée propose sur ce livre un texte stimulant de Catherine Mao, dont on a pu lire d’autres articles dans d’autres ouvrages universitaires. J’ai aussi noté une intervention de Julie Gaucher concernant Blast de Larcenet, une œuvre en quatre volumes qui a laissé peu de lecteurs indifférents, et où la question du corps est fondamentale. Cette même problématique traverse d’ailleurs à mon sens une autre œuvre de Larcenet, Le Retour à la terre, quoique de manière différente puisqu’il s’agit d’une série humoristique. Blast est de son côté plutôt terrifiant, c’est loin d’être une bonne blague. Le texte d’Isabelle Guillaume sur Fun Home d’Alison Bechdel mérite aussi la lecture, et il peut faire écho à celui que Thierry Groensteen a écrit dans Un art en expansion. Enfin, je mentionnerai encore l’article de Frédéric Ducarme sur Dragon Ball, d’Akira Toriyama, une œuvre décisive dans le manga moderne. Si vous l’avez lue, ou seulement feuilletée, vous n’avez pu manquer de vous apercevoir à quel point, tout au long des multiples épisodes de cette série qui n’en finit pas, les corps se transforment sans cesse pour devenir des sortes de montagnes de muscles envahissant tout l’espace. Il y a un rapport au corps qui est ici fondamental, et qui suinte également de toute la littérature de super-héros.
Vous devinez, à mesure que je cite certains textes des Langages du corps dans la bande dessinée, où je souhaite vous emmener : il faut reconnaître que la problématique du corps est centrale dans la bande dessinée. Qu’elle soit belge, franco-belge, japonaise ou américaine, la bande dessinée est traversée par cette question qui peut constituer un angle d’approche quasi-universel pour l’étude du 9e art. Autrement dit, il était vraiment très judicieux de faire un livre à ce sujet, et ceci malgré ses quelques défauts.
Harry Morgan : Renaud a dit l’essentiel sur cet ouvrage. Je reprendrai tout de même le début dans l’autre sens : il me semble que s’il y a dans l’ouvrage un propos construit, un fil conducteur, c’est précisément son introduction. C’est le seul endroit où on trouve quelque chose qui ressemble à une théorie générale du corps en bande dessinée, sachant que, et là je rejoins Renaud, cette théorie générale ne peut nécessairement pas être complètement développée dans le reste de l’ouvrage puisque celui-ci est composé d’une série de thématiques, qu’il est constitué de cases ou de boîtes si vous voulez, qui sont plus ou moins bien remplies selon que le propos de l’auteur colle avec le projet des metteurs en œuvre du colloque et de l’ouvrage qui en résulte. C’est un peu à la fortune du pot. Mais en général les monographies, puisque c’est de ça dont il s’agit, sont de très bonne qualité.
Comme nous ne pouvons pas ici faire que des compliments, je vais malgré tout amener une critique. Elle est très légère mais pointue. Si on lit très attentivement, on se rend compte que toutes les catégories amenées par nos auteurs relèvent de l’histoire de l’art « officiel » et non pas d’une théorie de la bande dessinée. Cela réduit beaucoup, non pas la pertinence du propos, mais l’intérêt des propositions qui sont formulées.
Je vous donne un exemple : on nous propose une opposition entre le réalisme et le rêve. Mais alors, où placer un corps déformé, comme le corps érotisé ? Les gros seins qui ont tellement fait peur aux censeurs, que nous évoquions tout à l’heure ? Et bien, les gros seins tombent dans la catégorie réalisme. Du fait de leur poids peut-être ? Voilà comment ont raisonné nos auteurs. On voit bien que cette opposition entre réalisme et rêve demande à être remise en cause, à être dépassée, car il a manifestement dans cette histoire de corps érotisé quelque chose qui est de l’ordre du fantasme, et qui n’est pas pris en compte. Si on creuse un peu plus, on se rend compte que la notion même de caricature, si elle est bien évidemment prise en compte car faisant partie des catégories de l’histoire de l’art, l’est via Töpffer, et donc à travers la notion d’expression graphique et d’expressivité, de subjectivité de l’auteur. Or, c’est très fâcheux puisque là encore la bande dessinée a proposé justement quelque chose qui relèverait d’une troisième voie, c’est-à-dire d’une caricature faisant corps, faisant sens, et qui produit des personnages tout à fait officiels et pas du tout liés à la subjectivité de l’auteur. Ainsi, Pascal Robert, l’un des auteurs parle d’ « une subjectivité dessinante ». Or, si on observe la caricature en bande dessinée, des personnages comme Bécassine, Les Pieds Nickelés, Dick Tracy ou encore Mickey Mouse ne relèvent pas d’une subjectivité dessinante. Ce sont des personnages à part entière. Un historien de l’art comme Ernst Gombrich l’avait admirablement vu. Or justement, Gombrich n’est cité ici qu’à travers Thierry Groensteen, et Thierry Goossens lui-même parle de Töpffer, mais il ne parle pas, par exemple, d’Al Capp. On repère donc là certaines limites de l’ouvrage. Plus généralement, on regrette qu’il n’existe pas dans le cadre universitaire d’enseignement spécifique de ce que nous appelons entre nous la stripologie. Il me semble que ça élargirait beaucoup les horizons de nos auteurs, lesquels, faute de cela, utilisent les catégories qu’ils connaissent. Catégories que je ne réfute nullement au demeurant.
Manuel Hirtz : Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit. J’ajouterais que ce qui frappe dans les travaux universitaires, quand on les lit depuis le début des années soixante-dix, c’est qu’il y a aujourd’hui un véritable amour des œuvres dont parlent les auteurs. Cet amour est une nouveauté. Par ailleurs, ce qui fait le défaut de l’ouvrage, à savoir qu’il est fait de bric et de broc, est aussi évidemment ce qui fait le charme de la lecture. J’ai trouvé très amusant que les auteurs parlent de bandes dessinées d’auteur qu’ils aiment, ou alors de séries qu’ils ont lues étant enfant, comme Dragon Ball et que tout à coup, au milieu de cela, on trouve une étude des bandes sportives de Pellos. Article qui déboule ici tout simplement car l’auteur est un historien du sport. Il écrit d’ailleurs des choses tout à fait pertinentes.
Renaud Chavanne : Je voudrais évoquer un point qui m’a frappé. Harry a trouvé un intérêt à la partie théorique initiale, ce qui n’est pas vraiment mon cas. En revanche, ce qui m’a frappé, c’est que les articles qui ont retenu mon attention sont dus à des universitaires qui viennent d’études littéraires, et non plus de la sémiologie. Ça change beaucoup de choses, d’abord car se sont des gens qui savent écrire. Manuel à raison de dire qu’ils écrivent sur des auteurs qu’ils aiment. Mais qui plus est, ils écrivent de façon agréable. Ils ne jargonnent pas. Enfin, pas tous, parce qu’il y a quand même un truc très rigolo de Bernard Andrieu sur la bande dessinée sado-masochiste.
Manuel Hirtz : Oh mais c’est une distraction ça, c’est amusant !
Renaud Chavanne : Bah moi, j’ai pas trouvé ça très amusant à lire (rire)… Un passage, ça va, mais vingt pages…
Manuel Hirtz : C’est un concours de radicalité comme il se fait aujourd’hui.
Renaud Chavanne : On comprend qu’il essaye de se mettre à distance d’un objet qui pose un problème… D’ailleurs, la question de la mise à distance de l’objet d’étude est aussi une conversation que nous avons a eu à propos de la rencontre intitulée « La sexualité vue par les femmes dans la bande dessinée »[1]. Mais enfin, ça produit un langage excessivement conceptuel qui est pénible. On passe énormément de temps à se demander si ça a un sens quelconque. Problème que l’on ne rencontre pas du tout dans le cas de chercheurs qui viennent de la sphère littéraire, qui pratiquent un discours fluide, plaisant à lire, où des choses surgissent de l’écriture même. Précisément parce qu’il n’y a pas de volonté préalable de se mettre à distance via des systématisations pseudo-scientifiques. Les œuvres dont il est question ne nécessitent pas cela. Enfin, voilà pour le livre Les langages du corps dans la bande dessinée, que vous trouverez sur le stand de L’Harmattan ou sur Stripologie.com si jamais il vous intéresse.
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Super contenu ! Continuez votre bon travail!