[SoBD2017] Commentaire de Planche : Hergé et la tabularité

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Depuis sept ans, le SoBD (salon de la bande dessinée au cœur de Paris) réunit chaque année artistes, chercheurs, critiques ou journalistes qui s'essayent au Commentaire de Planches. Analyse de la composition, remise en contexte, précision concernant l'auteur, exposition des particularités du dessin, mise en évidence d'un motif remarquable, commentaire du mode de production voire fantaisie se laissant porter par la contemplation d'une belle chose -- il existe mille et une façon de parler de la bande dessinée. En attendant l'édition 2018 du SoBD, retour sur quelques interventions de l'édition 2017.

La planche et les dynamiques tabulaires

Invité à commenter une planche, j’ai choisi de rapporter une petite surprise récente.
En effet, il est possible de souligner de multiples dimensions dans une planche de bande dessinée (historique, esthétique, graphique, matérielle…). Les quelques remarques qui suivent s’arrêteront à la dimension tabulaire. La tabularité est le fait qu’une planche de bande dessinée ne se réduit pas simplement à une suite de cases, mais constitue un ensemble de cases voisinant ensemble sur une page. Et un auteur peut, s’il le désire, miser sur cette dimension de co-habitation, l’investir afin de renforcer son expression, mieux supporter le récit.

Une planche de Hergé nous aidera à illustrer le propos. Mais, d’abord, un petit détour.

I. Un cas exemplaire

Soit une planche tirée d’un récit plus vaste de Theureau-Dionnet (L’ange de miséricorde). À la parcourir rapidement, on peut nettement y lire le souci de la dimension tabulaire :

– d’abord au niveau thématique.
La planche nous propose en effet un micro-récit en soi (un épisode homogène) : la fuite — la fin de la fuite. On discerne ici un souci d’harmoniser le rythme du déroulement narratif au rythme du déroulement pragmatique : celui du lecteur, voir, lire, tourner les pages.

– au niveau formel ensuite.
Ce que viennent conforter quatre observations. Dans cette planche, on peut relever divers paramètres formels qui viennent conforter cette unité tabulaire :

1. l’orthogonalité du découpage qui lui procure d’emblée une certaine unité, la grille du « gaufrier »
2. une dominante chromatique du bleu crépuscule (doublée de contrepoints beiges) qui distingue nettement cette planche de ses voisines.
3. le jeu soigné des diagonales. En effet, la « diagonale de la lecture » (1-5-9) propose en elle-même un résumé de toute la séquence d’action : la fille court, le temps se passe, elle est rattrapée. L’autre diagonale (3-5-7) inscrit, elle, le déroulement du temps (par le glissement d’un même motif, celui de la lune). Mais on peut y ajouter les diagonales de la progression : on assiste dans la diagonale (2-4) à la progression de la course de l’homme (du plan rapproché au gros plan) et, en (6-8) à celle de la jeune fille. Ces diagonales représentent successivement les points du vue du narrateur/lecteur (1-5-9), celui de la femme poursuivie qui voit se rapprocher son assaillant (2-4), celle de l’homme (6-8) qui voit se rapprocher sa proie.
4. Mais on peut encore souligner dans cette planche le tissage d’ »harmonies ». Harmonies thématiques, tout d’abord : cette planche affiche trois bandeaux de trois cases, comportant chacun trois motifs et ce, dans trois ordres différents. Fille / Homme / Lune pour le premier, H / L / F pour le second et L / H / F+H pour le troisième. Mieux encore, les trois colonnes affichent les mêmes composantes et dans le même ordre : F / H / L pour la première colonne (et ainsi de suite). Harmonies graphiques ensuite, puisque (en 7-8) les cheveux et les nuages s’entremêlent et se prolongent adroitement.

Il n’est pas impossible de penser que c’est ce travail serré sur la dimension tabulaire qui aura permis à cette planche d’être parfaitement compréhensible en dehors du support de tout texte.
Certes, la construction et les dynamiques tabulaires de cette planche semblent peu courantes, proprement atypiques (certains parleront de cas-limite) mais, en soi, elles peuvent nous aider pour interroger des planches plus classiques.

II. La tabularité dans une planche d’Hergé

Hergé est certainement un des auteurs les plus encensés, on lui a crédité nombre de qualités et de prouesses. Pourtant, et sauf quelques exceptions notoires (analysées par Jan Baetens), le travail de la dimension tabulaire ne figure pas en première place parmi ses qualités les plus régulièrement soulignées par les analystes.

Pour exemple, cette planche, extraite de la version en couleur des Cigares du Pharaon, qui nous semble représentative de sa production à cette époque. À y regarder de près, on n’y trouvera guère de traces d’un souci tabulaire. Ainsi le découpage narratif est assez arbitraire, on n’y trouve nulle scansion de séquences claires selon le rythme des planches. On assiste en fait à une cascade de péripéties hétéroclites (l’alerte du fossoyeur, l’arrivée des soldats, la fuite par le toit, la bousculade de Tintin, sa fuite dans la ruelle). Au niveau formel, la palette chromatique est largement variée sans grande dominante et on ne décèle guère de liens de construction significative entre les cases. À vrai dire, si on découpait les bandeaux et les alignait les uns après les autres en un long ruban, on ne perdrait rien, tant la dimension purement linéaire est prégnante ici.
(Les seuls éléments qui pourraient indexer un souci — mince — de la tabularité seraient la hauteur des bandeaux qui est (presque) identique et le jeu sur le site de la dernière case où, en tournant la page, le lecteur semble « fuir » ailleurs avec le personnage…)

Comment contextualiser cette relative absence de la dimension tabulaire dans l’œuvre hergéenne de cette période ? Parmi les raisons possibles, deux s’imposent aisément. D’une part, la prédilection chez Hergé pour la dynamique du strip, de la séquence courte, son souci constant pour un « glissement » souple d’une case à l’autre et le tempo du bandeau. Celui-ci se remarque d’ailleurs dans la planche proposée puisque chacun des quatre bandeaux s’achève sur un « temps fort » : l’arrivée des soldats, la fuite, la sortie, la fuite. D’autre part, ne peut-on évoquer la variété des formats originaux de la première publication de ses travaux ? Au cours des péripéties éditoriales, le format de publication n’était guère d’une grande stabilité (parfois au rythme d’une planche, parfois à celui de deux planches, parfois encore deux demi-planches ou même juste un strip durant la guerre, un format quasi à l’italienne à la fondation de l’hebdomadaire Tintin, etc). Ces multiples formats initiaux ont nécessité des reconstructions de planches a posteriori. Est-il possible que ces circonstances éditoriales aient effacé des traces antérieures de logique tabulaire ? Le plus simple est d’aller y voir.

III. La planche originale

Soit la planche originale au centre de la planche analysée, telle que publiée, en noir et blanc, dans le Petit Vingtième.

Outre le plaisir du tracé plus expressionniste du Hergé des premiers temps, on peut y retracer quand même les indices d’un souci de la planche et de sa tabularité et ce, autant au niveau thématique qu’au niveau formel.
Au niveau thématique, la planche se cristallise bien autour d’une unité de lieu précise (ce qui se passe autour de cette maison-refuge). Cette unité est renforcée et soulignée par l’identité des motifs des deux cases qui encadrent cette planche : d’une part un affrontement pour entrer dans la maison, de l’autre, un affrontement au sortir de la maison.
Au niveau formel, ensuite, des dispositifs internes viennent consolider cette unité en construisant des liens entre les cases mises en co-présence. La ligne de sol de la case 1 se prolonge bel et bien dans la case 2 et, de même, la ligne de sol de la terrasse dans la case 3 se poursuit dans sa case voisine. De plus, les cases 2 et 4 qui se déroulent au centre même de la pièce, se font remarquer par leur tonalité commune de gris pour souligner ce qui relève de l’intérieur. Leur superposition l’une au-dessus de l’autre en fait un « pavé » fort, qui ressort d’autant plus dans la planche qu’il est acculé dans le coin par les quatre autres cases nettement plus claires.

Curieusement, cette superposition des cases 2 et 4 propose également un audacieux parcours de lecture puisque si la logique des réparties suit bien l’ordre classique des cases (soit 2-3-4), la dimension chromatique (le gris dominant) et les motifs eux-mêmes (chute des assaillants qui entrent, nouvelle ruée des assaillants pour sortir) pourrait nous induire au parcours de lecture moins conventionnel mais tout aussi pertinent : 2-4-3. En effet, dans leur mouvement, les assaillants de la case 2 semblent bien « tomber » dans la case 4. Ajoutons encore que ces deux cases rusent quelque peu avec le lecteur qui, pris dans cette ruée impétueuse (case 2) n’aura sans doute pas remarqué les cinq petits bouts de doigts de Tintin accroché au manteau et qui ne se révélera que dans la case en-dessous (4).

Ce rapport au lecteur se laisse également percevoir dans cette planche, beaucoup moins bavarde que sa version en couleur, au détail de la dernière case. On y relève l’opposition stigmatisée entre les deux protagonistes : en effet, tous deux sont surpris, mais l’un stupéfait ( !), l’autre questionnant ( ?) ; tous deux sont choqués et « voient des étincelles » mais, l’un en forme d’étoiles, noires, l’autre en forme de croissants de lune, blancs.

Certes, tout ceci n’est pas vraiment extraordinaire en soi, mais cette planche le montre bien : chez Hergé, la condensation des récits originaux en noir et blanc pour rentrer dans le format des albums coloriés de 64 planches aura entraîné des « pertes » expressives importantes. Or cet exemple n’est pas isolé et une étude plus exhaustive pourrait montrer l’étendue regrettable d’un tel « saccage ».

Dossier de en novembre 2018