[SoBD2019] Revue de Littérature

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Renaud Chavanne : Bonjour. Nous ouvrons la septième édition de la Revue de littérature, cette table ronde annuelle consacrée aux ouvrages sur la bande dessinée, se tenant à l’occasion du SoBD et faisant suite à la remise du prix Papiers Nickelés SoBD. Cette année, nous avons comptabilisé une centaine d’ouvrages concernant notre champ d’investigation. Sur cette centaine de titres, il s’en trouvait quatre-vingt véritablement dédiés à la bande dessinée. Commençons par quelques tendances…
Et tout d’abord, notons la présence de nombreux ouvrages universitaires. Nous en avons décompté 12, soit 13 % de la production de cette année. Trois de ces livres portent sur la problématique de l’intermédialité, question que nous aborderons dans nos échanges, puisqu’elle semble être importante pour les auteurs universitaires. Parmi les ouvrages émanant de la recherche universitaire, nous pouvons encore compter Jijé, l’autre père de la BD franco-belge, de Benoît Glaude et Philippe Delisle publié par la maison PLG, ainsi que les deux volumes de Bande dessinée et abstraction, un ouvrage collectif coédité par la Cinquième Couche et les Presses Universitaires de Liège. Nous n’aborderons pas ici l’ouvrage À suivre (archives d’une revue culte) publié dans la collection « Iconotextes », titre qui faisait partie de la sélection 2019 du prix Papiers Nickelés SoBD. Rappelons que cette collection, lancée il y a quelques années aux Presses Universitaires François Rabelais de Tours, est très active et propose un certain nombre d’ouvrages qui valent le détour. Toujours dans les travaux universitaires notables, je relève cette année Les Métamorphoses de Spirou, dû au groupe ACME. Ce groupe de recherche, installé dans le Nord de la France et en Belgique, c’est fait remarquer par plusieurs ouvrages, dont celui intitulé L’Association, une utopie éditoriale et esthétique, datant de 2011 et premier à porter spécifiquement sur cet éditeur emblématique du renouveau des années quatre-vingt-dix. C’est dans une collection baptisée ACME, et rassemblant en partie les mêmes auteurs, que les Presses Universitaires de Liège ont édité en 2014 La bande dessinée en dissidence autre ouvrage souvent mentionné en référence dans les textes des universitaires, qui, comme nous l’avons déjà signalé, aiment à se citer les uns les autres.
Autre tendance de fond : celle des ouvrages sur la bande dessinée en bande dessinée. Nous avons déjà évoqué dans la Revue de littérature ce phénomène d’une discipline, la bande dessinée, capable de traiter d’elle-même en utilisant ses propres modalités d’expression. Ces ouvrages sur la bande dessinée en bande dessinée sont de plus en plus nombreux, et cette année nous en avons décompté pas moins de neuf, dont plusieurs notables. Bien entendu, l’un de ces livres nous a tous interpellé, celui de Benoît Barale dont nous allons bientôt parler : La bande dessinée ou comment j’ai raté ma vie. Et vous, avez-vous raté votre vie avec la bande dessinée ?
Dans ce registre, nous pouvons placer le livre de Tetsuya Chiba, premier volume de l’autobiographie du mangaka connu pour Ashita no Joe, une série de boxe, très célèbre au Japon, qui a beaucoup influencé les auteurs nippons. Également dans cette catégorie un livre qui n’a pas été retenu dans la sélection des nominés du Prix Papiers Nickelés SoBD. Disons que, selon moi, il n’a pas été assez lu par les membres de notre jury, à savoir Par le pouvoir des dessins animés. Ce livre d’Elsa Brants est l’autobiographie d’une autrice de manga à la française, pratique qui s’est accrue ces dernières années. Aujourd’hui, les jeunes générations lisent du manga, qui tient lieu de littérature populaire en images, place autrefois occupée par la bande dessinée franco-belge. Il est donc compréhensible et même logique que cette génération, lorsqu’elle se met à créer des bandes dessinées, produise des mangas français, américains, anglais… Ce titre, qui mérite assurément d’être lu, est publié chez Kana.
Enfin, je voudrais citer sans attendre un dernier livre qui, lui aussi, a peu été lu, ceci pour une raison très simple : il a été tiré à 50 exemplaires seulement. Il s’agit d’un mémoire d’étude de Matéo Pillu, un élève de l’EESI, consacré à Ibn al Rabin, « un auteur insuffisamment étudié ». Ce livre, intitulé Approche dessinée d’une étude monographique d’Ibn al Rabin, et édité par le Collectif Pâquerette, est remarquable pour plusieurs raisons, et d’abord parce qu’en l’ouvrant, on a l’impression de lire du Ibn al Rabin, ce qui n’est pas le cas. Le jeune artiste qu’est Matéo Pillu a entrepris, pour comprendre la manière de faire d’un de ses aînés, de la reproduire. L’imitation permet de saisir la façon dont l’auteur dont il est question procède, de mettre à jour ses procédés, ses méthodes, ses pratiques. C’est un ouvrage intéressant, à mon avis en tout cas. J’aurais aimé que nous puissions développer, mais, comme je l’ai dit, nous avons été trop peu à lui prêter attention pour ouvrir une discussion. Revenons donc à nos considérations générales : quelqu’un a-t-il quelque chose à dire à propos de cette profusion de livres sur la bande dessinée sortis cette année ?

Manuel Hirtz : Personnellement, le niveau général m’a semblé assez faible cette année. Mais comme il y a beaucoup de choses, il a été possible d’en sortir un plusieurs titres intéressants, à savoir ceux que nous allons aujourd’hui commenter ainsi que ceux de la sélection du prix Papiers Nickelés SoBD, dont certains feront précisément l’objet de nos échanges d’aujourd’hui.

Florian Rubis : Pour ma part, j’aimerais attirer l’attention sur les ouvrages qui concernent le manga, que ce soit le livre de Hiroki Gotô à propos d’un grand magazine de prépublication, ou celui qu’on peut considérer comme l’œuvre testamentaire d´un grand dessinateur, un maître du manga, à savoir le premier volume traduit en français du récit autobiographique de Tetsuya Chiba. Certes beaucoup de mangas sont traduits, mais il y a peu de livres traduits qui traitent spécifiquement du manga. Nous suggérons donc aux éditeurs, comme l’a fait Kurokawa, de publier davantage d’ouvrages de ce type, et plus particulièrement ceux de critiques japonais qui viendraient alimenter de manière profitable le discours à son sujet en Occident.

Renaud Chavanne : S’il est possible de prendre connaissance d’un ouvrage en anglais, en espagnol ou en italien, c’est beaucoup plus difficile avec le japonais.

Florian Rubis : Outre les mangas eux-mêmes, ce sont généralement des « artbooks » qui sont publiés, ceci pour des raisons commerciales. Il y a nettement moins d’ouvrages portant sur le manga, hormis peut-être ceux écrits par des fans occidentaux qui ne maîtrisent pas nécessairement le japonais. On peut parfois accéder à des fragments d’études japonaises du manga, lorsqu’elles sont citées dans des ouvrages en anglais. Le discours de nos homologues japonais est manifestement passionnant, et nous aimerions disposer plus largement de traductions en français.

Antoine Sausverd : Pour ma part, je note cette année, une proportion importante d’ouvrages sur la bande dessinée réalisés sous la forme de bande dessinée, et notamment des biographies d’auteurs de bandes dessinées comme Joe Shuster, un rêve américain, de Julian Voloj et Thomas Campi paru chez Urban Comics, ou le Le Roman des Goscinny, de Catel chez Grasset. En l’occurrence, ces livres que je viens de citer ont des approches assez classiques ; ce sont des biographies d’auteurs importants. On connaît ce genre de livres en bande dessinée depuis déjà quelques temps et leur intérêt est variable. Le livre de Benoît Barale, qui a été récompensé hier du prix Papiers Nickelés SoBD 2019, fait partie de cette catégorie d’ouvrages, et il sort largement du lot. Nous allons y revenir.

Renaud Chavanne : C’est vrai que la bande dessinée qui parle de bande dessinée, c’est beaucoup du biopic. Ce sont des ouvrages qui nous donnent l’impression, peut-être à tort, de ressortir du domaine de la vulgarisation, s’adressant à un large lectorat qui, aimant la bande dessinée, va découvrir de la sorte la vie des artistes, des auteurs, sans quitter la bande dessinée. Cependant, en abordant ces livres, nous en attendions plus, nous espérions qu’ils nous ouvrent des portes restées closes. Ce n’est pas souvent le cas, et en la matière, le Barale se distingue assurément.

Harry Morgan : Je dirais pour ma part que les ouvrages en bande dessinée sur la bande dessinée reprennent la diversité des discours sur le 9e art. Cela va donc du plus rigoureux, c’est-à-dire du plus théorique, jusqu’à l’ouvrage grand public, dont le meilleur exemple est sans doute l’hagiographie de Stan Lee [Les mémoires incroyables de la vie fantastique de Stan Lee, par Stan Lee, Peter David, Colleen Doran, publié chez Talents éditions]. Il y a là un reflet de la production générale en littérature secondaire sur les littératures dessinées. Cette remarque demande toutefois à être tempérée, car le choix de la forme bande dessinée amène nécessairement à dépasser le registre des genres littéraires. Pour m’expliquer, je peux d’ailleurs reprendre le même exemple, celui de l’hagiographie en band dessinée de Stan Lee. Ce livre s’apparente plus à un documentaire flatteur qu’à une biographie. On quitte ici le domaine du livre pour entrer dans un discours qui relève des écrans, du télévisuel. C’est amusant, car ce faisant, on s’installe à la croisée des médias, dans l’intermédialité qui se trouve être l’autre grand fil conducteur de notre Revue de littérature de cette année.

Renaud Chavanne : Venons-en donc au livre de Benoît Barale, publié chez PLG et intitulé : La Bande dessinée ou comment j’ai raté ma vie. C’est un ouvrage très étonnant, à de multiples points de vue…

Florian Rubis : Comme tu l’as souligné, il fait partie des ouvrages intéressants lorsqu’on est préoccupé par le sort des auteurs. Pour les avoir côtoyés à de multiples reprises, notamment en organisant des expositions, j’ai pu constater les problèmes qu’ils rencontrent. Je ne parle pas seulement des affres de la création, mais tout simplement des difficultés à subsister. On ne peut qu’être sensible à ce témoignage sur les problèmes que rencontrent les auteurs qui persévèrent… Ce qui me touche chez Benoît Barale, c’est son recul et le niveau de son analyse vis-à-vis de son activité.

Manuel Hirtz : Il me semble qu’il sort aussi du lot parce que son intérêt, c’est la réflexion sur “qu’est-ce que c’est que de créer de la bande dessinée ?”. Cela passe notamment par des critiques de bandes dessinées en bande dessinée. Parce que Barale a beaucoup d’humour, il s’amuse à brocarder des séries célèbres ou des éditeurs. Plus loin encore, je pense que ce qui a dû nous toucher est une mélancolie, une tentative d’aller jusqu’au fond de ce que constate l’auteur. Au bout du compte, il fait de la bande dessinée d’abord pour lui-même. C’est toute une problématique.

Antoine Sausverd : Benoît Barale est l’auteur d’une dizaine d’albums, et il s’est quelque peu spécialisé dans l’autobiographie. Et l’autobiographie selon Barale, c’est une sorte d’exercice réflectif. Son point de vue est celui de la majorité silencieuse. Il prend la parole aussi au nom de tous ces dessinateurs qui n’obtiendront jamais un large succès. Il offre un panorama de ses lectures, depuis l’enfance, ainsi que de ses premières créations jusqu’à cet album ultime. On suit ainsi le parcours d’un artiste qui est resté confidentiel. Enfin, on peut se demander : a-t-on vraiment raté sa vie quand on a été lauréat du prix Papiers Nickelés SoBD ?

Renaud Chavanne : J’apporte quelques précisions. Benoît Barale est un auteur qui produit depuis plusieurs dizaines d’années. Il compte une dizaine d’ouvrages à son actif, mais il est loin de vivre de son activité d’auteur. Je ne suis pas certain qu’il en tire même l’équivalent d’un mois de salaire chaque année. Il a donc un second métier. Il travaille dans une académie, avec un autre travail qui est probablement alimentaire. Second point notable : il n’obtient pas le succès. Je ne sais pas s’il escompte ce succès lorsqu’il sort un livre, mais toujours est-il qu’il n’a aucun retour à son sujet, personne n’en parle, il a le sentiment de faire face au vide le plus absolu. C’est un sentiment qu’il n’est pas le seul à ressentir. Évariste Blanchet, qui nous écoute dans cette salle, s’est lamenté un millier de fois qu’aucun journaliste n’ait jamais évoqué la revue Bananas. Nous autres, auteurs, avons presque tous expérimentés cette situation. En réalité, la question n’est pas tellement que les gens parlent ou ne parlent pas d’un livre. Le vrai problème, pour un auteur, est que face à un tel mur de silence, il se demande s’il doit persévérer. Quelle est la raison qui pousser à persévérer ? C’est une interrogation terrible, car elle conduit à une remise en cause extrêmement profonde du travail de l’auteur. Or, comme l’ont dit mes camarades, Benoît Barale est quelqu’un qui aime la bande dessinée et la pratique depuis très longtemps. Cette pratique de la bande dessinée n’est pas vraiment discutable chez lui, elle s’impose. En conséquence, la question cruciale qu’il se pose, dans la situation que je viens de décrire est : « si j’arrête la bande dessinée, que me reste-il ? Il me reste un boulot alimentaire pas forcément très satisfaisant et rien d’autre ». Ce questionnement nous a frappé parce qu’il se confronte à d’autres biographies, par exemple celle de Jean-Pierre Dionnet [Mes Moires, Hors collection], un autre des livres nominés pour prix Papiers Nickelés SoBD 2019. Les biographies comme celle de Dionnet sont celles de gens célèbres, qui ont fait de grandes choses dans leur vie. En ouvrant ces livres, en parcourant les premières lignes, on perçoit immédiatement qu’on est en présence de l’histoire du grand homme. On sait qu’on va nous raconter comment, tout jeune, il excellait déjà, se distinguait du commun des mortels. Mais ces gens d’exception sont une infime minorité. Ceux qui sont nombreux, qui composent la plus grande majorité des artistes de bande dessinée, ce sont des personnes comme Benoît Barale.

Florian Rubis : Ce qui touche chez Benoît Barale, c’est l’aspect petit soldat qui, grâce aux fanzines, essaye de s’élever, mais ça ne marche pas forcément. Finalement, c’est l’exemplarité de son parcours, dans lequel pas mal de gens peuvent se reconnaître, qui nous plaît dans ce livre.

Harry Morgan : Je vais faire un parallèle avec l’ouvrage d’Elsa Brants, Par le pouvoir des dessins animés. Cette autrice française de mangas a publié chez Kana le récit de sa propre vie et de son accession au statut d’auteur professionnel. Les deux ouvrages, celui de Benoît Barale et celui d’Elsa Brants, se ressemblent beaucoup. Ils commencent par les premières lectures, ou les premiers visionnages de séries japonaises dans le cas d’Elsa Brants, et poursuivent par la description de la carrière professionnelle. Le ton est très différent, car Elsa Brants manifeste du début jusqu’à la fin une sorte d’enthousiasme naïf. Elle est évidemment très contente d’être mangaka française et d’en vivre, de même que son mari. En lisant attentivement, on découvre qu’un album lui est payé en avance sur droit à peu près 10 000 € et qu’il lui faut six mois pour le faire. Elle travaille jour et nuit, sept jours sur sept et ne prend jamais de vacances. C’est une vie de galérienne, sauf que ça n’est pas décrit comme ça. Il y a donc une opposition de tonalité entre cette mangaka française à l’enthousiasme sincère, et Benoît Barale, lui aussi sincère, mais qui se situe dans un registre confessionnel. Et je crois qu’il y a là quelque chose d’original. Ce genre d’histoire a émergé aux États-Unis dans les années soixante-dix, avec des auteurs qui parlent d’eux-mêmes, comme Robert Crumb. C’est très difficile de parler de soi-même. Pour sa part, Crumb fait immédiatement le choix de l’auto-parodie. Il décrit ses fantasmes les plus intimes. Il passe évidemment pour un pauvre type absolu aux yeux de son lecteur, optant délibérément pour le ridicule. Ce n’est pas le cas de Benoît Barale, qui n’est d’ailleurs jamais ridicule. Il explique qu’il travaille sur des albums qui se vendent très peu. Il n’en vit pas et sait qu’il n’en vivra jamais. Il n’est ni dans le misérabilisme ni dans l’autodérision, mais dans une espèce de sincérité complète et transparente. Et ça, c’est très original.

Florian Rubis : Je note, pour clore avec Elsa Brants, qu’on trouve dans son livre une sorte de connivence stylistique établie avec le lecteur, via l’emploi du « SD » (Super Deformed ou Chibi en japonais), installée dès la couverture du livre. Une petite image est censée représenter de façon plus caricaturale l’auteur, avec une tête plus grosse par rapport au reste du corps. C’est une pratique qu’on peut constater chez certains mangakas, et pas seulement ceux relevant du registre comique.

Renaud Chavanne : Elsa Brants est une autrice dans les tendances du moment.

Florian Rubis : C’est une figure du manfra.

Renaud Chavanne : Son travail est bien accueilli. Les jeunes lecteurs qui la lisent y trouvent leur compte, alors que ce n’est pas le cas de Benoît Barale. Pourtant, son livre a d’indéniables qualités. Benoît Barale se plaint beaucoup des critiques qui lui sont faites, lui reprochant la pauvreté de son dessin. Il fait des efforts pour porter son travail dans la direction qui l’intéresse, mais il est constamment déprécié par les critiques jugeant ses livres. Il n’en reste pas moins que lorsque vous commencez ce livre, vous ne lâchez pas avant la dernière page. Enfin, cela a été mon cas, alors même qu’il s’agit d’un livre relativement volumineux. C’est fluide et intéressant. On est pris par le propos de l’auteur, alors même que ce livre est un patchwork. Je m’explique. Benoît Barale a mis dix ans à faire ce livre. Celui-ci est composé de fragments produits tout au long de ces dix années, et parfois remontant à plus loin encore, puisqu’on y trouve des pages réalisées quand Barale était très jeune. Il les insère sans aucune rupture, c’est-à-dire que le livre n’est pas organisé en chapitres, en paragraphes. L’auteur ne prévient jamais le lecteur en lui disant par exemple : « à présent, je vais vous montrer une chose que j’ai écrite quand j’étais jeune ». C’est une manière de construire le récit et l’image qui, sous des dehors simplissimes, est en fait extrêmement complexe et fonctionne pourtant très bien.

Florian Rubis : Je dirais que c’est une sorte d’effet palimpseste, puisqu’à certains moments on observe une réutilisation de vieux travaux dans un sens différent de celui pour lequel ils avaient été produits.

Renaud Chavanne : Barale explique dans le livre les raisons qui l’ont conduit à renoncer à une ancienne façon de dessiner pour aller vers des manières beaucoup plus contemporaines. On enchaîne, passant de l’ancienne façon à la nouvelle, sans aucune rupture. Il arrive qu’en tournant une page, on débouche dans un passage réalisé à plusieurs années de distance.

Antoine Sausverd : Le lecteur est pris dans le récit qui, soudainement, utilise des pages réalisées il y a longtemps. C’est seulement après coup que le lecteur s’en rend compte, alors que, durant le cours de la lecture, on pense qu’il s’agit de la continuité du discours. Ce sont souvent des courtes séquences, très riches graphiquement et visuellement. On est emporté.

Renaud Chavanne : Pour annoncer sa présence sur le SoBD, Benoît Barale a publié sur Internet une page rapportant une discussion qu’il a eu avec un autre artiste, Laurent Lolmède. Celui-ci y avoue ne pas lire de bande dessinée, si ce n’est les siennes, qu’il estime « pas mal ». De fait, son cas n’est pas isolé ; on peut trouver un certain nombre d’auteurs qui ne sortent pas de leurs propres productions. A contrario, Benoît Baral est un auteur qui lit énormément, et avec un regard très acéré. C’est-à-dire qu’il fait la différence entre ce qui est intéressant et ce qu’il ne l’est pas, sans pour autant négliger cette seconde catégorie. Ainsi, sur sa page Facebook, il montre régulièrement des bandes dessinées très amusantes, ce qu’il nomme « les choses étranges qu’on peut trouver dans ma bibliothèque ». Ce sont des bandes dessinées dont on a du mal à imaginer la possibilité. Certaines font la promotion de médicaments, d’autres détaillent la tonte de la pelouse, d’autres expliquent le fonctionnement d’un congélateur. Ceci pour dire que Barale est un très gros lecteur, et que cela se ressent dans son livre et dans la manière dont il approche son propre travail. C’est à la lumière de ce qu’il a lu, quel que soit le jugement qu’il porte sur ces lectures, qu’il fait évoluer son travail. Et il explique cela très bien. Laissons à présent le livre de Benoît Barale, lauréat du prix Papiers Nickelés SoBD. Mais avant de changer de registre, quelques mots du livre de Tetsuya Chiba…

Florian Rubis : Il faut dire que Chiba est un monument du manga. Nous évoquions le principe de connivence avec le lecteur : c’est tout à fait ce qui se produit dans son livre, Journal d’une vie tranquille (signalons qu’il s’agit d’un premier tome). Nous avons là un auteur âgé de plus de quatre-vingts ans, un grand maître ayant dessiné une série intitulée Ashita no Joe (avec Asao Takamori) laquelle a eu un énorme retentissement au Japon. De ce point de vue, on pourrait faire la comparaison entre le japonais Tetsuya Chiba et l’Anglais Alan Moore. En 1968, quand les étudiants se révoltaient au Japon, ils reprenaient des slogans tirés des bandes dessinées de Chiba. C’est assez inimaginable, ici, en Occident, avant Alan Moore et V pour Vendetta (sorti en 1982, avec David Lloyd au scénario) . Il y a, dans cette autobiographie de Chiba, un petit côté Tombeau des lucioles [film d’animation japonais d’Isao Takahata, sorti en 1988] : dans ce premier tome, Chiba revient sur les débuts de sa vie, narrant avec des événements douloureux et tristes, puisque ses parents étaient des expatriés ayant contribué à la colonisation de la Chine continentale par le Japon. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils doivent faire face au retrait des japonais dans des conditions périlleuses. Chiba fait passer le tout, y compris un discours extrêmement critique à l’égard du gouvernement japonais, en insérant dans le récit de son enfance des petites séquences racontant des moments de sa vie d’octogénaire au Japon. Ce sont des situations légères, ponctuées des petites anecdotes très plaisantes. Cette connivence avec le lecteur contribue à faire passer l’évocation des épisodes douloureux.

Renaud Chavanne : C’est un livre qui est né dans le prolongement de l’autobiographie de Shigeru Mizuki [Vie de Mizuki, 3 volumes parus en France chez Cornélius] qui est cité nommément dans les premières pages. On constate donc que Mizuki a entraîné d’autres mangakas à s’engager dans l’autobiographie. Peut-être pas chez les jeunes générations, mais en tout cas chez les anciens…

Harry Morgan : Il y a un intérêt sociologique à cet égard puisque c’est à un auteur octogénaire que Big Comic commande ses mémoires, sous forme de tranches de quatre planches. Il alterne le récit sa vie actuelle de vieille personne de quatre-vingts ans avec ses souvenirs d’enfance en Mandchourie, alors que la guerre est perdue. C’est d’un intérêt sociologique considérable, puisqu’avec l’allongement de l’espérance de la vie, en particulier au Japon mais aussi dans les autres pays développés, on va voir de plus en plus de créateurs octogénaires, voire nonagénaires, continuer leur œuvre qui s’étend donc sur soixante années. C’est une chose qu’on ne pouvait pas s’imaginer dans les siècles derniers.

Renaud Chavanne : Autre exemple : nous avons invité cette année Tadeusz Baranowski sur le SoBD. C’est un vieux monsieur, qui a subi les assauts du temps, avec des problèmes de dos qui le font beaucoup souffrir, mais qui continue à travailler et dont on peut voir ici quarante années de travail. Des productions contemporaines, des planches à paraître, ainsi que des pages plus anciennes, faites à l’ancienne manière avec le dessin au trait d’une part, le film, la mise en couleurs…

Dossier de en février 2021