[SoBD2021] Revue de Littérature
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Renaud Chavanne : Bonjour à tous et à toutes. Bienvenue dans notre Revue de Littérature 2021, durant laquelle nous allons commenter, comme nous le faisons tous les ans, une sélection d’ouvrages sur la bande dessinée parus dans l’année.
Commençons tout d’abord par quelques indications d’ordre général. Nous avons recensé cette année, c’est-à-dire entre le début novembre 2020 et la fin octobre 2021, un peu moins de 70 parutions de livres consacrés à la bande dessinée. Je note que 14 % des ouvrages de notre recension 2021 sont des titres dédiés aux mangas et à la littérature japonaise, qui est donc cette année la première catégorie représentée, devant (et je suis heureux de le signaler) 12 % des titres qui sont dédiés à Tintin et à Hergé. Le manga a donc enfin détrôné Hergé au registre des ouvrages sur la bande dessinée. Remarquons également que 8 % des livres sur la bande dessinée sont réalisés sous forme de bande dessinée, ce qui loin d’être négligeable. Cette production de livres en bande dessinée sur la bande dessinée est une tendance que nous avons constatée il y a quelques années et qui se maintient.
Les livres qui paraissent en novembre, autrement dit depuis un mois, ne sont pas pris en compte car nous n’avons pas le temps de les lire. Pourtant, nous en comptons déjà 18 qui viendront rejoindre notre sélection de l’an prochain, laquelle s’annonce donc prolifique.
Comme nous avons coutume de le faire, je vous propose de commencer nos échanges par le livre ayant été récompensé du Prix SoBD cette année, soit Joseph Gillan, une vie de bohème, la monumentale biographie que François Deneyer a consacrée à Jijé…
Manuel Hirtz : C’est en effet sans aucun doute une biographie remarquable. Extrêmement complète et longue. L’auteur a bénéficié de relations privilégiées avec la famille de Joseph Gillain. Il a pu interroger tout le monde, il s’est plongé dans les archives, tout ceci de façon très sérieuse. On apprend beaucoup de choses. La partie déjà plutôt connue des amateurs un peu férus de Spirou et de Gillain est ordonnée, offrant une vision très claire par exemple du mythique voyage avec Morris et Franquin aux États-Unis, qui a été raconté tant et plus, et même raconté en bande dessinée par Olivier Schwartz, Yann et Fabien Alquier, sous le titre Gringos Locos (Dupuis, 2012).
C’est un livre très abondamment illustré. D’une part avec des planches qui sont en général des reproductions d’originaux, mais aussi avec d’innombrables reproductions des peintures de Gillain ; car celui-ci était aussi peintre à ses heures libres. J’ai encore compté plus de 250 photographies, offrant au lecteur la possibilité de se faire sa propre biographie imaginaire de Gillain, simplement en les regardant dans l’ordre chronologique.
Les défauts, j’en trouve essentiellement deux. C’est avant tout un ouvrage d’autodidacte, et donc l’auteur a tendance parfois à faire un peu long et surtout à se perdre. Il use de stratégies pas très fines comme lors du voyage en Amérique, où il dédie une page et demi à nous décrire le bateau qui emmène nos « héros » jusqu’aux États-Unis. Ce n’était peut-être pas la peine…
Harry Morgan : Et il nous fait même la biographie du passager clandestin !
Manuel Hirtz : Une chose m’a amusé et m’a fait un peu tiquer. L’auteur étant très pro-Jijé, il aborde l’antisémitisme du Gillain d’avant-guerre pour dire que, somme toute, c’est un antisémitisme d’époque qui n’a rien de… et qui va d’ailleurs se dissoudre avec le temps. Il en profite alors pour faire une page et demi pour nous expliquer que Hergé, lui, il était très très antisémite. Ce n’est peut-être pas la meilleure des stratégies, dirais-je…
Harry Morgan : Tu me tends une perche, Manuel…
Renaud Chavanne : D’habitude, c’est moi qui la tends, cette perche-là…
Harry Morgan : Je dois dire que je n’ai pas perçu l’ouvrage comme hagiographique. Ce n’est pas tant une défense de Gillain qu’une mise en perspective. Peut-être qu’il y a plusieurs livres dans cet ouvrage et que l’un d’eux n’est pas indispensable. Parce qu’il y a, au fond, une histoire du catholicisme politique en Belgique qui est aussi mélangée avec la biographie de Gillain, laquelle débute avec ses aïeux. Le lecteur est convié à s’approprier cette histoire, qui est expliquée par le menu et permet de contextualiser plusieurs choses, à commencer par Joseph Gillain lui-même. Car celui-ci a fait des études d’art, mais pour faire de l’art religieux. À ses débuts, sa véritable vocation c’est de faire des statues et des fresques pour les églises. Sa formation, dans une école d’art tenue par des moines, ne le destinait pas à faire de la bande dessinée. Il y a donc peut-être un peu trop de détails sur le catholicisme belge. Soit qu’on connaisse déjà cette histoire, auquel cas on n’en a pas besoin, soit qu’on ne la connaisse pas, mais alors est-ce que c’est vraiment indispensable pour l’intelligence du propos ? Parce que ce que l’auteur a à dire m’a semblé assez clair : Gillain, c’était un énergumène, un excentrique, un bohème (d’où le titre de l’ouvrage), mais c’est fondamentalement un très brave type. Qui, du point de vue doctrinal, passe du catholicisme qui l’a nourri à une espèce de « bravitude », de bienveillance générale sur le monde. Mais qui, alors, est coupée de la partie spirituelle. Cela dit, après avoir lu le livre, je suis incapable de savoir ce que Gillain pensait des questions métaphysiques.
Renaud Chavanne : Un brave type, oui. Mais il y a aussi plusieurs témoignages de ses colères, qui pouvaient être redoutables…
Harry Morgan : C’est un aspect de sa « bravitude ».
Renaud Chavanne : Peut-être. En tout cas je note que son catholicisme est presque réactionnaire. On parle d’un conservatisme très poussé, qui est celui de toute la famille de Gillain. C’est très bien expliqué par François Deneyer, mais le livre donne l’impression que Gillain s’est finalement beaucoup éloigné de ces positions conservatrices. Je suis d’accord avec Harry quand il souligne que le livre n’est pas hagiographique. Deneyer est manifestement un très grand admirateur de Jijé. Il suffit pour s’en convaincre, d’observer comment figure, sur la couverture du livre, le nom de l’auteur qu’on peine à voir comparé à celui de Joseph Gillain. Deneyer est très humble face à un auteur dont il estime que l’importance est primordiale, mais il n’hésite pas à dire ce qu’il pense et à rentrer dans le vif du sujet. Et, de fait, il raconte cette période rexiste de Gillain, partisan de Léon Degrelle. Peut-être la connaissiez-vous ? Ce n’était pas mon cas. C’est intéressant et cela fait effectivement écho à la vie d’Hergé ; on constate que les trajectoires sont parallèles, au moins pendant un certain temps. Cela dit, Manuel évoque l’antisémitisme de Gillain, mais je n’ai pas le souvenir que le livre aborde cette question.
Manuel Hirtz : Les rapports entre Hergé et Gillain sont plutôt du genre « chiens et chats ».
Renaud Chavanne : C’est vrai. Jijé est un admirateur d’Hergé, tandis que ce dernier voit en lui un rival potentiel, c’est assez comique. Autre exemple de la position mesurée de Deneyer vis-à-vis de Gillain, en dépit de la sympathie qu’il lui voue : quand il évoque le problème que rencontrent les scénaristes qui travaillent avec lui. Ça commence avec Jean Doisy, et ça continue avec Jean-Michel Charlier ou René Goscinny. En définitive, Gillain fait ce qu’il veut des scénarios qu’on lui fournit, à tel point que le récit finit par être incohérent. Deneyer explique que les scénaristes remettent les premières pages à Gillain, qui les transforme, allant jusqu’à en changer les personnages, empêchant le scénariste de développer l’histoire telle qu’il l’avait prévue. Ça provoque des fâcheries, des colères. Voilà ce qu’en dit Deneyer (je cite) : « Sans remettre en cause la légitimité de Joseph à interpréter avec une certaine liberté graphique les textes qu’on lui soumet, on peut soupçonner derrière cette attitude un caractère capricieux que l’on a déjà croisé durant son enfance. »
Denayer n’a pas peur de dire que c’était un bonhomme qui faisait ce qu’il voulait, quitte à tout envoyer en l’air, et tant pis si ça occasionnait des dommages. Cela dit, Deneyer ne va pas jusqu’au bout de cette démarche de remise en cause de Gillain. Je voudrais soulever à ce propos la question du personnage de « Cirage ». Gillain a fait une série humoristique avec un petit garçon blanc et un autre noir, ce dernier s’appelant « Cirage ». Appeler « Cirage » un personnage Noir, c’est quelque chose qu’on ne pourrait plus faire aujourd’hui.
Manuel Hirtz : Oui, mais le blond s’appelle « Blondin ». Et ils sont frères.
Renaud Chavanne : Mais si j’avais une peau basanée, je n’aimerais pas qu’on m’appelle « Cirage ».
Manuel Hirtz : Mais si tu lis Blondin et Cirage, tu vois que les stéréotypes sont inversés. C’est le petit Noir qui réfléchit et se dit : « Attention on ne peut pas foncer comme des imbéciles ».
Renaud Chavanne : Oui, je sais. Je le sais parce que j’ai lu la biographie de Deneyer et qu’il l’explique, mais aussi parce que j’ai lu Blondin et Cirage. Mais, je sais également que la représentation graphique de Cirage est une représentation stéréotypée qui reproduit des schémas racistes anciens. Ce que je veux dire, c’est qu’on voit là la sympathie de l’auteur pour l’artiste dont il fait la biographie. Il signale en effet que Cirage est un personnage positif, sous-entendant en conséquence que la série n’est pas raciste. Mais il n’aborde pas la question du sous-entendu graphique qui fonde le dessin ; non pas la part consciente de la série, celle du récit, mais la part inconsciente qui reproduit un dessin stéréotypé et dégradant des Noirs.
Florian Rubis : C’est clairement un atavisme, un héritage du milieu dont il est issu : la colonisation du Congo par le roi des Belges, et ainsi de suite. On n’échappe pas aussi facilement à son milieu. Bien entendu, il y a des accommodements. Mais, Gillain reste le pur produit de ce type de milieu belge, catholique, très conservateur.
Harry Morgan Je pense qu’il faut être très prudent dans ces questions de représentation. Par exemple, est-ce que Mickey Mouse est une caricature raciste ?
Renaud Chavanne : Bon, on ne va pas reprendre cette conversation que nous avons déjà eu. Quoi qu’il en soit, la biographie de Gillain par Deneyer est millimétrique. Effectivement, l’auteur a eu accès à l’ensemble des survivants de la famille. La partie initiale du livre, que mes confrères ont trouvé un peu longue, je l’ai trouvée pour ma part passionnante car elle nous plonge dans une époque qui nous est éloignée. L’époque que nous-mêmes avons vécu, enfants, sera probablement très lointaine pour les générations suivantes, parce dépourvue de téléphone et d’Internet. De même l’époque qu’a vécu Jijé durant son enfance, au fin fond de la campagne belge, ne nous est pas accessible si on ne prend pas le temps de nous l’expliquer par le détail, en multipliant les exemples. Or, c’est ce que fait Deneyer. Pour cela, Deneyer dispose des carnets du père de Gillain, dans lesquels il écrivait quotidiennement ce qu’il pensait de ses enfants. L’auteur a eu également accès au frères et sœurs de Gillain, à ses enfants. Tout ceci est donc très bien documenté et, comme cela a déjà été signalé, doublé d’une iconographie remarquable.
Manuel Hirtz : Je me suis fait cette réflexion que Gillain est un homme qui vient littéralement du XIXe siècle et qui se retrouve progressivement au plus beau du XXe, celui des voitures de course…
Renaud Chavanne : Sa peur de la bombe atomique l’emmène aux États-Unis…
Florian Rubis : Si vous me le permettez, je pense qu’on s’égare un peu. Vous oubliez le principal : Jijé est un très grand dessinateur. On omet souvent de le rappeler ! Et c’est aussi un grand passeur entre les principales écoles de la bande dessinée. Il a appris le métier, sinon beaucoup influencé Jean Giraud dit Mœbius et Jean-Claude Mézières par exemple. C’est aussi l’homme qui, en Europe, a fait le lien entre la grande école de bande dessinée du Vieux Continent, celle qui revêt tant d’importance aux yeux des lecteurs du franco-belge, celle de la ligne claire, et l’expressionnisme en noir et blanc, qui est en réalité la plus grande école de la bande dessinée à l’échelle mondiale. Celle de Milton Caniff, d’Hugo Pratt, Mike Mignola et bien d’autres. Le monsieur qui fait le lien entre tout ça, c’est Joseph Gillain. Et il méritait bien un ouvrage de cette ampleur. On disposait déjà de livres sur Gillain, mais rien de ce niveau. C’est un véritable gisement, tant sur le plan graphique qu’iconographique ou en ce qui concerne sa famille. C’est presque trop. Je ne pensais pas pouvoir dire un jour qu’on aurait trop d’informations concernant Joseph Gillain. Le niveau de précision auquel on accède est étonnant. C’est sans aucun doute un ouvrage, certes difficile à ranger dans nos bibliothèques par sa taille, mais qu’on va consulter tout le temps. J’assume totalement le prix que nous lui avons décerné cette année.
Renaud Chavanne : C’est un livre qui, je crois, est en voie d’épuisement très rapide après parution. Il a été édité par François Deneyer lui-même, sous le label Musée Jijé, et apparemment il n’en resterait guère qu’une cinquantaine d’exemplaires. J’espère que les bibliothécaires spécialisés auront eu la bonne idée de l’acquérir et de le maintenir dans leurs fonds. Pour conclure, je dirais que c’est un ouvrage dense : les lignes de texte sont longues, la police de caractère est petite, ce sont 400 pages d’une densité incroyable. Et surtout, on entend la voix de Deneyer. C’est un homme qui sait écrire. Je ne me suis pas ennuyé un seul instant en lisant ce livre.
Florian Rubis : Et du point de vue de l’iconographie, on voit enfin des choses dont on avait entendu parler, en particulier les œuvres religieuses. On s’était dit qu’il allait falloir faire un pèlerinage en Belgique pour pouvoir les contempler… cet ouvrage va nous l’épargner.
Renaud Chavanne : On peut voir les œuvres d’enfance de Gillain. Deneyer a visité les églises afin de retrouver les fresques religieuses peintes par Jijé à l’occasion de son éducation artistique chez les bénédictins.
Mais passons à présent au livre de Charles-Louis Detournay, consacré à un autre auteur belge…
Florian Rubis : Walthéry le facétieux est un livre qui s’appuie sur des entretiens réalisés avec Charles-Louis Detournay, journaliste et rédacteur en chef d’ActuaBD.com, également de nationalité belge. Walthéry est un dessinateur qui travaillé dans l’atelier de Peyo, mais qui est surtout connu pour Natacha, son héroïne hôtesse de l’air. Ça n’a peut-être l’air de rien, mais il faut rappeler que dans la bande dessinée franco-belge de cette époque, les héroïnes étaient rares ; on évitait de montrer des personnages féminins. Edgar P. Jacobs en a su quelque chose. Charles-Louis Detournay est très proche de beaucoup de dessinateurs de son pays, dont Walthéry. Detournay est aussi quelqu’un pour qui les valeurs du scoutisme ont une véritable importance, et cela le lie à Walthéry lui-même très proche du mouvement scout, tout comme Joseph Gillain. Rappelons que nous devons à ce dernier une biographie du Britannique Robert Baden-Powell, son fondateur. Tout ceci revient dans ce livre où l’on entend les voix de nombreux autres dessinateurs de l’époque, y compris les petites mains qui ont trouvé leur place dans le milieu de la bande dessinée franco-belge sans toutefois y acquérir une grande notoriété. Ils font partie d’une génération qui va bientôt disparaître, et cet ouvrage recueille leur parole, leur mémoire et, à travers eux, rapporte de nombreux témoignages sur les grands maîtres desquels ils ont appris. C’est vraiment un ouvrage intéressant. Le seul reproche que je pourrais lui faire est que, vers la fin, il se perd dans l’anecdotique. Il aurait pu être un peu moins long.
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Super contenu ! Continuez votre bon travail!