[SoBD2023] Revue de Littérature

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Renaud Chavanne : Restons en tout cas au XIXe, au début du XXe, et nous vous parlons du gros livre de Thierry Groensteen, La bande dessinée en France à la belle époque : 1880-1914, aux Impressions Nouvelles. C’est un livre qui se place dans la continuité évidente du Naissances de la bande dessinée de Thierry Smolderen, qui a été publiée en 2009. Cette continuité est manifeste par le format du livre, puisque c’est le seul livre des Impressions Nouvelles, à adopter cette taille-là. Il y a d’autres livres aux Impressions Nouvelles, qui sont publiés sous un format luxueux, c’est-à-dire le format luxueux de la bande dessinée, le dos carré avec la couverture fortement cartonnée, mais de cette taille-là, c’est le seul. Et puis, évidemment, la période concernée est également un indice évident de poursuite. Voilà.

Harry Morgan : On est dans la même problématique qu’à propos de Sausverd, c’est-à-dire on est dans cette culture médiatique, et proprement, c’est cette culture de la presse, la presse imprimée. Pour comprendre l’importance de cette chose-là, prenez l’expression même de bande dessinée : bande, c’est le strip ; en fait, bande dessinée est très vraisemblablement de l’argot de presse pour désigner justement un strip.
L’ouvrage de Thierry Groensteen illustre parfaitement cette prédominance d’une culture médiatique. Il y a d’ailleurs spécifiquement un des chapitres qui est consacré aux suppléments dominicaux des journaux. Donc ça existait en France, il y avait un supplément le dimanche dans le journal, et ce supplément était consacré à des feuilletons, des feuilletons écrits. Mais du moment qu’on a des feuilletons écrits, pourquoi ne pas mettre de la bande dessinée ? Et on peut constater en lisant l’ouvrage qu’on ne s’en est pas privé. Donc on est vraiment dans cette culture de l’agence de presse. C’est quelque chose de formidable. Vous êtes un petit journal de province, vous vous abonnez à une agence, on vous fournit feuilletons, donc de très grands romanciers populaires, soit l’équivalent aujourd’hui de ce que vous regardez sur Netflix, et on vous fournit de la même façon de la littérature dessinée, donc des dessins humoristiques et des bandes dessinées. Et votre petit canard de province se trouve publier les plus grands noms et les séries les plus prestigieuses. C’est formidable, et ça vous coûte, à vous qui publiez le journal de province, trois francs six sous, puisque tout ça est organisé de façon industrielle. Et donc c’est dans ce contexte-là qu’il faut comprendre l’extraordinaire richesse de la bande dessinée de la Belle Époque. Mais je parle trop peut-être ?

Renaud Chavanne : Non, pas du tout. C’est un livre qui défriche, que je mettrais volontiers dans la roue du travail de Sausverd. C’est un peu la forme livresque du travail que Sauverd propose sur son blog depuis dix ans. L’ouvrage de Groensteen est intéressant pour la qualité visuelle des documents qui sont montrés. Il y en a certains qu’on a déjà vus, mais c’est loin d’êtes systématique. Cependant il me semble c’est un livre où le propos s’éparpille, c’est-à-dire qu’on y passe d’un sujet à l’autre. On regrette l’absence d’une autre ligne directrice que la volonté d’exhumer des choses qu’on n’a pas l’habitude de voir. On aurait aimé une approche analytique, historique, sociale, qui nous mène d’un point à un autre. Ici, on glisse d’un auteur, Christophe par exemple, à un personnage comme Bécassine. Après, c’est un chapitre thématique, comme portant celui sur les vélos ou les véhicules motorisés. Puis, c’est un chapitre consacré à un éditeur, les frères Offenstadt par exemple. On passe du coq à l’âne. C’est un fort beau livre, intéressant, mais qui manque de tenue, à mon avis. En définitive, j’ai privilégié une lecture de feuilletage plutôt qu’une lecture de fond, où on commence de A, on finit à Z.

Manuel Hirtz : Non, je ne trouve pas. Je trouve qu’il y a un véritable travail de synthèse. Le jeu des chapitres et des domaines permet de serrer l’ensemble du domaine, mais je pense que, toujours, il s’élève un peu au-dessus du problème posé. Et moi, j’ai été au contraire assez frappé que quand il parle de classique, entre guillemets, comme Bécassine ou les Pieds Nickelés, il dit autre chose que ce qu’ont dit jusqu’à présent les historiens en justement plaçant les séries à l’intérieur de cette bande dessinée des premiers temps. Et par ailleurs, bon, le grand plaisir de l’ouvrage, c’est que c’est un merveilleux livre d’images, sauf que certaines sont reproduites un peu petites pour véritablement les goûter. Mais enfin, ça vous épargne d’avoir dans votre bibliothèque quelques kilos de vieilles, vieilles revues chères et périssables. (Rires) Et envahissante.

Renaud Chavanne : Florian, tu veux dire un mot…

Florian Rubis : Très brièvement. Quand même, il n’y a pas que des qualités dans l’ouvrage. Moi, je pense que sur certains chapitres, on en avait déjà parlé en confrontant nos avis, il y a une dose d’ethnocentrisme dans les analyses, etc. Notamment concernant Wilhelm Busch, qu’on a déjà évoqué. J’évoquais tout à l’heure les bandes dessinées plus britanniques, etc., ou américaines. Dès qu’on évoque un peu ça, je trouve qu’on est dans un point de vue très francophone. On ne s’élève pas… J’aurais désiré un peu plus d’élévation.

Harry Morgan : Si je peux me permettre, l’ouvrage s’appelle La bande dessinée française à la belle époque.

Florian Rubis : Oui, mais on a des chapitres qui évoquent ça. Et cela aurait été intéressant d’avoir un point de vue un peu plus élevé.

Harry Morgan : Je suis d’un avis opposé au tien, Florian, parce que je pense que si un chapitre est peut-être inutile, c’est le dernier, sur la bande dessinée européenne, où l’auteur élargit précisément à nos voisins. Je pense que dans le contexte qui est le sien, d’une histoire culturelle et d’une histoire éditoriale de l’époque considérée, donc les 40 ans qui précèdent la Grande Guerre, il n’est pas nécessaire de faire ces liens avec le reste de l’Europe. Il l’a fait par souci d’exhaustivité, alors que je trouve que son propos était très clair et encore une fois, ancré sur ce qui paraissait en France.

Renaud Chavanne : Il y a des sujets qui sont clivants un peu partout, et chez nous, il y a certains livres qui produisent des avis assez différenciés, mais comme nous sommes de bons camarades, nous restons bons amis.
On va passer sur Scoutisme et bande dessinée franco-belge, qui est un livre collectif piloté par Philippe Delisle et Laurent Dehomme, avec des collaborations de Benoît Glaude, Philippe Martin et Pascal Robert, dans la collection Esprit BD de chez Karthala.
Je n’ai pas dit mon petit mot habituel sur les collections, mais en fait, ici, les trois premiers livres dont on vous a parlé sont des livres issus d’éditeurs qui produisent régulièrement sur la bande dessinée. PLG, dans sa collection Mémoire Vive, pour le premier, le livre de Sauverd, les Impressions Nouvelles, qui n’ont pas de collection à propos d’en parler, mais qui publient beaucoup sur la bande dessinée… Cette année, ils avaient deux livres nominés pour le prix, et ils en ont publié plus que deux. Et donc Karthala, qui est une maison d’édition qui dispose d’une collection qui s’appelle Esprit BD, et qui est dirigée par Philippe Delisle, donc l’un des co-directeurs de l’ouvrage.
Vous avez certainement déjà entendu parler de Delisle, on vous en a parlé, vous en avez entendu parler ailleurs. C’est quelqu’un qui s’interroge principalement sur les problématiques religieuses autour de la bande dessinée franco-belge. Et donc, voilà un ouvrage sur les scouts. Les scouts, alors moi, je n’ai jamais été scout. Est-ce qu’il y en a parmi vous qui ont été scout ?

Manuel Hirtz : Jeunesse paroissiale. Mais nous n’étions pas amis avec les éclaireurs. Je suis protestant.

Irène Le Roy Ladurie : Moi, pendant deux mois.

Renaud Chavanne : Deux mois ?

Irène Le Roy Ladurie : Voilà, moi, j’ai été louvette pendant deux mois. Ça ne m’a pas emballée, donc j’ai préféré aller lire des BD. Donc cet été, j’étais bien embarrassée quand au lieu d’aller me balader dans la montagne, j’ai dû lire ce livre, ce que je n’ai vraiment pas fait de gaieté de cœur, et j’ai été heureusement surprise par la qualité de certains chapitres dans le livre, parce qu’avec un sujet pareil, je m’attendais un peu à m’ennuyer, avec des éléments documentaires qui rendaient compte de l’interaction entre les mouvements du scoutisme et puis la bande dessinée.
C’est un collectif, donc forcément il y a des choses qui nous plaisent plus ou moins, et moi, j’étais particulièrement séduite par des analyses esthétiques qui essayaient de montrer comment l’iconographie chrétienne avait pu coloniser certaines images de récits d’aventures qui n’étaient pas forcément a priori des récits de scoutisme. L’article de Luc Courtois, par exemple, est très bien. J’ai noté l’article de Laurent Deom aussi. Puis il y a des choses que je trouve plus ou moins pertinentes. Ce qui était vraiment intéressant, c’était de se concentrer sur le scoutisme comme mouvement de jeunesse, et donc le dernier chapitre sur la parodie du scoutisme à travers le Hamster Jovial de Gotlib me semblait un peu superfétatoire. Peut-être que j’aurais attendu aussi davantage de choses sur la diffusion, l’éventuelle diffusion de bandes dessinées au sein du mouvement scout.

Manuel Hirtz : Je suis bien d’accord, c’est un livre que j’ai lu avec beaucoup de plaisir. Il vaut par sa modestie, justement, et sa rigueur en même temps. Je n’ai même pas eu envie de leur faire reproche d’un peu de nostalgie, dirais-je, parce que ce sont tous des vieux lecteurs de bandes dessinées belges, et ils trouvent par exemple de très grands mérites à une bande dessinée de scouts de Mitteï qui, franchement, est impossible à lire, passé l’âge de 10 ans.
Irène ne se rend pas compte à quel point Hamster Jovial a été un choc. Pour le lecteur du temps, où la culture scoute et catholique était encore assez joliment présente, c’était véritablement subversif, et d’ailleurs, c’était publié dans Rock & Folk au départ, la revue des amateurs de pop, les intellectuels.

Renaud Chavanne : C’est la revue qui a vu les débuts de Jacques de Loustal, que vous pouvez voir en bas.

Irène Le Roy Ladurie : Mais justement, l’article ne rend pas compte du scandale. Éventuellement, une analyse de la réception aurait été intéressante, parce que sinon, moi, je les lis, les BD de Hamster Jovial, et ça me fait rigoler, ça me rappelle les deux mois calamiteux que j’ai passés aux louvettes.

Renaud Chavanne : Pas trop, quand même, j’espère…

Harry Morgan : J’irai dans le sens d’Irène. Il me semble que l’ouvrage aurait pu davantage montrer l’ambiguïté du scoutisme par rapport au catholicisme. Je rappelle que c’est une invention britannique, et donc, naturellement, les catholiques du continent considéraient que c’était une invention du diable. Parce qu’une invention protestante. Il a fallu du temps pour que les catholiques récupèrent le scoutisme.
Par contre, ce que l’ouvrage montre très bien, c’est le parallèle entre le scoutisme et la littérature. Luc Courtois, par exemple, montre bien que La Patrouille des castors, que Manuel n’aime pas…

Manuel Hirtz : Que j’aime beaucoup, j’aime beaucoup La Patrouille des castors. C’était Les Trois A de Mitteï que je n’aimais pas.
Ah pardon. … Il montre bien que c’est Roy Powers Eagle Scout de Frank Godwin. Cela vient des Etats-Unis. Il mentionne aussi les romans populaires, écrits, ceux-là, en fascicules, de Jean de La Hire, consacrés au scoutisme, et Dieu sait qu’il en a produit de multiples séries, et des séries qui sont kilométriques. Donc, il se trouve que le scout, c’est l’un des personnages récurrents de la littérature populaire, et par conséquent de la littérature dessinée. Il y a une autre chose drôle que dit dans le livre Benoît Glaude, qui est le fait que les personnages dessinés sont censés vivre des aventures entre les épisodes. C’est ça qui permet d’ailleurs aux bons pères de récupérer Tintin et Milou. À un moment donné, Tintin et Milou ne paraissent plus dans Cœurs Vaillants, mais ils sont toujours sur la couverture parce qu’il est implicite que les personnages existent dans le monde réel. Et justement, le scout, lui, est un personnage du monde réel, puisque c’est un mouvement de jeunesse. Donc, il y a une utilisation stratégique du scout à l’intérieur, et de la littérature, et de la réalité, sachant qu’on parle souvent d’une presse confessionnelle ou para-confessionnelle. Et ça, le livre le montre bien.

Renaud Chavanne : Florian, tu veux dire un petit mot ?

Florian Rubis : Je me disais, avec un auteur belge, on va vraiment rester centré sur la Belgique et tout ça. Et j’ai eu l’agréable surprise de voir une ouverture, même si elle n’est pas très complète, sur des bandes dessinées qui détonnent un peu sur ce sujet, qui figurent en bonne place, et qui sont intéressantes ici ; comme celle-ci, Troupe 142, publiée par Ça et Là, comics de Mike Dawson, et également Black Badge, scénarisé par Matt Kindt. Je vous recommande ça chaudement, pour la richesse, la profondeur psychologique des personnages, et le concept développé dans l’œuvre, qui contrastent avec les bandes dessinées classiques belges sur le thème.

Renaud Chavanne : Pour être honnête, je ne pensais pas qu’on resterait autant de temps sur ce livre, mais finalement, je ne suis pas si surpris que ça. Il faut bien comprendre qu’effectivement, le scoutisme, ça a été un point fondamental pour notre littérature. On a donné le prix SoBD, il y a deux ans, à une énorme biographie, écrite par François Deneyer, sur Jijé, qui est quand même le type qui a fait une bio de Baden-Powell.

Florian Rubis : Et en deux parties en plus.

Renaud Chavanne : Voilà, donc on est quand même sur quelque chose qui est central, et qui soutient une partie de notre littérature.

Manuel Hirtz : Le scoutisme fut central pour Hergé, il n’a pas manqué de le répéter à chaque occasion.

Renaud Chavanne : Et j’approuverai la remarque d’Irène, qui disait que les réseaux de diffusion catholiques sont probablement un point qui n’a pas encore été travaillé, et qui mérite de l’être. Et je rappellerai à ce sujet quelque chose que j’avais déjà signalé en 2019, notamment à l’occasion de la présence polonaise ici au SoBD. On avait publié en France, dans l’ouvrage sur l’histoire de la bande dessinée polonaise, quelques pages d’un auteur polonais qui, deux ans avant Hergé, avait publié un récit d’un journaliste qui partait en Union soviétique pour rapporter la catastrophe qui se produisait là-bas, pour montrer la vraie face du régime soviétique. C’est dessiné avec des points de convergence totalement évidents avec Tintin chez les soviets. Bon, alors c’est resté relativement inaperçu, cette coïncidence. Et à l’époque, j’avais signalé qu’on pouvait imaginer que les réseaux catholiques qui faisaient circuler les œuvres à l’intérieur des institutions catholiques, et la Pologne jusqu’à nouvel ordre un pays catholique, et l’a toujours été, pouvaient avoir été à l’origine de cette infusion d’œuvres entre les différents pays. Il y a probablement des choses qui ne sont pas encore claires là-dessus et qui mériteraient d’être travaillées.
Voilà, laissons la première moitié du XXe siècle et venons à la première moitié du XXIe. Soyons un peu modernes et reparlons d’un livre dont vous avez déjà entendu parler, puisque nos camarades de la table ronde qui précède vous ont donné une vision complémentaire avec des entretiens avec Guillaume Trouillard de La Cerise et puis Bérangère Orieux d’Ici Même. Mais nous, nous allons vous parler du livre Second Souffle de Frédéric Hojlo chez Flblb et vous en dire ce que nous en avons pensé. J’ouvrirai en saluant l’initiative d’un éditeur indépendant, d’un nouvel éditeur indépendant qui s’engage dans une voie qui n’est plus seulement la publication de bande dessinée, mais la publication d’ouvrages sur la bande dessinée. Ce n’est pas le premier. J’ai cherché à creuser un petit peu. Je me suis dit, allez, arrête-toi sur Magic-Strip, des frères Pasamonik qui ont publié à la fin des années 1970, deux ouvrages importants et des ouvrages de qualité, Les Héritiers d’Hergé de Bruno Lecigne et puis la première édition des Bijoux ravis de Benoît Peters, l’analyse de l’album Les Bijoux de la Castafiore. Donc, c’était déjà un éditeur indépendant qui, au-delà de la publication de bande dessinées s’engageait sur la voie des études.

Manuel Hirtz : Et la première monographie sur Tardi.

Renaud Chavanne : Plus près de nous encore, L’Association avec les trois numéros de la revue L’Éprouvette, qui a donné lieu à une collection d’ouvrages sur la bande dessinée, qui est encore active, puisque l’année dernière, nous avions dans notre sélection le troisième titre de Christian Rosset, Pluie d’éclairs sur la réserve, précisément paru dans cette dans cette collection.
Atrabile a publié le catalogue Art Brut et bande dessinée par Erwin Dejasse, mais avait publié antérieurement un livre qui s’appelle La Fabrique de Fanzines, qui retrace le mouvement piloté par Baladi, Al-Rabin et Consorts, et qui produit les fanzines en Europe, dans toute l’Europe. On trouve encore des titres à La Cinquième couche. Il y en a plusieurs. Il y a quand même beaucoup d’éditeurs indépendants qui se sont engagés dans la littérature secondaire. Et en voilà un de plus avec un livre d’entretiens. C’est notre livre d’entretiens de l’année. Entretiens avec des éditeurs indépendants qui sont entrecoupés de chroniques de livres qui ont été précédemment parus sur ActuaBD, peut-être à des points moins satisfaisants de l’ouvrage. Et puis des sélections d’une dizaine de titres par éditeur, qui sont censés être les titres représentatifs de chacun de ces éditeurs. Dans la présentation générale, avant de vous laisser nous en dire un mot, je dirais que les questionnaires, les entretiens ont été menés avec des éditeurs sur la base d’un questionnaire préétabli, qui aborde toujours les mêmes sujets. Donc, qu’est-ce que j’avais noté ? Les rapports avec les auteurs, les influences, les ouvrages importants. Voilà, il y a des questions qui reviennent régulièrement et qui sont posées toujours de la même façon. Et les entretiens ont été réalisés tantôt en présence des éditeurs, tantôt à distance. Par exemple, c’est tout à fait notable, Laurent Bruel, qui est l’éditeur, le cofondateur des éditions Matière, a refusé de répondre oralement, il a dit « ah ben non, je m’exprime que par écrit », et donc ça donne un texte écrit. Je le souligne parce que c’est important, quand on procède de la sorte, on loupe toute la spontanéité des échanges. On passera à côté de choses que l’interviewé n’aurait pas dites, si, tout d’un coup, une question, une remarque, une répartie ne l’avait pas emmené sur un territoire sur lequel il ne serait pas allé autrement. Voilà, j’ai quelques avis sur la question, mais je voudrais d’abord laisser mes camarades en dire un mot. Qui d’entre vous prend la parole sur Second Souffle ?

Manuel Hirtz : C’est assez passionnant puisqu’on a là un panorama de gens qui ont des choses à dire. C’est intéressant aujourd’hui et ce sera aussi intéressant dans le futur parce que ce sera un document d’histoire. Le seul reproche que je ferai à l’ouvrage, c’est les petites notes sur les meilleurs albums. Il y en a deux par éditeur. On est plus dans la note de bibliothécaire que véritablement dans l’analyse critique, si j’ose dire. Mais l’ensemble est passionnant.

Irène Le Roy Ladurie : Oui, on peut vraiment saluer l’entreprise. Et pour encourager l’auteur à s’améliorer, on peut lui suggérer que cette question des questionnaires est un peu rigide. Il y a une question en particulier dont je redoutais à chaque fois de lire la réponse parce que ça embêtait visiblement les éditeurs. C’était la question « Quel livre que vous avez édité a compté pour vous ? » Un éditeur est souvent bien en peine de répondre à cette question puisqu’a priori tous les livres, surtout pour les éditeurs alternatifs, comptent pour eux parce que c’est un accompagnement de chaque instant. Et donc, cela a donné souvent des réponses un peu fades. « Ah, ils comptent tous pour moi », etc. Sauf un ou deux. Et là, on aurait eu envie que l’auteur fasse un peu plus un travail d’édition, c’est-à-dire retirer certaines questions ou certaines réponses qui étaient peut-être un peu moins intéressantes que d’autres pour faire ressortir les autres aspects vraiment intéressants. Enfin, et là, c’est un peu délicat, je trouve qu’il y a des collectifs plus jeunes encore qu’il n’a pas vraiment interrogés, comme le collectif Flutiste. Et sur tout le livre, je crois qu’il n’y a qu’une seule éditrice qui répond. Sinon, ce ne sont que des éditeurs. Et là, je parle vraiment de questions de parité. Or, ce dont témoigne le mouvement de l’édition alternative, c’est la présence d’éditrices, comme on l’a vu à la table précédente. Voilà. Ce sont de petites remarques et des conseils que je donnerais à ce sympathique rédacteur.

Harry Morgan : L’unique éditrice répond en français « inclusif ». Et on comprend qu’elle fait notamment une revue pour enfants woke. Donc, je ne sais pas si c’est l’exemple le plus typique de la bande dessinée alternative faite par des femmes à l’heure actuelle.
Si j’ai bien compris, ça s’appelle Second Souffle parce que ça aborde une deuxième génération de l’édition alternative, après la génération de L’Association et de Cornelius. Je n’ai que des éloges à faire à l’ouvrage, mais il me semble que l’auteur a beaucoup de mal à définir son domaine, puisqu’il propose plusieurs caractéristiques de la bande dessinée alternative, mais c’est pour les réfuter aussitôt. Donc, finalement, reste, en tout cas c’est ce que j’ai retenu, une situation précaire entre le fanzinat, qui, lui, sort totalement des problématiques économiques, et l’édition mainstream. Mais sachant que tous les éditeurs mainstream publient, dans certaines collections, des livres qui ne se distinguent en rien de ceux de l’édition alternative, on a beaucoup de mal à justifier le concept lui-même. Comme je lisais justement l’ouvrage de Thierry Groensteen, je me disais : au fond, une bande dessinée est forcément en lien avec son temps, avec ce que Thierry Smolderen appelle les séries culturelles. Donc, la bande dessinée de la Belle Époque est en lien avec le vaudeville, le théâtre, notamment le théâtre à grand spectacle, et les voyages, qui sont permis par les technologies modernes, le paquebot, et ainsi de suite. Et la bande dessinée moderne, donc celle du Second Souffle, est en lien avec les formes fictionnelles qui sont actuellement prisées, donc toutes les littératures du moi, l’autobiographie, l’autofiction. Et aussi tout ce qu’on appelle la bande dessinée du réel, donc les documentaires, les analyses politiques, la vulgarisation scientifique, les biographies, et ainsi de suite. On colle avec son temps, et il n’y a peut-être pas à se demander : Tiens, est-ce que cette BD serait alternative, et par rapport à quoi ?

Renaud Chavanne : Oui, parce que ce que ne vous a pas dit Harry, c’est que c’est un livre d’entretiens qui est entrecoupé par des chroniques de livres. C’est donc quelque chose qui se lit facilement. Et on se demande quelle mouche a piqué l’auteur de vouloir ouvrir son introduction par une définition de la bande dessinée alternative. Donc ça fait déjà vingt ans qu’on sait l’impasse qu’est la question de la définition de la bande dessinée, que tout le monde a renoncé à cette définition. Pourtant là, l’auteur débute par un texte à vocation théorique, une sorte de justification à son travail, comme s’il avait besoin de dire qu’il y a quelque chose qui s’appelle bande dessinée indépendante alternative pour pouvoir en parler ensuite. A mon avis ce n’était pas nécessaire. Voici quand même le résultat de cette réflexion. Trois facteurs détermineraient ce qu’est une bande dessinée alternative. Un facteur esthétique, qui consisterait à proposer une autre voie (on nous laisse décider de ce qu’est cette autre voie). Un facteur économique : l’indépendance, le respect, le partage de la valeur ajoutée, le dialogue et la transparence (très bien, mais est-ce vraiment un facteur déterminant pour la plupart des éditeurs indépendants). Et puis, un troisième facteur politique : avoir une éthique dans un monde capitaliste et libéral. C’est le respect de ces trois facteur qui, selon l’auteur, fait qu’on est un éditeur de bande dessinée indépendante. Donc, je ne sais pas, moi, un éditeur réactionnaire de droite et qui ne paierait pas plus ses auteurs que les autres, il ne serait pas indépendant. Ça ne pourrait pas être une littérature alternative. Disons que ça me paraît… Enfin, je ne crois pas qu’il y ait d’intérêt à ce genre de définition. Et je pense qu’il n’y avait pas du tout de nécessité à définir un champ alors qu’on peut le laisser flotter dans des frontières mouvantes. Enfin, si jamais vous n’avez pas encore lu ce livre, que les éditeurs présents sur le SoBD vous intéressent et que vous voulez savoir comment ils fonctionnent, sa lecture sera intéressante. Mais ne vous sentez pas obligés de lire l’introduction. Vous pouvez la passer et aller directement aux entretiens.
La deuxième chose que je voulais dire, c’est que ce livre est tout sauf un livre analytique. C’est-à-dire qu’il propose une succession d’entretiens avec des éditeurs indépendants, onze, mais à aucun moment n’essaye de nous fournir un panorama ou une explication ou, comment dire, une trajectoire historique. C’est très frustrant, en fait. C’est un travail qui, pour moi, est quasiment de l’ordre du travail journalistique.

Irène Le Roy Ladurie : Oui, si je peux ajouter quelque chose, c’est par exemple ce deuxième critère définitionnel de la transparence, de la rémunération et de l’indépendance économique, par exemple, ce que tu as évoqué, encore faudrait-il le prouver. Il n’a fait que des entretiens avec les éditeurs. Il n’est pas allé fourrer son nez dans les budgets, dans les finances des éditeurs, alors que d’autres peuvent le faire. Ce serait un travail à mener que de voir vraiment quelle est l’économie de toute cette sphère alternative, quelle que soit la définition qu’on lui donne.

Renaud Chavanne : Finalement, le fait de préétablir un questionnaire et de l’utiliser systématiquement pour l’ensemble des éditeurs, ça suppose implicitement qu’il y a une grille préalable sous-jacente qui tient lieu de base analytique. Et cette grille analytique sous-jacente, on la voit transparaître à travers l’introduction. C’est-à-dire que pour Hojlo, il faut être transparent, respecter, partager de la valeur, anticapitaliste, etc.

Dossier de en novembre 2024