Special Comix

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En janvier 2010, le prix de la bande-dessinée indépendante à Angoulême récompense un objet non identifié : la toute jeune scène indépendante chinoise fait une apparition remarquée en France.
L’ouvrage est intrigant : introuvable sur les étalages des libraires, volumineux (quelques 600 pages), couverture inattendue (dans des tons marrons, des personnages simples, souriant et ressemblant à des champignons et des formes étranges à évocation phalliques). La reliure n’est pas de très bonne qualité, le papier non plus. Pour trouver le titre, il faut aller regarder sur la tranche : SC3 pour Special Comix 3. «3» parce que l’ouvrage est la troisième livraison de ce fanzine.
Special Comix… nom probablement choisi tout simplement parce que ces bandes dessinées sont effectivement spéciales, dans tous les sens du mot. Reste que ce nom peut paraître bien puéril. Le monde de la bande-dessinée indépendante française a des choix généralement plus heureux et plus évocateurs (citons en vrac Lapin, Ferraille Illustré, Bile Noire, etc.).
Le meilleur moyen de percer ces mystères est probablement d’ouvrir l’imposant d’ouvrage, pour ceux qui auraient la chance de l’avoir entre les mains. Le lecteur y découvre d’abord une préface de Ludovic Debeurme puis comprend à la vue des caractères chinois employés : Special Comix représente un échantillon de la bande dessinée indépendante chinoise. Les travaux d’artistes tels que Flyer ou Duoxi semblent également imbibés de traditions graphiques orientales. SC3 est donc le cadeau d’Angoulême 2010 au monde de la bande-dessinée : faire découvrir la bande -dessinée indépendante chinoise.

Car après le Japon, la Corée du sud et Hong-Kong, une scène de bande-dessinée indépendante est en train d’émerger en Chine. Et comme souvent dans ce pays, l’émergence est rapide.
D’après Yan Cong, éditeur de Special Comix 4 (sorti en janvier 2011), les origines de la bande-dessinée indépendante chinoise sont à chercher au début des années 1990, quand les traductions de mangas japonais commencent à arriver sur le marché (le précurseur de ce mouvement étant le fameux chat bleu Doreamon[1] ). Ces premiers ouvrages connaissent un certain succès et des éditeurs chinois commencent à traduire d’autres mangas du même type. Fleurissent alors dans les grandes villes chinoises des petites librairies d’une dizaine de mètres-carrés, couvertes d’étagères dans lesquelles les jeunes Chinois viennent acheter ces traductions. Mais ces publications sont illégales : les éditeurs ne possèdent pas les droits d’auteurs, ce qui amène le gouvernement à les interdire et à fermer ces petites librairies. En parallèle, les autorités cherchent à lancer une bande-dessinée chinoise avec plusieurs titres par la suite traduits et publiés en France chez les éditions Xiaopan.

Le succès reste mitigé, le public chinois naissant reste frustré de la disparition des mangas et se tourne vers internet pour les retrouver. Mais ces recherches mènent certains internautes au-delà de l’univers manga. Par les hasards du web, certains découvrent les auteurs de bande-dessinée européenne, et plus particulièrement de Suisse et d’Europe du Nord : revue Strapazin, auteurs tels que Max Andersson (publié en France par l’Association), Anke Feuchtenberger (l’Association, FRMK), Atak (Frémok) ou encore, côté français, Winshluss (Requins Marteaux, l’Association, Cornélius) et Blanquet (Cornélius). En outre, la bande dessinée indépendante émerge à Hong-Kong, avec notamment la revue Coakroach de Craig Au Yeung (qui a préfacé SC3) ou plus tard les œuvres de Chihoi (dont A l’horizon et Le Train ont été traduits en français par Atrabile et qui doit être l’éditeur de SC5 à paraître fin 2011).
Une communauté se développe sur internet et Hu Xiaojiang, Tang Yan et Zhang Xun, trois auteurs habitant à Nanjing (ouest de Shanghai) décident au début des années 2000 de lancer le projet de Special Comix. Toujours grâce à internet, ils rassemblent des auteurs éparpillés dans toute la Chine pour participer à la revue. Progressivement des Hongkongais et des Taiwanais se joignent à eux. Internet reste la condition sine qua non de la survie de Special Comix : l’ouvrage n’a pas d’existence légale en Chine et n’est disponible que sur les sites de ventes à distance ; tout au plus peut-on l’apercevoir dans les librairies indépendantes hongkongaises qui se sont implantées dans les grandes villes du continent. L’ouvrage est tiré à 1500 exemplaires, ce qui peut paraître peu dans un pays qui compte 1,3 milliards d’habitants comme la Chine : son public reste en effet limité aux jeunes urbains des très grandes villes qui travaillent dans le milieu de l’art. Mais la diffusion augmente et le public s’élargit progressivement. En outre, d’autres auteurs chinois indépendants issues de Special Comix sont en train de lancer une nouvelle revue, intitulée Cult Youth.

SC3 est naturellement suivi de SC4, paru en janvier 2011 et présenté à Angoulême, par les auteurs en personne ; six d’entre eux s’étant déplacés pour recevoir le prix. Entre les deux volumes, on sent déjà une grande maturation. D’abord, le travail d’édition est bien plus abouti : couverture et papier de meilleures qualités, importante évolution graphique de certains auteurs (Xiang Yata, Xiao Longhua), présentation plus design, textes de critiques ou d’auteurs en introduction et conclusion…
SC4[2] rassemble une quarantaine d’auteurs : difficile dès lors de dégager une tendance. Pourtant, la lecture de ces œuvres est sans surprise structurée par des thèmes liés à la modernité, aux médias, la solitude, le monde industriel. Autant de références qui évoquent la société contemporaine chinoise, en perte de repères avalée par une croissance trop rapide, qui laisse l’individu en proie à la solitude. Certains auteurs s’en tiennent à des récits de leur vie quotidienne, en les teintant parfois d’une touche de fantastique (voir les travaux de Wang XX, Zuo Ma, Menz, Li Kong, 54 Boy). Mais la plupart abordent les thèmes d’une sexualité non assumée (Menz encore, SM, Anusman) et la métamorphose/ hybridation du corps (Tang Yan — DN, Yan Cong, Zuo Ma, Song Qi, Chihoi). La plupart des auteurs évitent le récit et préfèrent adopter un style qui tient plus de la description : élégantes variations autour du thème de la pluie de Xiang Yata, digressions bibliques de Si Wei, rêveries de Lanlan. Aussi peut-on se demander en quelle mesure ces auteurs parviendront à l’avenir à développer des récits plus amples et narrativement plus ambitieux, permettant la sortie d’albums (précisons cependant la présence d’auteurs ayant déjà publié des récits par le passé : Chihoi — déjà cité, Rain — auteure de Silent Rainbow à notre connaissance non publié en France ou encore Yan Cong — publié en Italie par Canicola, voir son Sogno Dell’Elefante).

Special Comix consacre donc l’émergence de la bande-dessinée indépendante chinoise, émergence brutale par sa soudaineté : une pléthore d’artistes avec des univers et des styles propres. Probablement faut-il voir dans cette énergie la nécessité pour la jeune génération chinoise de recréer la réalité, de la sublimer. Et certainement la bande-dessinée indépendante devra-t-elle désormais compter avec cette scène chinoise.

Notes

  1. Signalons qu’il ne s’agit pas de la première apparition de la bande-dessinée sur le sol chinois, loin s’en faut (voir la célèbre série San Mao ou les œuvres de Feng Zikai).
  2. A Paris, on peut trouver SC4 à la librairie le Pied de Biche, 86 rue de Charonne, dans le 11ème. Sinon, écrire à babylomics@gmail.com.
Dossier de en février 2011