Suite lyrique

de

Barbier, Goblet et Pfeiffer, Carlé, Menu

Second quartet — dans un jardin d’automne, cette suite de chroniques se voudrait lyrique comme l’était le deuxième quatuor à cordes d’Alban Berg, auquel il serait ridicule de se mesurer, cette suite touchant là, formellement, à un degré d’intensité, tant musicale qu’amoureuse (les deux étant imbriqués au plus près), rarement atteint dans l’histoire. Jetez une (ou, de préférence, deux) oreille(s) sur cette œuvre achevée en l’automne 1926, comme un (ou, de préférence, deux) œil (yeux) sur les quatre livres singuliers dont il va être question. Les trois premiers livres sont des nouveautés. Le quatrième est sorti au début de cette année, donc en plein hiver, mais il s’accorde bien à la couleur mélancolique qui caractérise le retour de l’automne, quand les feuilles (sauf une, dirait Fred) tombent des arbres et les fluides circulent autrement.

1. Alex Barbier, Dernière bande, FRMK

Une bande dessinée de peintre et non une bande dessinée peinte : rien de plus rare, de plus troublant, de plus jouissif quand l’écart entre ces deux domaines se resserre. Barbier est un maître du ton. Donc aussi bien de la couleur que de la voix ; on pourrait dire : du surgissement de la voix par la couleur. Quand le ton est juste, cela implique qu’il y ait des dissonances, des rencontres épiques, voire lyriques, entre couleur et voix. Tout est là, dans ces frottages intempestifs qui tranchent de manière aussi vive qu’un cut up dans le réel. C’est pourquoi, sur le papier, cela ne saurait se passer ailleurs qu’en bande dessinée : il faut les images et les mots. Et même si les mots apparaissent souvent dans les images là où on place les sous-titres dans les films, même s’il y a écran, il n’y a pas «cinéma» : chaque image est arrêtée, et leur succession n’a pas pour autre dessein que de mettre en mouvement l’idée qui les a fait naître. Barbier projette ici ses adieux, ce n’est pas la première fois qu’il le fait, mais, cette fois, il titre dernière bande et on pense alors que, oui, c’est bien d’adieux qu’il s’agit. Dans le lieu déserté, casino de V. dont Barbier a si bien parlé (1900. L’architecture qui me trouble le plus. L’architecture carnivore ! Il était désaffecté, tout partait en lambeaux, mais en lambeaux distingués, si je puis dire), décor de plusieurs de ses bandes dessinées — lieu aussi précis que vague, aussi chic qu’arsouille (mot frappé d’obsolescence qui colle donc parfaitement à cet anti-avant-gardiste proclamé qu’est A.B.), où faire apparaître les fantômes de ce qui fut, tels qu’ils ont été sculptés, transformés, par la mémoire, donc par le temps, le vieillissement — certaines scènes se rejouent, comme en rêve, surgissant du silence pour y retourner : s’y abîmer à jamais. Nulle bande n’aura été plus hantée que cette dernière. Entre farce adolescente et œuvre testamentaire, le champ est large où se fourvoyer — perdre pied dans le marigot critique. Avant d’être le titre d’un livre d’Alex Barbier (ou d’un label de Rodolphe Burger), dernière bande est une des œuvres les plus singulières de Samuel Beckett (en VO : Krapp’s Last Tape). Chez l’Irlandais, la bande est magnétique — mais «magnétique» est aussi ce qui définit ce champ où les corps s’attirent, s’aimantent, se frottent et se détachent, s’oublient, s’effondrent, s’évanouissent… De par la crudité et la touffeur homo-érotique qui baigne ces planches (et donne sens aux coulées de peinture qui ne cessent de flouter l’image sans jamais en censurer la bestialité) dont nous connaissons la puissance depuis Lycaons, on est plus proche de Burroughs et de ses garçons sauvages que de Beckett. Mais il y a aussi quelque chose de jurassien, donc d’archaïque, d’immémorial, au-delà du littéraire : projections de songes et cauchemars primitifs — non pas ceux qui auraient fondé «notre monde», mais ceux qui ont forgé l’univers singulier d’Alex Barbier, lui donnant sa cohérence et aussi ses excès, à la fois partageables et impossibles à faire passer.

Dans ce dernier livre, l’inscription des mots, malgré une typographie qui peut provoquer un léger rejet dans un premier temps (c’était déjà le cas, avec Pornographie d’une ville), mais à laquelle on s’habitue jusqu’à la trouver inséparable de l’image, est — comment dire ? — d’une sobriété baroque… Cela touche à l’essentiel, ça tourne au resserrement, sans pour autant s’interdire de multiples débordements. L’eau est le signe de cette sobriété, mais aussi le vecteur de ces irisations colorées, cet aquarellage aussi aléatoire que maîtrisé. Alex Barbier se positionne plutôt du côté des classiques. Il en est clairement un, de notre temps, et cette dernière bande, s’il s’agit réellement de sa dernière incursion en territoire de bande dessinée, sonne effectivement comme un adieu : abschied musical, opératique, comme dans le Chant de la terre de Gustav Mahler.

Entre parenthèses, je ne dirai rien — ou seulement ceci, pour la forme — au sujet de l’irruption, en partie parodique, en partie non, de pages détournées de la Patrouille des Castors ou de Buck Danny, où le trouble adolescent se dévoile, dans ces lieux d’enfermement où les femmes sont absentes (lycée ou caserne), parce qu’il serait trop facile de s’en amuser tout en s’en désolant. Il faut bien comprendre que — comme, par exemple, chez Pierre Guyotat — l’art de Barbier est plus dur que pur. Plus âpre que tendre — et pourtant…

2. Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, Plus si entente, FRMK + Actes Sud BD

Le passage entre Dernière bande et ce livre impressionnant par son format, son épaisseur et son inventivité tant plastique que narrative s’accomplit aisément. Il y a du FRMK dans l’air, en entente avec Actes Sud pour Plus si… On relève d’emblée un vrai travail de la couleur, une relation forte entre le visuel et le verbal, et une certaine manière de découper les planches (Barbier en deux parties, Goblet et Pfeiffer, le plus souvent en quatre). On note l’absence — ou une présence plus que discrète — de bandes blanches (ou gouttières) entre les cases : très fines chez Barbier, inexistantes chez Goblet/Pfeiffer. Chaque image est la projection d’une idée, réalisée concrètement avec les outils du dessin et de la peinture. Sens du montage et goût de la belle ouvrage offrent à ces deux livres matière de proximité qu’il faut maintenant reléguer au fin fond de la mémoire pour porter un regard aussi vierge que possible sur le deuxième de cette suite (même si on a conscience que c’est une illusion, il faut faire vœu d’amnésie pour pouvoir «commencer la partie»).

Plus si entente… Ce qui frappe d’emblée, c’est l’impossibilité de savoir précisément qui a fait quoi, ce qui implique qu’entente, il y a eu (ce qui n’interdit pas les conflits, notamment au sens où Matisse parlait d’éternel conflit du dessin et de la couleur ; et encore moins les dissonances qui, comme déjà noté, participent pleinement à la montée de la jouissance).

On obtient alors, côté plus : 1 + 1 ≠ 2.  On notera en passant que quatre mains à l’ouvrage impliquent deux corps et deux cerveaux ayant assemblé leurs forces, sans pour autant perdre de leur personnalité propre — auteur monstre, à la fois masculin et féminin, où chacun est seul et plusieurs à la fois… Corps hybride solitaire et foultitude organique : la greffe a pris. 1 + 1 = 1 autre ou = infiniment plus que 2.

Plus si entente, c’est un décor en mouvement, la remise en ordre d’une mémoire désordonnée (Internet ou l’entretien infini d’une confusion savante entre chance et chaos), ou encore un montage de fragments d’un discours qui se la joue amoureux… C’est simultanément du bavardage sur la toile et du silence sur le papier.

On pourrait croire, en découvrant les premières pages, qu’il s’agit d’un jeu élaboré à partir de petites annonces (et aussi de leurs commentaires) copiées-collées sur des sites de rencontres. Et puis, cela semble plutôt un prétexte qu’un sujet. On s’interroge tout en se laissant glisser sur le terrain graphique qui nous entraîne de page en page. Certains signes reviennent. De même, des personnages — «la» mère, l’«ex», la jeune fille, les prétendants… — qui semblent se comporter presque comme dans une bande dessinée «classique».  Alors des choses se précisent tout en laissant d’autres plus qu’ouvertes. On se met à l’affût. On scrute ce qui arrive, tournant d’un doigt léger les pages dans l’ordre, repérant des symboles, des répétitions tant verbales que graphiques, ou des variations, des reprises… Le lieu (là où tout cela aurait lieu) se débroussaille (un peu) et, avec le temps, on se surprend à attendre quelque chose comme un dénouement dont on devine pourtant qu’il ne pourra guère nous éclairer sur autre chose que cette entente entre les deux auteurs, et peut-être aussi sur ce pourquoi elle a eu lieu.

Féminin + masculin engendre un langage entre fusion et expression des différences, source de jouissance pour qui aime voir émerger des formes neuves, surgissant de nulle part, ou peut-être simplement de où nous partageons ce mode de vie inédit : cet espace que crée la lecture et où l’imagination de qui s’y aventure a droit de cité. Lire, ce n’est pas décrypter de sombres intentions, mais réinventer le monde. Non pas le réenchanter (ce monde n’en a cure), mais en saisir les enchantements (qui viennent d’un jadis archaïque qui nous colle à la peau avant de pénétrer notre organisme).

Autrement dit : ne pas attacher trop d’importance à ce qui paraît anecdotique, tout en explorant minutieusement les innombrables détails qui grouillent dans ces pages bavardes et silencieuses, contaminées par le verbe, mais, le plus souvent, purement visuelles (travaillées au plus profond par le non verbal, souvent d’ordre sexuel — ou plutôt agitées par divers troubles à quoi la libido peut conduire). Les pages sur lesquelles j’aurais tendance à m’attarder le plus sont celles qui se désencombrent de mots. Mais on pourra aussi bien apprécier celles qui en sont envahies (d’autant plus que leur inscription varie, graphiquement). Rien de stable — sinon le livre, imprimé, relié, comprenant un peu plus d’une dizaine de cahiers cousus.

Plus si entente, cela veut peut-être dire en premier lieu qu’il ne suffit pas de parcourir en dilettante ce livre d’images. Il faut le lire et le relire et, de lectures et relectures, repenser notre relation à cet ouvrage : un plus parmi les plus inhabituels en bande dessinée, en effet.

3. Grégoire Carlé, Philoctète et les femmes, L’Association

Alors là, c’est tout autre chose… Si le format et le nombre de pages du troisième livre de cette suite sont à peu près semblables à ceux des deux premiers (passons rapidement sur le fait qu’il s’agisse d’un volume broché et non cartonné), la couleur en est absente et les planches se succèdent, semble-t-il, selon l’ordre induit par une narration préétablie. Nulle opération de montage, cette fois (peut-être y a-t-il des repentirs ici et là, mais l’impression en oblitère l’inscription). Il pourrait bien s’agir — nous murmure à l’oreille la voix du livre — d’une bande dessinée plus «classique» qu’il est préférable, malgré ses 162 planches, de lire d’une seule traite, par exemple lors d’une nuit d’insomnie, en étant simplement aimanté par le désir de savoir où cette histoire va nous conduire. Philoctète et les femmes présente les mêmes qualités que les ouvrages précédents de Grégoire Carlé, notamment La nuit du capricorne (où il était déjà question du compagnon d’Ulysse, le fourbe, et de l’île de Lemnos). Un esprit libre s’y manifeste, c’est-à-dire non encore figé, mais en route vers.

Ici, c’est le moins qu’on puisse dire, la bande dessinée remue. Le trait est dynamique, précis, sans jamais être apprêté. On a parfois l’impression qu’il a de l’avance sur son auteur. Il peut alors arriver que l’idée naisse dans l’instant même de son exécution, avant même que le dessinateur n’en mesure les conséquences potentielles. Mais c’est doute un leurre. Comme chez Pratt, Muñoz ou Baudoin (pour citer trois prestigieux aînés), la bande dessinée, telle que Carlé la conçoit, est avant tout une écriture artisanalement réalisée — c’est-à-dire selon des techniques qui ont fait leurs preuves. Il n’y a pas de différence fondamentale entre se servir des mots et tracer des lignes ou des contours, tout participe à l’élan. Aussi, ça se bouscule le plus souvent, la contemplation n’étant pas le mode le plus courant en ces terres où l’on sent le pinceau et l’encre, même si on converse parfois avec les astres, les étoiles.

Cette écriture est une écriture du corps : elle ne dit rien d’autre que ce qui fait qu’un corps est vivant. Elle est sexuée et pas seulement parce que le sexe est au cœur de cette histoire ; elle l’est, par la manière de conquérir l’espace de la page, de déposer des signes et de traverser le livre, j’allais dire, «sans débander» ; ce qui signifie : en alimentant en permanence l’afflux sanguin, gardant en réserve de quoi engendrer, même si on n’a pas forcément idée de ce qui pourrait éclore en de telles circonstances.

Comme noté, la lecture de La nuit du capricorne donne quelques indications. Le jeune narrateur, autrement dit l’auteur se penchant sur son passé (l’auteur presque mis à nu par la bande dessinée, même), dit : «on nous a fait lire Philoctète cette année, je crois que c’est pour nous préparer aux événements qui vont bientôt nous rattraper.» Quels sont ces événements ? On les imagine bien. Ils ont à voir avec le fait de grandir. Et ce nouveau livre, bien plus épais que les précédents, apparemment plus ambitieux, est peut-être un pas de plus vers le dévoilement de soi, mais non par l’épanchement de quelque aveu : par le trait, tout d’abord ; par le désir qu’il soit plus fort, plus efficace, propre à émerveiller (ou à dégoûter — à faire sentir, à transmettre des sensations).

Comme plus d’un va s’épancher sur ce «et» qui relie l’Argonaute aux femmes : cruelles amazones, exécutrices et, semble-t-il, d’un appétit sexuel insatiable (quoique devant se retenir quand ce n’est pas l’heure, c’est-à-dire à peu près tout le temps), je préfère relever ce qui me touche le plus : les relations des corps au paysage, des chairs au minéral, au végétal, à l’animal et même au cosmos. Un épi a la même d’importance qu’un ciel d’orage ; ou une plume de paon qu’une danse macabre. Le «héros» doit s’en faire une raison. Je ne sais pas à quel point Grégoire Carlé se passionne pour les mythes Grecs jusqu’à s’amuser à les hybrider, mais il est clair que c’est l’encore jeune homme qui prête sa voix à nombre de ses personnages. Sinon, comment comprendre certains anachronismes verbaux (genre Dans le cul, la mise en plis !), dignes des Olives noires. Il n’y a pas — il n’y aura pas — de reconstitution. Tout se passe ici comme dans un rêve, celui d’un ex-adolescent qui n’en finit pas d’interroger sa relation à l’autre, ses blessures (symboliques ou non), sa fureur de vivre, son aspiration précoce au repos… Donc sa relation personnelle à l’éternelle recherche d’une place sur terre.

On prendra donc ce livre comme on voudra : brillant exercice de style ou nouvel épisode d’une entreprise d’écriture de soi. Sa traversée, diurne ou nocturne, d’un seul trait, devrait en former la lecture première. Plus tard, on prendra le temps qu’il faudra pour aller y regarder de plus près. Pour se frayer un chemin vers l’invisible.

4. Jean-Christophe Menu, Métamune comix, L’Apocalypse

Objet délicat, subtil, même s’il aimerait se faire passer pour ce qu’il n’est pas (une reliure de comix, soit un assemblage de productions maison faites avec les moyens du bord) et qu’il est pourtant (une réplique sismographique, trente ou quarante ans après, d’un rêve d’enfant d’une rare intensité), Métamune comix ne se lit pas que d’une seule façon, chacun pouvant y tracer sa route en s’attardant sur certaines pages et en laissant tomber d’autres, quitte à changer de parcours le lendemain. Depuis que j’ai eu pour la première fois ce recueil en main (il me semble que ce devait être en janvier 2014, lors d’une signature de Willem, qui publiait aux mêmes éditions une version française de son premier livre, Billy The Kid), j’en ai repris plus d’une fois la lecture, de manière à chaque fois sensiblement différente. Livre bien moins épais (et de format plus modeste) que les précédents, Métamune… est d’une rare densité et demande du temps pour être saisi selon tout son potentiel (car, si l’auteur a assemblé à sa manière, plutôt réfléchie, cette suite de fragments, le lecteur peut démonter et remonter à l’envi cette matière non figée pour y greffer sa sensibilité).

Preuve que cette forme fonctionne… Ce recueil rassemblant cinq numéros de Mune comix (quatre de 20 pages plus un numéro double de 28, soit un total de 108 pages) qui seraient parus le temps de quatre plus une saisons (le premier — hiver 2012 — portant le n°111 ; ce qui implique, si on admet une parution trimestrielle régulière et sans accident de ces comix, que le premier numéro aurait été celui de l’été 1985 — or il y eut concrètement un Mune comix 1 publié chez Cornélius en 1993), se compose pour l’essentiel de planches inédites (contrairement à Gnognottes). Bandes dessinées courtes et vives comme JCM en a le secret : notations, souvenirs, brûlants, cocasses, accidents, expériences, rêves inopinés, fulgurants, incongrus, voire idiots (ce qui est une vraie qualité pour le coup), animés par le projet de l’auteur de faire partager, au jour le jour, ce qui l’aura marqué.

On me dit que ce livre tant attendu par ceux qui sont sensibles au trait inimitable de Jean-Christophe Menu (le Lockgroove 3 annoncé pour novembre 2009 à L’Association n’ayant jamais paru, les planches réalisées ont été replacées dans le Mune comix 112 «spécial rock’n’roll») n’a eu que peu d’échos dans la presse et les médias. Comme si des ouvrages de cette trempe tombaient toutes les cinq minutes d’on ne sait quel arbre, au point de conduire les journalistes à ne plus les ramasser.

Ce silence serait-il lié à l’entretien d’une affligeante paresse ? Ou à la trouille de devoir y mettre du sien, car toute forme opérant par assemblage de fragments demande à ses lecteurs de devenir à leur tour (un peu) créatifs ? Alors qu’un auteur relativement difficile comme Pascal Quignard a réussi à s’exprimer sans la moindre concession sous cette forme (dans les Petits traités ou dans Dernier royaume), tout en s’octroyant les faveurs d’un large public, en bande dessinée, cela semble, encore et toujours, tabou. Comme si c’était du sabotage pur et dur ! Comme s’il s’agissait de produire une forme d’«anti-série»… Dans Métamune comix, le principe sériel est révélateur d’une transformation essentielle : dans ce territoire éclairé par la mune, le travail est en chantier permanent (on pourrait accrocher, à l’entrée du livre, la pancarte : Ralentir travaux). Il continue, quand l’énergie et la concentration sont là, tout en étant sans cesse remis en cause en toutes ses parties. Il n’y a plus de hiérarchie entre histoire de longue haleine, autobiographique ou non, et strip griffonné une nuit d’insomnie ; entre récit structuré et souvenirs effilochés d’un rêve, notés fébrilement au réveil. Et tout cela — ce montage faussement aléatoire furieusement agencé — compose plus que jamais de la bande dessinée, pensée par quelqu’un qui se souviendrait, enfant, avoir rêvé des lunes entières, sur quoi ajouter aux recueils du Journal de Spirou. Mélancolie, toujours, contre la nostalgie (qui commande de ne rien ajouter) et l’aquabonisme, ces deux vices (ces deux formes d’addiction au manque) contre lesquels il faut encore et toujours lutter.

Menu poursuit depuis ses plus jeunes années cette aventure de la pensée du quoi — d’autre, de neuf, de soi, d’ouvert et de fermé, d’infidèle et de fidèle, d’innovateur et de traditionnel, de matériellement rêvé — selon ses propres moyens qui tiennent bon tout en ne cessant de changer. Il est (entre autres) pour cela devenu éditeur, à ses risques et périls, surtout depuis la fondation de L’Apocalypse, structure fragile, économiquement, mais forte, projectivement, dont on doit d’ores et déjà se figurer qu’elle réalisera tous ses désirs, même si, pour certains, il faudra avoir la patience d’attendre le temps d’après la fin du monde.

Dossier de en octobre 2014