Sur quelques ouvrages récents de David B. – journal de lecture

de

(première partie: Les meilleurs ennemis 1, 2 & 3, avec Jean-Pierre Filiu, Futuropolis)

Mercredi 9 novembre 2016 : après avoir retardé plusieurs fois le moment de m’y mettre — ou plutôt d’y aller (comme on entre en écriture, on pénètre un terrain vague) — j’ai décidé, il y a quelques jours, de commencer à rédiger, ce deuxième mercredi de novembre, un bref essai sur les ouvrages les plus récents de David B. Et puis voilà… Je me suis réveillé (comme souvent) dans la nuit, vers 4h du matin, et j’ai entraperçu une lumière, en bas. Mon fils cadet dormait (à peine, tel un chat) sur le canapé et la télévision était encore allumée, le son coupé. Il s’était scotché devant le récepteur pour ne pas être le dernier informé du résultat des élections américaines. M’approchant de l’écran, j’ai lu ceci : Donald Trump est en passe de devenir président des États-Unis (il était encore « au coude à coude » avec sa rivale — mais on sentait bien que la balance penchait déjà du côté du plus désastreux). Je suis alors remonté, me rendormant aussitôt (besoin de rêver, ou d’enclencher la tête d’effacement). À l’aube, j’ai pris acte que tout avait été entre-temps confirmé. Il est maintenant 11h passées et je tente d’évacuer de ma tête ces derniers vestiges des incidents de la nuit, tandis que mon regard fixe obstinément les deux premiers volumes de cette histoire des relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient (dont le titre générique est Les meilleurs ennemis). Au crépuscule matinal de midi, comme dirait Erik Satie, dans l’attente de prendre connaissance du troisième et (peut-être) dernier volume, je me replonge dans les précédents (publiés en 2011 — 114 planches ; et 2014 — 102 planches). Les mots, les images se cognent parfois sur quelques scories de discours républicains, vieille tambouille réchauffée, remise « au goût du jour » (qui se mêlent à d’autres, provenant de l’autre bord). On se dit qu’un quatrième volume pourrait naître dans quelque temps, dont le scénariste (présenté, début 2014, comme étant un des meilleurs spécialistes mondiaux d’Al-Qaida) a peut-être déjà quelque idée. Car comment apposer clairement un point final à un tel projet (une telle somme) ? Robert Pinget disait, avec humour : on s’arrête quand on est fatigué. Mais c’était un romancier, un « créateur de monde » (Deleuze ajoutera plus tard, dans une célèbre postface à un recueil de Samuel Beckett : en réalité, on est plus que fatigué : épuisé – l’épuisé étant celui qui a épuisé tout le possible). Mais Jean-Pierre Filiu n’est ni romancier, ni philosophe. C’est un historien, diplômé de Sciences Po et des Langues O, enseignant, homme de terrain, plutôt « engagé » (quitte à parfois recevoir en retour quelques volées de bois vert), conseiller des Affaires étrangères, membre des cabinets des ministres Joxe et Jospin et serviteur (régulièrement invité sur les chaines d’information) des médias — ce qui est tout autre chose. Impossible pour lui de ne pas être à l’affût de ce qui nourrit son travail et qui ne peut qu’être sans fin. On peut donc supposer que ce triptyque intitulé Les meilleurs ennemis, que David B. a bien plus qu’illustré — ou enluminé –, servant le récit de son écriture graphique (identifiable entre toutes, mais pouvant faire montre d’une grande souplesse), restera ouvert, toute décision de clore l’affaire ne pouvant être que provisoire (cependant, il en faudra des années — deux ou trois décennies — pour accumuler la matière nécessaire à l’élaboration d’un quatrième volume de la densité des précédents). Tout livre est à la fois un monde fermé sur lui-même et en quête d’expansion : en recherche d’un espace non borné, sollicitant ce « carburant » performant que produit toute lecture non docile, non paresseuse, propre à faire surgir ce qui est la conséquence de tout frottage (de silex ou de pensées), à savoir des étincelles, donc quelque chose d’éclairant, de brûlant parfois (comme un feu dévorant). Ces meilleurs ennemis oscillent entre les exigences liées au didactisme et le désir de prospection — entre l’utile et l’agréable (si l’on veut bien prendre cette expression avec humour), entre application (à bien mener le travail) et recherche de forme (qui demande de dépasser le simple usage d’un savoir-faire éprouvé). Ces deux premières parties se relisent avec intérêt pour deux raisons : côté scénario, le lecteur a déjà oublié une partie non négligeable des faits rapportés et est heureux de trouver l’occasion de se rafraîchir la mémoire ; côté dessin, même après plusieurs relectures, comme on est très souvent pris par le texte (qui sollicite à lui seul de faire le plein d’énergie), on est encore loin d’avoir tout vu… « Et c’est alors que soudain (page tant du volume tant), on découvre un trait subtil et éclairant qui vit par lui-même »… C’est comme reprendre sa respiration après avoir trop longtemps retenu son souffle ; alors on poursuit sa lecture, l’esprit plus ouvert que jamais à ce qui procure le plus grand plaisir : ce qui se révèle, au-delà de la simple mise en œuvre de ce qui aurait pu être la seule commande de ce travail (savoir illustrer l’histoire), de l’ordre d’une écriture, graphique, qui en dise autant, voire plus, que les mots.

Jeudi 10 novembre 2016 : Les meilleurs ennemis, troisième partie (concernant les années 1984/2013 — 93 planches), est depuis ce matin sur la table en haut de la petite pile de livres qui ont en commun d’imprimer en couverture le nom de David B. Dévoré d’un trait, ce dernier volume semble se dérouler de manière un peu plus rapide que les précédents, alors qu’il traite d’une période d’une trentaine d’années (tout comme le deuxième ; le premier, s’ouvrant sur un prologue assez saisissant nous faisant remonter au temps de Gilgamesh, traversait un temps incomparablement plus long : 1783/1953, comme il est précisé sur la couverture, même si la toute fin se passe en 1956). La raison de cette sensation vient du fait que nous avons toujours en tête les événements de ces trois dernières décennies ; ils se sont encore fraîchement déposés dans la mémoire et font aussitôt retour à la lecture du moindre « épisode » de ce volume qui file à vive allure (et pourtant, il nous arrive assez souvent d’avoir l’impression que les événements tournent en rond). Cela se précipite, certes — mais vers quoi ? On hasardera : la catastrophe. Nous en sommes là. « Obama sanctionne la fin d’une longue histoire de l’Amérique au Moyen-Orient. Elle n’est pas toujours intervenue pour de bonnes raisons, mais elle s’en retire au pire moment. Alors que, du Pakistan à la Lybie, de la Turquie au Yémen, les populations sont en proie à la guerre, à la faim, à l’exil et à un terrorisme qui atteint l’Europe et les États-Unis. » Sur cette double page finale, où le texte est réparti selon trois rectangles, David B. accumule les visages, typiques de telle ou telle société moyen-orientale d’aujourd’hui : femmes voilées ou non, hommes à la tête pour certaines recouvertes de couvre-chefs caractéristiques, portant parfois les armes — composition de figures, dures, sévères, mais dont la peau semble irradier de lumière, sans la moindre aspérité ou cicatrice visible. Ce que ces visages ont en commun est de nous regarder fixement, eyes wide open. Cette double page nous assène une fin en forme de coup d’arrêt (les planches ne sont pas numérotées, le mot « fin » n’est pas écrit, et cet achèvement sur une « belle page » n’est pas commun). On se dit, le livre refermé, qu’il nous sera impossible d’élaborer une critique digne de ce nom du texte de Jean-Pierre Filiu (on se contentera d’esquisser une forme de reconnaissance du travail accompli, étant vraiment intéressé par ce qu’il nous apprend ou nous remet en mémoire), car cela demanderait un travail — de recherche, autant que de réflexion — à la hauteur du sien, ce dont nous sommes bien incapables, nous autres, lecteurs ordinaires, non spécialistes (même si ce sujet nous hante ; même si, régulièrement, à la lecture, il nous arrive de sursauter, de ressentir intérieurement un désaccord, mais sans être à même de le formuler avec précision — privilège de l’expert, du passionné qui laisse son lecteur sans mots pour lui répondre, dépossédé de cette force, non de frappe — même si c’est tout comme — mais, disons, de persuasion, ce qui l’empêche de devenir un véritable interlocuteur). Aussi, c’est d’abord en nous interrogeant sur le travail de composition graphique de David B. que nous nous trouverons un champ où cultiver, non une critique du contenu, mais une réflexion sur les signes, leurs agencements, leurs circulations dans la page et dans le volume. Importance du trait : sa singularité, sa physicalité si on veut : habité, hanté, tremblant parfois, mais toujours sûr, sans repentir visible : témoignant d’une passion des plus fortes pour ce lointain proche, irriguée par le désir, non seulement d’en savoir plus, mais aussi de se nourrir de ce qui en reste le plus énigmatique, le plus mystérieux, le plus insaisissable (en cela, il se montre parfois à l’opposé, même si jamais en contradiction visible, de son scénariste qui, lui, tente en bon professeur, expert en didactisme, de faire monter le degré de clarté jusqu’au risque du blanc aveuglant ; alors que celui qui calligraphie reste poète, ou rêveur, ou explorateur, expert en complots nocturnes).

(Un temps). Pause. Retrouvant l’atelier d’écriture après avoir fait un long aller-retour en bus (belle occasion de passer à d’autres lectures), je recopie ces mots que je viens de découvrir dans Humains par hasard, l’extraordinaire livre d’entretiens (solidement menés par Donatien Grau) avec Pierre Guyotat, qui vient de paraître chez Arcades Gallimard, car ils me semblent en résonance avec ce qui précède (du moins avec cet art des agencements que possède plus que quiconque David B.) :
« D.G. — Vous dites dans un entretien d’Art Press en 2003 : “Ce qui reste de l’histoire, c’est l’art”. Ainsi a-t-on l’impression que vous avez construit votre propre musée. Vous avez pris des éléments à droite, à gauche, et vous les avez agencés, en cherchant à voir comment fonctionnent leurs agencements.
P.G. — Il y a dans le musée que j’ai à l’intérieur de moi des portraits de figures, des scènes de genre, des scènes de foules, des scènes historiques, des sculptures, des peintures, des enluminures, des bas-reliefs, qui se relient les uns aux autres. Je peux difficilement penser à un événement historique en le détachant de ce qui l’a produit, en art, de ses suites et inversement : ce ne sont pas des faits séparés. Le lien rend cette forme d’intelligence difficile à vivre. Elle ne peut pas être calme, elle ne peut pas être tranquille. Il faut que tout avance en même temps. »

Vendredi 11 novembre 2016 : regarder enfin les planches comme si on ne devait en comprendre le sens qu’à travers l’appréhension des formes — ce que le regard saisit : ce labyrinthe graphique, cohérent (comme procédant d’un langage organisé) et en perpétuelle métamorphose (ou plutôt en recherche permanente de variations). On voit bien les contraintes, ne serait-ce que celles relatives à la représentation des figures, des objets, des lieux (mais, comme nous ne savons que si peu, n’ayant pas tant mémorisé ce que nous avons peut-être su, on prend tout, ou presque, comme ça vient : lecture au présent au fur et à mesure de la traversée de cette cartographie qu’est le livre). De toutes les traversées possibles de cet espace ouvert, les plus radicales seront peut-être les plus éclairantes : d’une part, celle où on tente de se détacher des détails pour saisir l’ensemble, lecture en surface qui est tout sauf superficielle ; et d’autre part, celle où on tente d’aller à l’intérieur de la matière encrée, à la recherche des plus infimes détails, dans l’oubli de ce qui les excède. Cette histoire de liens est avant tout affaire de conflits — résolus, si peu ; ou plutôt (ad vitam aeternam ?) irrésolus — et l’extrême qualité du dessin se manifeste dans cette manière de traduire ces conflits par le trait même, à travers le mouvement des signes. David B. est un auteur « complet ». Il n’a pas vraiment besoin de scénariste. Il lui est d’ailleurs plus courant d’écrire pour les autres que de dessiner sur les écrits d’autrui (à part Jean-Pierre Filiu, je ne vois guère qu’Anne Baraou, pour un petit livre de la collection Patte de mouche en 1999 à L’Association, si on excepte ses propres adaptations d’écrits relativement anciens où son acuité de lecteur s’accorde à merveille à son exploration du dessin au point, parfois, de faire oublier l’original). Si un jour sa main devait le trahir, il ne disparaîtrait pas pour autant du paysage de la bande dessinée d’auteur. On peut légitimement se demander ce que peut lui apporter de travailler aussi longtemps à partir un récit écrit par un autre (certes sur un sujet qui le passionne au point de l’inciter à y mettre du sien). Réponse possible : se concentrer exclusivement sur son pouvoir de metteur en scène, de constructeur (de technicien de surface dirait Jacques Roubaud). Même si le texte s’avère parfois trop envahissant, il trouve toujours le moyen de fabriquer des images qui sembleront le fruit d’une exploration des recoins les plus intimes de son inconscient nourri de faits d’Histoire et d’histoires tissées de menus faits. S’il y a bien quelques vignettes muettes, aucune des 309 planches qui composent Les meilleurs ennemis ne se dispense de texte (reprenant le principe de Tardi : éviter les pages privées de mots si on veut que le lecteur suive, au lieu de s’échapper — mais le dernier opus (ou assaut) de l’auteur de C’était la guerre des tranchées auquel je pense soudain, 11 novembre oblige, propose, pour une fois, quelques planches muettes, malheureusement gâchées par un usage trop mécanique de la couleur).

(Un temps). Pause. En allant faire un tour au Salon de l’autre livre, j’ai continué à lire dans le métro Humains par hasard. De retour, je recopie (comme hier) ces mots de Pierre Guyotat : « C’est le juge qui fait le Mal et c’est une vision désespérante de l’humanité de la figer dans un moment ; une vision désespérante de l’histoire du monde. Tout est transformable. On le voit bien dans la matière, elle se transforme devant nos yeux tout le temps. Nous sommes nous-mêmes composés de matière, j’y pensais dans le métro. J’allais je ne sais où et j’ai vu quelque chose qui m’a touché. J’ai pensé que nous étions composés d’eau. Nous sommes des humains tout à fait par hasard. Nous sommes humains, nous sommes debout, nous sommes des masses quantifiables : c’est tout à fait hasardeux. Nous sommes de la matière. Nous sommes minéraux. Donc, qu’est-ce que nous sommes pour juger d’autres amas tout aussi provisoires de matière ? C’est assez désespérant, mais on ne peut pas penser sans penser à ça. La plupart des gens qu’on nous propose comme penseurs aujourd’hui pensent à partir d’une idée de l’homme qui est fausse, qui n’est absolument pas matérielle ; une invention culturelle, une invention historique, une invention sur le temps. Il faut penser à partir du réel. Notre pensée elle-même est de la matière. C’est du son, de la voix, de l’effort. Cela vient d’organes, de nœuds, de ramifications de réseaux qui sont des réalités matérielles et nos pas des réalités idéales. La création apparaît comme une image merveilleuse, une image nécessaire pour vivre ».

Samedi 12 novembre 2016 : Invention de « corps-valises » (comme il y a des mots-valises), aux membres s’articulant en anatomies monstrueuses (formant des phrases en langage graphique) ; objets greffés sur la chair, la peau, ou pris aux rets des bandelettes des turbans (qui proposent aussi une représentation possible de la terre, chaque figure étant à lire selon plusieurs échelles), détournés (comme ces chars devenant chaussures), déplacés (fusils coincés entre nez et lèvres devenant moustaches) etc. Machines. Pétrole. Tuyaux. Labyrinthes. Quelque chose d’un théâtre de marionnettes, du côté des puissants. Foules bruyantes, rivalisant, côté décibels, avec le fracas des conflits (bien qu’il n’y ait que rarement représentation visuelle du monde sonore, on sent, à la lecture, ces grondements, tremblements et autres secousses, explosions, vomissures du monde en guerre). Des trois volumes, c’est le premier qui traduit le mieux la jubilation, l’esprit d’invention visuelle, le désir de clarté non contradictoire avec la complexification de l’organisation des signes, car tout finit par trouver sa juste place. Le monde du dessin — ce qui relève du visible — reste toujours lisible (alors que l’histoire du monde, malgré l’essai didactique, demeure en grande partie illisible). Cette jubilation s’épuise en partie, sans jamais faire place à l’ennui (il y a de vraies belles planches dans ce troisième volume — elles le sont, non parce qu’il le faudrait, mais parce que le plaisir de dessiner est toujours actif ; même si David B. doit gagner sa vie, et même s’il est fasciné par les pirates et autres barbaresques, il ne se montre jamais mercenaire). Disons malgré tout que ce serait ce relatif épuisement (du sujet dessinant) qui inciterait à l’apposition d’un point final, fort du sentiment d’avoir été jusqu’au bout du principe de variation mis en branle dès l’incipit (et on notera que ces trois parties se relient assez facilement, sur le plan visuel, à l’ensemble de l’œuvre de David B. On pourrait même penser, si on parcourt les trois parties de cette somme d’un regard nomade, ne se satisfaisant pas des seuls messages informatifs que les mots font passer, l’incitant en premier lieu à se montrer réceptif à la force des images, qu’il s’agit, une fois de plus, d’un recueil de récits de rêves). Et notons pour finir cette qualité rare de répondre sans trop de douleur (graphique) à cet aspect crucial de la commande du scénario (qui est aussi commande de l’Histoire) : représenter ces visages trop connus, trop épuisés (eux aussi), trop décourageants à regarder, car trop synonymes d’échec, de régression époquale… Ces têtes de politiciens, de dictateurs, de terroristes, de prédicateurs, d’anonymes (à qui on offre un « quart de planche » de célébrité) sur lesquels on aimerait tirer le rideau, non comme au théâtre, mais comme quand la pluie tombe sans discontinuer, aussi droite que drue, composée d’autant de traits de sabre, transportant jusqu’aux mers lointaines par le chemin des eaux usées, les derniers vestiges en carton bouilli des masques du carnaval.

(La deuxième et dernière partie de cet essai portera sur des livres de David B. parus en 2015-2016 : Hâsib et la Reine des serpents 1 & 2, Gallimard, et Mon Frère et le Roi du Monde, L’association)

Dossier de en novembre 2016