Tezuka et la question du genre

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Tezuka Osamu est mort jeune (il avait 60 ans) mais a eu une longue carrière qui a duré 43 années et qui en a fait « le dieu du manga » (manga no kamisama). En effet, surtout grâce à ses œuvres datant des années 1950, il a eu une profonde influence sur la bande dessinée mais aussi l’animation japonaise. Selon Helen McCarthy, auteure d’ouvrages de référence sur le manga, Tezuka a réalisé plus de 700 bandes dessinées (soit plus de 170 000 pages) et 70 anime (séries télé, téléfilms, courts et longs métrages). Avec une telle production, il a pu aborder de très nombreux thèmes et mettre en scène une grande variété de personnages. À l’occasion de la grande rétrospective que le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême lui a consacré en 2018, nous nous sommes intéressés à un aspect très précis de son travail : la représentation du genre à travers trois de ses titres emblématiques (plus ou moins) disponibles en français : Prince·sse Saphir, Ayako et MW.

Qu’est-ce que le genre ?

Avant d’attaquer l’étude des trois mangas, il est nécessaire de préciser ce que nous entendons par « genre » tant la notion peut être floue. Le terme est compris, en psychologie, comme étant la différenciation homme/femme en ne se limitant pas au seul aspect biologique. Il s’agit d’étudier la construction des comportements liés au sexe des personnes, en étudiant l’environnement social et culturel des individus. S’il y a des individus biologiquement de sexe féminin ou biologiquement de sexe masculin[1], peut-on considérer que les êtres humains ont malgré tout des comportements, des aspirations et des sentiments qui dépendent d’autres choses ? Ou est-ce que cette différenciation est de l’ordre du naturel ?

Par « naturel », il faut comprendre que cette idée de différentiation est liée au sens donné à ce terme en Occident par les pères de l’Église catholique, c’est-à-dire qu’elle repose sur un ordre déterminé par Dieu, donc qualifié de « naturel ». Derrière cette notion se trouve aussi celle de la complémentarité : les hommes et les femmes ne sont pas égaux, ils sont complémentaires par leur rôle au sein de la communauté. C’est donc la nature qui a déterminé que les femmes doivent enfanter et s’occuper de la famille. C’est aussi la nature qui détermine les qualités « féminines » (mais aussi les « faiblesses » féminines). Voici brossé, sommairement, la notion de « naturalisme » ou « d’essentialisme ».

Celle de « constructivisme » s’y oppose. Le « constructivisme » considère, à l’inverse, que nous attribuons des caractéristiques aux individus et aux choses selon la façon dont on se représente chaque sexe. Les différences entre les femmes et les hommes sont construites par la société humaine. C’est le fameux « on ne nait pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir, c’est-à-dire que les normes de comportement s’imposent à tout le monde, à l’insu même des personnes. C’est ainsi, pour dire les choses un peu grossièrement, que les filles sont éduquées à jouer avec des poupées alors que les garçons le sont avec des voitures de pompiers, que les premières sont incitées à rester calmes et aider leur mère alors que les seconds, dont la turbulence est tolérée voire encouragée, doivent aller dehors.

Cependant, le genre recouvre d’autres notions. L’orientation sexuelle en est une : chez l’être humain, les facteurs biologiques poussant à l’accouplement (comme les phéromones) sont résiduels et l’orientation, le désir sexuel dépendent de nombreux facteurs. Il y a en premier lieu l’environnement social : dans de nombreuses sociétés, l’homosexualité est mal vue, voire interdite. Un homme se doit d’être attiré par une femme. Cela peut pousser à nier toute homo ou bisexualité pour tendre vers l’hétérosexualité. Néanmoins, l’environnement social ne suffit pas : différentes études montrent que de nombreux facteurs aussi bien innés qu’acquis interviennent dans l’orientation sexuelle. En effet, pour l’instant, ni la psychologie, ni la neurologie, ni la biologie n’expliquent pleinement la question de l’orientation, les recherches montrant une plasticité du cerveau humain bien plus importante que prévue.[2] Il est donc fondamental de distinguer dans sa réflexion le sexe biologique (femme / homme), l’identité sexuelle (féminin / masculin) et l’orientation sexuelle (hétéro, homo, bi). Les notions de sexe et de genre sont alors questionnées pour essayer de distinguer ce qui relève de l’inné ou de l’acquis dans les attitudes et comportements, à supposer que cela soit possible.

Enfin, en tant que concept féministe, le genre analyse les rapports de pouvoirs entre les femmes et les hommes en se basant sur l’assignation des rôles, lesdits rôles étant socialement construits en fonction du sexe. Le féminisme remet en cause l’obligation qui est donnée aux femmes (mais aussi aux hommes) de répondre à des comportements et à une image. Par exemple, il y a cinq thèmes repris massivement dans les médias contre lesquels il est nécessaire de lutter : la femme cadeau, la femme au foyer, les différences de jouets entre filles et garçons, l’orientation et la rémunération professionnelle et l’obligation de beauté faite aux femmes.

Et Tezuka dans tout ça ?

Selon les critères actuels, Tezuka a été plutôt traditionnel sur le plan social, voire un peu misogyne, tout au long de sa carrière. Ses personnages féminins, quand il y en a, sont rarement positifs. L’humour de l’auteur se fait souvent à leur détriment car jouant régulièrement sur des stéréotypes, en l’occurrence ceux qui concernent les filles et les femmes. Il a même fait tout un recueil de gags fonctionnant aux dépens des femmes (une œuvre de commande, certes). Deux exemples en sont donnés à la fin de la revue Manga 10 000 images consacrée au Maître[3]. Dans l’histoire intitulée « Sainte Maria », la féminité est associée à la maternité : toute robotique qu’elle soit, en tant que « substitut » d’humaine, le personnage féminin finit par donner naissance à un bébé. Dans « Double suicide à Shinagawa », là aussi, la femme est un robot, ce qui ne l’empêche pas d’être une bonne femme au foyer et de faire son « devoir conjugal ». Cependant, elle est aussi une véritable harpie qui souffle le chaud et le froid. Bref, elle est source de problèmes pour le personnage principal, ce qui sert de moteur aux gags mis en scène.

Cependant, n’oublions pas que Tezuka est le « produit » d’une époque et que dans la période d’après-guerre, il ne faisait pas très bon être femme au Japon si l’on avait un esprit d’indépendance. Si le droit de vote a été donné aux femmes japonaises en 1946, en même temps que l’égalité entre les sexes a été inscrite dans la Constitution de 1946, le rôle d’épouse et de mère s’est longtemps imposé aux femmes. D’ailleurs, le Japon reste actuellement un des pays les moins égalitaires au monde[4]. Les autres auteurs de manga ne faisaient pas mieux dans les années 1950-1960, y compris dans le gekiga, censé être plus progressiste, ou dans les nouveaux magazines seinen ciblant un public de jeunes adultes, mais surtout masculins. Pourtant, Tezuka a réalisé plusieurs titres battant plus ou moins en brèche cette vision que nous pourrions avoir de sa production. Comme cela a été rappelé en introduction, l’œuvre du mangaka a brassé un grand nombre de thèmes : Tezuka a touché à tous les domaines et abordé de très nombreux sujets durant sa carrière. Trois récits forts ont donc retenu notre attention et sont étudiés ci-après.

Prince·sse Saphir

Tink est un ange facétieux qui a fait une blague à Dieu en donnant un cœur de garçon (bleu) à un futur nouveau-né qui a aussi reçu un cœur de fille (rouge). Le tout-puissant envoie alors son subordonné un peu trop espiègle sur Terre avec pour mission de réparer sa bêtise. Malheureusement, il ne s’acquitte pas correctement de sa tâche : Saphir vient au monde avec ces deux organes. Suite à une méprise, tout le monde croit qu’un garçon est né, ce qui arrange bien le roi puisqu’une fille n’aurait pas pu hériter du trône. C’est ainsi que Saphir va devoir mener une double vie : privée, où elle peut se comporter en fille, et publique où elle doit être un garçon. À l’occasion d’un carnaval, Saphir, « déguisée » en fille, va rencontrer le prince Franz Charming, l’héritier du royaume voisin. L’amour va naître de cette entrevue. Malheureusement, les agissements du duc Duralumin, assisté de l’ignoble Lord Nylon, vont réussir à la chasser du pays après la mort accidentelle du roi. De nombreuses aventures, toutes plus périlleuses les unes que les autres s’ensuivront…

Il existe deux versions (une troisième a été abandonnée) de Prince·sse Saphir : la première date de 1953, l’autre de 1963, mais elles ne sont pas fondamentalement différentes. C’est cette dernière que l’on connait en français car elle a été publiée par Soleil manga en 2005[5]. La série est connue sous deux titres différents en version française : Le dessin animé, « Prince Saphir », a été diffusé en France durant la deuxième moitié des années 1970 ; une version redoublée et dont le titre a été changé en « Princesse Saphir » a été diffusée dans les années 1980. C’est ce dernier titre qui a été repris par Soleil manga. Il s’agit d’une des trois œuvres qui ont assuré la renommée de Tezuka avec Le Roi Léo et Astro Boy, le petit robot[6].

Prince·sse Saphir est certainement la série de Tezuka qui a le plus à voir avec la question du genre, car l’auteur joue beaucoup sur la représentation des genres et les comportements féminins et masculins, notamment par le biais du travestissement. La référence à la Revue Takarazuka où tous les rôles sont joués par des femmes, y compris les rôles masculins (à l’inverse du kabuki, donc) est incontournable. Effectivement, Tezuka a passé une partie de sa jeunesse à Takarazuka et il était amateur des pièces de théâtre jouées par la troupe. Pourtant, on ne retrouve cette influence que dans quelques scènes, généralement dansées (et « chantées ») ou dans quelques postures. En effet, la Revue Takarazuka n’a jamais joué sur la confusion des genres et pratique une différentiation claire du sexe des personnages, même s’ils sont tous joués par des femmes. La confusion est plutôt chez les spectatrices qui peuvent fantasmer et se projeter dans tel ou tel personnage, qu’il soit masculin ou féminin.

Il y a derrière le travestissement l’image du garçon manqué. Cependant, celle-ci est plutôt portée par le personnage de Friebe, la sœur du marquis Ulon. Elle illustre parfaitement une citation de Niki de Saint Phalle : « Je n’accepterais pas les limites que ma mère tentait de d’imposer à ma vie parce que j’étais une femme. NON, je franchirais ces limites pour atteindre le monde des hommes qui me semblait aventureux, mystérieux, excitant »[7]. Saphir, elle, est un garçon du fait de son cœur bleu. C’est d’ailleurs à l’origine d’un gag particulièrement misogyne de la part de Tezuka lorsque, dans le chapitre 2 du tome 2, Tink récupère le cœur de garçon cependant que Saphir est en plein duel à l’épée avec Nylon. Elle devient immédiatement incapable de combattre, étant trop faible. Il n’y a là aucune remise en cause des stéréotypes : les filles sont des êtres faibles (car elles doivent être douces et gracieuses) alors que les garçons doivent être forts et courageux. Pourtant, Friebe est forte, porte l’épée et ne se laisse pas faire.

Toutefois, si l’on y regarde bien, Saphir est entreprenante, même en fille, et elle est un beau garçon, qui plait aux demoiselles : elle est un homme charmant avec de beaux cheveux noirs, de grands yeux avec des jambes de biche. L’idéal est donc androgyne. Il est à noter que, surtout dans la version de 1953, Saphir, aussi bien en prince qu’en chevalier au ruban, a des formes. Elle a de la poitrine, même si celle-ci n’est pas très développée[8]. Saphir vit donc un conflit : pour être elle-même, elle doit se « déguiser » en fille. Et elle doit aussi se travestir en garçon pour prétendre au trône ou pour lutter masquée contre les usurpateurs, dès lors qu’elle a été chassée de son royaume. De ce fait, le travestissement et l’androgynie créent une certaine confusion des genres, luttant ainsi contre une certaine norme en proposant d’autres représentations de la femme. Ces deux thèmes aident ainsi à ne pas cantonner la femme dans un rôle d’épouse et de mère au foyer. Deux autres mangas ont d’ailleurs illustré ce point : La Rose de Versailless de Ikeda Riyoko[9] et Utena, la fillette révolutionnaire de Be-papas[10]. Cela a mené Bounthavy Suvilay à écrire que le « travestissement et la représentation d’un homoérotisme dans les mangas visent ainsi à modifier la représentation des genres et surtout le modèle relationnel dominant dans une société où confucianisme et patriarcat ont régné durablement. Mais l’imagerie shôjo est lue en Occident comme porteuse d’une promotion de l’homosexualité qu’elle ne contient pas à l’origine. »[11]

Néanmoins, n’oublions pas qu’il n’y a pas de remise en cause de la place de la femme dans la société : finalement, Saphir, qui n’a plus que son cœur de fille, se marie. On sait qu’elle aura ensuite des jumeaux[12]. Nous sommes dans l’idéal du ryôsai kenbo, c’est-à dire qu’une femme doit être une bonne épouse et une bonne mère, pour sa famille mais aussi pour la nation toute entière.

Ayako

Ayako aborde plusieurs thèmes liés à la situation du Japon dans les années d’après Seconde Guerre mondiale. Deux nous intéressent ici : le patriarcat et les violences faites aux femmes. Il s’agit d’une série, originalement en deux tomes épais[13]. Elle a été réalisée entre 1973 et 1974 pour un magazine seinen, c’est-à-dire à destination d’un public de jeunes adultes. En effet, avec le succès rencontré par des titres plus mûrs et sombres auprès du public ado et post-ado, Tezuka s’est mis lui aussi à créer des œuvres plus dures. Ayako est incontestablement sa série la plus extrême dans cette veine. On y trouve une mise en évidence de l’un des excès du patriarcat : l’inceste. Plus exactement, il s’agit ici d’un inceste rendu invisible du fait des codes de l’honneur, de l’importance de l’apparence. Il y a aussi une évocation des années troubles de l’après-guerre, avec la montée du communisme, combattu sans pitié par les pouvoirs en place, la connivence des yakuzas avec le monde politique japonais, ou encore de nébuleux jeux du pouvoir au sein de la force d’occupation (les Américains). Il en résulte une histoire tellement noire que le titre se prive de l’aura des œuvres plus grand public du Maître. En France, il n’y a pourtant pas de doute sur son statut d’œuvre culte, Delcourt proposant une nouvelle édition (la troisième en quinze ans) en juin 2018.

Les Tengué sont une ancienne et puissante famille de la région (fictive) de Yodoyama. Pourtant, avec la défaite du Japon en 1945 et l’occupation américaine, les problèmes s’accumulent. Le plus grave est lié à la réforme agraire qui va priver les riches propriétaires terriens d’une grande partie de leurs terres et surtout de leur pouvoir sur les fermiers, le système agraire étant encore à l’époque semi-féodal. Certes, ce pouvoir avait diminué dans les faits ; cela n’empêchait la réputation et l’honneur de la famille de toujours autant en imposer dans la région. Autre contrariété, la réputation des Tengué est écornée avec le retour de Jiro, le fils cadet, ancien prisonnier de guerre qui a « osé » ne pas mourir au combat. Il y a aussi Ayako, la petite dernière. Elle crée un embarras de taille même s’il est caché : elle est la fille du patriarche et de sa belle-fille, l’épouse de l’ainé, Ichiro, le successeur désigné du clan. N’oublions pas le jeune Shiro, collégien retors et enclin à la rébellion. Enfin, pour couronner le tout, il se révèle, suite à une enquête sur la mort d’un agitateur politique, que Naoko, l’autre fille, est une de ces communistes honnis. La famille, c’est bien des soucis…

Un thème souvent peu abordé à propos d’Ayako est celui de l’inceste. Il y en a deux dans l’histoire : Ayako est le fruit de l’abus de Sué, la belle-fille par Sakuémon, le patriarche (inceste du fait de la parenté par alliance). Il y a aussi celui entre Ayako et Shiro, pendant la période de captivité de la première, alors qu’ils sont adolescents et attirés par la sexualité (inceste du fait de la parenté par le sang). L’inceste est un interdit fort dans les sociétés humaines mais il ne sert ici que comme ressort dramatique, à l’instar d’un certain nombre de mangas, ou des années 1970 ou de ces dernières années (notamment dans le shôjo). Il n’y a aucune volonté de Tezuka d’approfondir la question : l’inceste sert à montrer à quel point le pouvoir peut faire perdre tout sens moral. La plus édifiante des bassesses est celle que commet Shiro. Sous le paravent de l’amour, il profite de la situation de faiblesse d’Ayako qui est enfermée depuis ses quatre ans, qui n’a que son frère pour s’occuper d’elle depuis la mort de Sué et qui ne sait comment gérer ses envies sexuelles. Toutefois, cet abus s’exprime aussi et surtout par la violence physique, violence dont l’issue est souvent mortelle, comme le montre le destin tragique de plusieurs femmes du clan Tengué.

En effet, si Ayako est un des meilleurs mangas que Tezuka ait pu écrire, c’est grâce à une démonstration réussie des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes. Elle met en exergue les excès du patriarcat, le malheur que ce système provoque autour de lui, le tout au bénéfice d’une toute petite minorité. L’auteur montre que cela se fait au détriment des femmes (ce qui peut déboucher sur leur mort) mais aussi de la majeure partie de la population masculine, celle qui n’a pas droit au pouvoir, ni à la liberté de vivre une vie plus en adéquation avec ses aspirations et ses capacités. Ainsi, le mangaka met en scène le besoin masculin du pouvoir, et l’aliénation qui en découle, surtout quand les motivations sont purement égoïstes. Car l’amour que portent plusieurs hommes à Ayako ne leur ouvre pas l’esprit aux aspirations et désirs de cette dernière. Leurs sentiments sont surtout égocentriques ; et la malheureuse reste enfermée dans une sphère privée, c’est-à-dire qu’elle va d’une prison à une autre. Leur égoïsme les conduira d’ailleurs tous vers la mort. Pour Motoe Kunio, un des commissaires de l’exposition « Tezuka Osamu » qui a eu lieu à Tokyo en 1990, les deux survivantes représentent la vision des femmes de Tezuka. D’un côté, il y a la femme isolée du monde, qui est donc culturellement vierge et donc pure, et de l’autre, il y a la femme qui s’est toujours tenue derrière les hommes tout en étant la plus forte[14].

Voilà une vision bien masculine et traditionnelle des femmes. Toutefois, le critique n’a peut-être pas tort : la tonalité féministe d’Ayako est restée sans autre occurrence dans l’œuvre du Maître à l’exception peut-être de Barbara[15], autre titre utilisant un personnage principal féminin fort, dont l’appréciation dépendra beaucoup du lecteur ou de la lectrice.

MW

Nous sommes au mitan des années 1970. Il y a environ quinze ans, les habitants d’une petite île du Japon sont tués par une fuite de gaz militaire américain, le MW, dont le pouvoir destructeur est sans pareil. À l’époque, dans le but d’éviter le germe de tout scandale, les autorités japonaises, en concertation avec l’armée américaine, ont étouffé l’affaire. Pourtant, deux enfants ont survécu car ils jouaient dans une grotte au moment du drame. L’un des deux a juré de se venger des responsables en employant tous les moyens possibles, allant du chantage affectif au meurtre en passant par l’enlèvement et l’usurpation d’identité. Il n’est pas seul dans cette entreprise. En effet, Michio Yuki profite du désir charnel que lui porte le père Garai, prêtre catholique, ancien loubard et surtout second survivant de la tragédie.

Comme celui d’Ayako, le récit de MW est ancré dans la réalité japonaise d’une certaine époque. Le gaz MW fait référence aux bombes chimiques et nucléaires entreposées par les Américains au Japon, ainsi qu’à la guerre du Vietnam. La société japonaise urbaine et moderne des années 1970, sous influence occidentale, est immédiatement reconnaissable notamment grâce aux vêtements portés et à la représentation de Tokyo. Il s’agit donc d’un thriller contemporain à sa période d’écriture. Ici aussi, support de prépublication oblige[16], Tezuka ne fait pas appel au burlesque comme il a l’habitude de le faire pour ses récits à destination d’un public plus jeune, ni à son « star system » (à l’exception, notable, de Géta). Il en résulte une histoire à la tonalité très sombre, une sorte d’Alabaster[17] (qui a été créé quelques années auparavant dans un support shônen) en plus poussé et plus adulte.

En effet, le sexe a une importance centrale dans cette histoire. Yuki utilise ses charmes, aussi bien auprès des hommes que des femmes pour parvenir à ses fins. Il couche sans hésiter avec qui peut lui servir. Pourtant, il semble y avoir plus que cela dans sa relation avec Garai. Car l’homosexualité tient une part importante dans MW, mais celle-ci semble être surtout une pratique sexuelle. Il faut bien comprendre qu’être gay n’a jamais été un véritable un choix de vie[18] au Japon, encore moins dans les années 1970 (c’est moins vrai ces dernières années). Certes, les mœurs se sont quelque peu libérées, surtout sous l’influence de l’Occident[19]. L’homosexualité se vit pourtant cachée et consiste surtout en des rencontres avec d’autres hommes la nuit, parfois dans des quartiers comme celui de Shinjuku Ni-chôme à Tokyo. MW retranscrit cette obligation de placard. Le père Garai, outre le fait qu’il est un prêtre catholique, ne peut pas avouer qu’il entretient une relation charnelle avec Yuki, ce dernier passant aussi pour être un homme plaisant aux femmes, peut-être parce qu’il est un peu efféminé[20]. Pour les deux hommes, il est inconcevable de s’afficher ensemble.

D’une façon typique aux mangas des années 1970, l’homosexualité est d’ailleurs présentée de façon très négative dans MW[21]. Comme on peut le voir dans les shônen-ai[22] de l’époque, les relations sont ici dramatisées à l’excès. Nul doute que ce que recherchait Tezuka était de donner plus d’efficacité à son récit plutôt que de stigmatiser le fait d’être homosexuel. Il en ressort une certaine ambivalence, comme dans le shônen-ai : la visibilité donnée à l’homosexualité compense-t-elle le fait que ce sont des relations dramatiques qui débouchent sur une fin malheureuse ? C’est à chacune et chacun de se faire sa propre opinion. Qui plus est, nous pouvons considérer que dans MW, aussi bien Yuki que le père Garai sont plutôt bisexuels, étant donné leurs différentes relations sentimentales avec des femmes. N’oublions pas que Yuki est aussi un maître du travestissement. Tezuka brouille[23] ainsi les représentations que l’on pourrait se faire des deux personnages principaux. C’est d’ailleurs ce flou sur la catégorisation des orientations sexuelles, voire le flou sur le genre de Yuki, qui est un des points les plus intéressants de l’histoire et qui nous renvoie à Prince·sse Saphir. La boucle est bouclée !

Conclusion

Quand on songe au hiatus entre la première édition de Prince·sse Saphir et celle d’Ayako, c’est-à-dire une vingtaine d’années, on pourrait regretter, de notre point de vue actuel, que Tezuka Osamu ait pris autant de temps pour revenir à des thèmes aussi forts, d’un point de vue du féminisme et de la question du genre. Pourtant, c’est oublier que le Maître s’est exprimé dans tant de domaines, a abordé tant de sujets, qu’il a consacré tant d’effort à réussir dans le monde de l’animation, qu’il ne pouvait en être autrement. De surcroît, ce n’était pas un sujet d’importance au Japon à cette époque. Quoi qu’il en soit, la relecture de ces trois œuvres démontrent que Tezuka n’a pas usurpé son titre de Manga no kamisama, « Le dieu du manga ».

Ce dossier est une version développée de la présentation que j’ai donnée dans le cadre du cycle des conférences du Conservatoire d’Angoulême lors du Festival International de la Bande Dessinée à Angoulême en 2018. Les illustrations proposées ici sont issues soit de la version française des mangas édités par Éditions H, Soleil Manga et Éditions Delcourt, soit de l’exposition Osamu Tezuka, Manga no kamisama qui s’est tenue au Musée d’Angoulême à l’occasion dudit Festival. Les planches sont toutes © Tezuka Productions. Enfin, j’adresse un grand merci à Manuka pour sa relecture et ses corrections.

Notes

  1. Sachant que cette dualité biologique n’est pas toujours aussi absolue : les cas d’hermaphrodisme sont rares mais pas inexistants.
  2. À ce sujet, le mieux est d’aller lire l’étude conduite en 2016 par J.M. Bailey : Sexual Orientation, Controversy, and Science. Un bref résumé en français est disponible sur le site de la revue Sciences Humaines et il est possible de lire aussi une sorte de résumé sur le blog Here are Dragons.
  3. Hervé Brient (dir.), Osamu Tezuka : dissection d’un mythe, Versailles, Éditions H, 2009
  4. Voir par exemple l’édition 2017 du Global Gender Gap Report.
  5. C’est plus précisément la réédition de Kodansha en 1977 qui a été traduite.
  6. Voir à ce sujet les textes de Xavier Hébert dans les numéros 2 et 3 de la revue Manga 10 000 images : « Le « style Tezuka » : un modèle de narration visuelle » et « Le chevalier au ruban : le shôjo manga selon Tezuka ».
  7. Niki de Saint Phalle, Une autobiographie, Remembering 1930-1949, Akatos, 1989.
  8. Ses formes féminines sont plus masquées dans la version de 1963.
  9. Shôjo manga prépublié au Japon entre 1972 et 1973, disponible en français chez Kana.
  10. Autre shôjo manga prépublié au Japon entre 1996 et 1997, disponible en français chez Pika.
  11. Bounthavy Suvilay : L’héroïne travestie dans le shôjo manga : entre création d’un genre et revendication féministe, dans Image [&] Narrative, 2003
  12. Protagonistes d’une autre courte série shôjo publiée au Japon en 1958, disponible en français chez Soleil manga sous le titre Les Enfants de Saphir.
  13. Trois tomes dans la première version française éditée par Delcourt en 2003-2004, un seul dans les rééditions de 2011 et 2018.
  14. Motoe Kunio, notice d’Ayako dans le catalogue de la grande exposition rétrospective Tezuka Osamu, The National Museum of Modern Art of Tokyo / The Asahai Shinbun, 1990.
  15. Seinen manga prépublié au Japon entre 1973 et 1974, disponible en français chez Delcourt.
  16. MW est un seinen manga prépublié dans le même magazine qu’Ayako, mais entre 1976 et 1978.
  17. Shônen manga prépublié au Japon entre 1970 et 1971, disponible en français chez FLBLB.
  18. Au sens de vie en couple, d’une visibilité assumée et en référence à une culture gay, occidentale comme de bien entendu.
  19. Pourtant ce même Occident est à l’origine d’un puritanisme inconnu du Japon avant l’ère Meiji. Le recul de la place des femmes dans la société japonaise trouve encore sa raison dans son occidentalisation dès 1854 et la fin de la politique d’isolement volontaire.
  20. Il est à noter que Yuki est le frère d’un acteur de kabuki spécialisé dans les rôles féminins. Cela renvoie à une image de la prostitution masculine qui s’était développée en marge des pièces de kabuki durant le XVIIe siècle. Cela renvoie aussi à certains stéréotypes féminins, ceux de la beauté et la grâce. Le travestissement d’homme en femme rappelle également que les homosexuels masculins ne sont pas de « vrais » hommes mais des femmes « manquées ».
  21. Cette représentation négative de l’homosexualité se fait avec la mise en image d’une sorte de damnation, qui parle d’autant plus à un lecteur occidental que cette damnation est empruntée à l’imagerie chrétienne et qu’elle implique un prêtre catholique.
  22. Le shônen-ai est un type de shôjo manga né des œuvres fondatrices de Hagio Moto et de Takemiya Keiko se focalisant sur les amours homosexuelles masculines.
  23. Ambiguité, ambivalence… Tezuka crée également ce qui ressemble fort à un ambigramme en accolant le M de Man et le W de Woman…
Hervé Brient
Dossier de en avril 2018