Un tour de magie au Lotus bleu

de

Nous sommes au milieu d’une scène d’action. Tintin vient de découvrir que son protecteur, M. Wang, a été enlevé, ainsi que sa famille : ne reste que le domestique, évanoui, sur lequel trébuche le reporter empressé. Une note se trouve là, aussi, un bout de papier providentiel où un malfrat distrait a griffonné : «Lotus bleu / Wang».
Accompagné de Tchang, Tintin reprend le volant, roule à toute vitesse à travers champs. «Le Lotus bleu ?… C’est une fumerie d’opium, à Shanghaï !… Comment faire pour ne pas y être reconnu ?» Ici Hergé ne met pas de pause, même pas de trois-points, aussi on doit imaginer que l’intrépide Tintin, aussitôt la question posée, a déjà la réponse : «Me déguiser ?…»
Et puis voilà que, comme promis, on voit entrer dans ce lieu de perdition un petit monsieur à la barbe suspecte, affublé d’une canne et de lunettes noires qui ne le sont pas moins. Le lecteur n’est pas dupe : ce visage lisse, ce petit nez en forme de haricot, ça ne trompe pas : c’est bien Tintin qu’on voit là se jeter dans la gueule du loup, approchant de ses lèvres une pipe à opium.

Il n’y a même pas de quoi se surprendre, puisque Tintin est un abonné aux déguisements. Le plus souvent, ils lui permettent de se sortir d’une situation délicate. À peine quelques pages plus tôt, notre héros réussit ainsi à s’introduire à Shanghai en prenant l’apparence d’un général japonais. Personne ne s’aperçoit du subterfuge. Tintin n’y est pas allé de main morte : costume, bottes, faux ventre, fausse moustache, tout y est, même sa tête est inexplicablement déformée : des rides se sont formées aux joues et à la base du menton et un bourrelet est apparu au dos de son crâne. Il ne s’exprime que par gestes, ce qui permet de cacher sa voix aux soldats : délicatesse élémentaire, souvent oubliée par les dessinateurs pris dans une situation similaire, car dans la bande dessinée on ne se préoccupe que rarement de la bande son.
Tintin est déjà loin lorsque les Japonais découvrent le pot aux roses, à l’arrivée du vrai Général Haranoshi, en sous-vêtements. Comiquement, celui-ci est tout aussi dupe que les autres : il prétend avoir été dépouillé par «un jeune Chinois». Tintin, mieux que n’importe qui, sait se glisser incognito dans la foule étrangère. Tout comme son auteur sous le tutorat bienveillant de son ami Zhang Chongren, Tintin est bien informé, il sait comment vivent les Chinois, il parle leur langue, il imite leurs manières, leur habillement, contrairement à ces idiots de Dupondt qui croient passer inaperçus avec leur ridicule costume traditionnel.

Or cet art du déguisement a ses limites, comme on le voit dans la scène au Lotus bleu citée plus haut. On a très bien reconnu Tintin sous ces lunettes noires et d’ailleurs, les malfrats ne s’y trompent pas davantage : «Absolument sûr !… Il s’est évidemment déguisé ; il a mis une fausse barbe et une perruque noire. Mais c’est bien lui !…» Et les voilà qui se jettent sur le reporter, qui tentent de lui arracher ses postiches. Les habitués connaissent par cœur le coup de théâtre qui suit alors. Ces potiches ne se détachent pas : ces cheveux et cette barbes sont vrais ! L’homme qu’on avait pris pour Tintin est en réalité le «consul de Poldévie». Là, vraiment, Hergé s’est dépassé : on attendait un déguisement, il nous donne une apparence normale, ce qui en soi est une sorte de déguisement au second degré.
Mais alors, où est Tintin ? Ah, le voilà : tout ce temps-là, le bougre était caché dans un vase gigantesque et il n’a pas manqué un seul mot de la conversation entre les bandits. Il ressort alors, rejoint Tchang, on tourne la page et la conclusion de l’histoire peut s’amorcer.

Seulement, justement tout n’est pas clair. Jusqu’à cette scène, Hergé se fait fort d’expliciter, pour le bien du lecteur, de quelle manière son reporter réussit à chaque fois à se tirer du piège placé devant lui : explications parfois — bon, d’accord : souvent — fantaisistes mais explications tout de même. Le lecteur de Tintin, c’est notoire, est du genre sophistiqué. On ne lui sert pas n’importe quelle bouillie : pour lui, le deus ex machina n’est pas une excuse. Il faut avoir vu les pions bouger, quitte à ce que soit après coup, et alors on imagine aisément la scène que Hergé n’a pas dessinée, où Tintin, par exemple, assomme le général, lui vole son accoutrement et sa monture : rien que du très classique, nul besoin de s’y appesantir, autant profiter plutôt de l’effet de surprise obtenu alors que le lecteur ne sait pas encore ce qui s’est vraiment passé.
Et c’est précisément ce qui ne se passe pas dans l’épisode du consul de Poldévie. Tintin prend la peine de nous préciser qu’il est difficile d’infiltrer le Lotus bleu, qu’il devra user de ruse. On comprend après coup qu’il n’a pas, cette fois, opté pour le déguisement, mais alors quoi ? Comment est-il entré ? Comment a-t-il bien pu parvenir jusque dans ce vase ? Et ici, Hergé, c’est patent, ne nous donne pas le moindre début d’explication. Or, le lecteur, au contraire de son habitude, ne pense même pas à chercher une explication. À l’heure où il est, il assiste déjà à l’ingénieuse victoire de Tintin et de ses amis, plusieurs pages plus loin. Tout exigeant qu’il est, il ne pense plus à ce vase et par le fait même, ignore une faille béante du récit.

N’était-ce pas là précisément ce que recherchait Hergé ?

J’imagine ici un jeune auteur planchant sur son feuilleton, au moment où il rédige les mots du dialogue cité au début de ce texte. Comme son héros, il cherche une manière de résoudre un problème bien réel : comment faire entrer Tintin au Lotus bleu sans qu’il se fasse voir ? Il pense bien sûr au déguisement, puis se ravise avec une pointe de contrariété : cette solution du déguisement, il le sait, il l’a sur-utilisée. Il ne peut pas toujours fourbir les mêmes armes. Mais par quelle astuce, alors, Tintin s’introduira-t-il au Lotus bleu ? Hergé pense à d’autres solutions, qui lui semblent toutes également prévisibles : bien sûr que Tintin pourrait encore cogner sur quelque garde, trouver une porte dérobée, créer une diversion quelconque, mais tout ça est si éculé ! On n’y croit pas une seconde.
Au fond, se dit Hergé, la manière est indifférente. Ce qui lui importe, c’est que Tintin apparaisse magiquement dans ce vase au motif méticuleux. Ce vase a tellement d’importance qu’il se retrouvera sur la couverture du livre, face à l’emblématique dragon rouge (qui devient noir pour la seconde version). Le véritable problème en est un de dessin, de mise en scène : quoi montrer, comment assembler les cases, quel rythme donner au jeu. Hergé lance donc au lecteur ce leurre extraordinaire, le faux déguisement. La scène est montrée avec tant d’emphase et d’articulation, sans compter qu’elle correspond tellement aux attentes normales du lecteur, que ce dernier ne peut que tomber dans le panneau. Puis la vérité éclate et, en trois petites cases dérobées, Tintin surgit de nulle part, entend les plans de ses ennemis, puis disparaît, beaucoup trop vite pour qu’on se demande comment il est arrivé là, après tout.

Ce qui s’est passé ici, c’est, de la part de Hergé, un jeu de manche d’une grande ingénuité, un sommet de prestidigitation scénaristique. Comme l’illusionniste, Hergé appelle toute notre attention sur un objet sans importance, cachant ainsi une trappe secrète — une ellipse secrète — que nous aurions dû voir, si seulement nous n’étions pas aussi obnubilés par le spectacle.
Cette mise en scène de Hergé ne s’arrête d’ailleurs pas là. Tintin, voulant suivre les bandits jusqu’à leur repaire, se dissimule dans un tonneau d’opium vide, cachette qui répète de manière incongrue le vase vu deux pages plus tôt. Mais cette fois encore, l’auteur joue avec nos attentes : cette cachette n’en était pas une, les ennemis avaient bien vu Tintin y pénétrer et l’attendent à la sortie, revolvers au poing. On croit que c’est la fin, eh bien non, les amis de Tintin étaient eux aussi cachés dans les autres tonneaux, à l’insu des truands. Ce jeu de révélations successives est si bien rythmé que, à moins de s’y arrêter volontairement, on n’a pas le temps de voir combien toutes ces péripéties sont improbables.

Ces tours de passe-passe peuvent même être vus comme l’écho d’une certaine duplicité idéologique. C’est ainsi que Tintin et Tchang échangent sur les stéréotypes nationaux que leurs peuples respectifs entretiennent l’un envers l’autre, riant de leur propre naïveté. «Les peuples se connaissent mal», dira sagement Tintin. Ce qui n’empêche pas Hergé d’user et d’abuser des clichés les plus odieux pour mettre en scène ses Japonais, qui dans le Lotus bleu sont d’ailleurs tous dans le même bain : en fin d’album, ce sont trois caricatures de diplomates au nez hideusement retroussé et aux dents prééminentes que nous voyons, des suites de cette affaire, claquer la porte de la Société des Nations, rien de moins ! Autant dire que le Japon en entier est coupable ! On comprend que tout cela provient d’une prise de position pro-chinoise de la part de Hergé, lors de l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931 (soit trois ans avant le début de publication du Lotus bleu dans le Petit Vingtième, en 1934, qui en reprend le prétexte), de telle sorte qu’il lui sembla approprié de présenter les Japonais sous leur plus mauvais jour. Mais alors, c’est le petit laïus auto-congratulatoire de Tintin qui prend soudain l’allure, mettons moins brillante, d’un bête maquillage idéologique. Les fins de l’illusionnisme ne sont pas toujours parfaitement honnêtes…

Je résume : avec le Lotus bleu, Hergé se met à pressentir que son lecteur sera trop astucieux, trop mature, qu’il aura lu suffisamment de feuilletons — dessinés ou pas –, pour se contenter de ficelles habituelles. Or, son histoire doit rester simple, directe, limpide et ce même lecteur sera forcément ennuyé par une intrigue trop tarabiscotée car soumise aux lois du réalisme. Il faut dire également que l’auteur ne dispose pas d’un éventail infini de solutions-miracles. Hergé fait tout de même siennes les attentes du lecteur et, sans avertir, les retourne sur elles-mêmes. Au final, il invente un lecteur encore plus raffiné, plus inquiet aussi, prêt à jeter sa sophistication nouvelle par-dessus bord lorsque nécessaire, sans toutefois l’oublier totalement. Et le lecteur jubile de cette transformation car, lui qui se voyait déjà blasé, il réalise qu’il peut encore se faire avoir comme un enfant, par un simple tour de magie.

Dossier de en juin 2009