Watching the Watchmen

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Watchmen, le film, peut être apprécié ou détesté en fonction du biais choisi. D’où la première partie critique qui suit : en trois opinions distinctes et contradictoires.

En tant que film : Watchmen est loin de constituer un chef-d’œuvre mais se visionne sans déplaisir. En gros, c’est une resucée luxueuse et fainéante du matériel d’origine, au langage appauvri, mais inévitablement assurée par les qualités scénaristiques et visuelles du livre de départ. Les novices y verront soit un film bavard et poseur, soit une peinture du super-héros plus sombre, violente, et complexe, que celle qui leur a été donnée de voir jusqu’à présent, avec caisson de basse THX qui tonne et ralentis à tous les étages.

En tant qu’adaptation : Là est le problème, puisque sous cette approche Watchmen le film apparaît comme une fraude orchestrée de main de maître. Une adaptation, si l’on ne veut pas galvauder le mot, est la transposition d’une œuvre d’un support sur un autre pour en enrichir les formes. Il faut, tant que possible, rester fidèle à l’esprit, à défaut de pouvoir être fidèle à la lettre. Peut-être est-ce là une définition trop restrictive, ou personnelle, néanmoins je comprend mal l’adaptation d’une œuvre, d’autant plus lorsque celle-ci est profondément habitée par un message philosophique, que ce message s’inscrit lui-même dans une carrière plus large entièrement vouée à la démonstration de cette philosophie, si cette adaptation s’attache uniquement à la fascination pour les outils stylistiques et pour les formes, autrement dit la surface, telle la figure du super-héros adulte.

Car Watchmen, le film, c’est précisément cela : une transcription fidèle qui adhère aux déroulement de la bande dessinée sur 99 % de sa longueur pour mieux en pervertir le message dans les dernières minutes. Et quelle perversion, puisque le film de Zack Snyder adopte des idées précisément contraires à celles du comic d’Alan Moore (sans trop en révéler, la pessimiste «extension du Chaos comme seul moyen de canaliser les haines» se mue en ode religieuse à «la foi comme remède pour pacifier les peuples»). Un retournement d’autant plus inadapté que le sorcier anglais est un scénariste éminemment politique et philosophique qui peaufine une même vision et un même discours tout au long de sa carrière. Sous cet angle, Watchmen le film devient moins une «adaptation» que l’exploitation abusive d’une licence commercialement porteuse, une manière de surfer sur la vague d’un succès sans pour autant s’intéresser à son message.

En tant qu’œuvre de Zack Snyder : Sous cet angle, le film devient plutôt bon, puisque Snyder s’échine, de film en film, à tordre des œuvres originales pour leur permettre d’abonder dans le sens de sa vison politique du monde. Quitte, comme dans l‘Armée des morts ou Watchmen, à retourner comme un boyau à saucisse le message sous-jacent d’origine pour lui faire dire précisément son contraire. Ce qui confirme que ce Britton-là, d’origine américaine, masque bel et bien une vision du monde solide derrière son esthétique pop anglaise épaisse et bourrine, qu’il est relativement structuré et intelligent pour que l’on puisse soupçonner derrière chacun de ses gestes cinématographiques une intention d’ordre philosophique et morale, et non simplement le désir vain de créer une belle action, image, ou un beau geste technique.

Supplément critique de réflexions éparses, à ne pas lire si l’on n’a pas vu le film, qui seront enrichies, faut de temps, rapidement dans les commentaires (vive internet).

Sur le langage : Watchmen, le film, est pauvre pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que l’œuvre de Moore est clairement une ode déguisée à la richesse du langage et à la perception du temps. Les mots sont polysémiques, les images aussi, et leurs concordances provoquent d’autres sens calculés. Les renvois poétiques abondent pour déprogrammer le lecteur et lui proposer une autre approche polysémique du monde. Une mise en garde constitutive de l’œuvre, et largement ressassée comme dans le discours mystique du personnage de Rorchach, lui-même amplifié par son symbole et son nom. Mais aussi dans l’opposition entre le kiosquier, qui change d’opinion chaque jour en fonction des gros titres univoques des journaux, et le jeune lecteur de comics adossé à son kiosque qui, à travers la trame métaphorique de sa bande dessinée de pirate, apprend peu à peu à percer les mystères du monde. Bref, les exemples sont nombreux, mais Moore, clairement, démontre qu’une approche univoque et frontale de la réalité ne produit qu’une mauvaise connaissance, elle-même condamnant à l’instrumentalisation.

Or, que fait Snyder : précisément l’inverse. Il multiplie les associations de sens identiques, superpose les matériaux qui disent la même chose, et dont la pire des illustrations est la bande-son, redondante avec l’image d’une manière volontairement bête et outrancière. C’est fun, pour sûr, mais aussi d’une connerie abyssale aux antipodes de la recherche politique de Moore, qui à travers l’expérience de la lecture cherche à déprogrammer son lecteur, pour lui permettre d’améliorer et d’affiner sa perception de monde.

Il est d’ailleurs à noter, dans le registre de l’appauvrissement sémantique, qu’à plusieurs moments des métaphores échappent à la lecture de Snyder, qui reproduit des scènes primordiales (primitives mêmes) de la bande dessinée tout en les nettoyant des symboles. Il semblerait qu’il ne s’en rende pas compte, puisque rien ne les remplace, alors que ces images allégoriques possédaient de surcroît un fort potentiel cinématographique.

Un exemple avec Rorchach, sur son édification : enfant, il se fait molester par deux adolescents qui lui écrasent un fruit sur le visage. Des taches éparses dégoulinent sur ses joues et son front tandis que la colère monte : Kovack, l’enfant, a revêtu son masque pour la première fois, et leur bondit au visage. Dans le film, le fruit s’est évanoui, et l’enfant répond à l’agression de quelques baffes, par un débordement de rage. Logique mais vide de sens. L’extraordinaire, pour Snyder, survient alors dans la violence outrancière des gestes, largement amplifiée et stylisée, puisqu’il arrache un morceau de chair avec ses dents, dont le sang perle au ralenti. D’ailleurs, dans le film, les litrons d’hémoglobine viendront invariablement combler les béances dramatiques laissées par les multiples disparitions soit de symboles, soit de sens, que Snyder n’a pas décelés à la lecture du comic. Car il est clair qu’il n’a pas compris la parabole du fruit comme premier masque, que la pulpe mouvante sur son visage déclenche pour la première fois un réflexe d’agressivité. Car quelle belle image cinématographique auraient pu constituer ces joues de garçonnet maculées, avec des outils numériques pour une fois utilisés intelligemment.

Sur les personnages : Une bonne partie de la complexité de Watchmen est élimée par le traitement monolithique appliqué sur les personnages. Dans le films, les protagonistes pensent et parlent comme des super-héros postmodernes, mais ils n’en ont jamais la carrure, puisqu’ils redeviennent sur pellicules ces surhommes à l’ancienne, capables de briser des murs d’un coup de poing, ou des os d‘une manchette facile. C’en est fini, des quidams un tantinet benêts, mais surentraînés, prenant des risques inconsidérés pour faire justice eux-mêmes. A l’écran, les Watchmen sont de vrais übermenschen qui ont fatalement la légitimité, de par leur nature, à agir de la sorte.

Les avatars cinématographiques ont également renoncé à toute formes d’ambivalence. Silk Spectre n’est que charme et fragilité ; disparue, la quarantenaire crispante qui ne dépêtre pas de ses problèmes de papa. Rorchach n’enfreint plus ces principes (l’épisode où il pardonne à sa voisine à cause de ses enfants, témoignant, chose primordiale, que même lui faillit dans sa prétextée intransigeance, ou que l’intransigeance à ses limites, c’est selon). Ozymandias n’est plus solaire, il n’est que sombre et homosexuel. Jon n’est plus ce Dieu présent mais irréversiblement passif (« tu aurais pu arrêter cette balle mais tu ne l’as pas fait»), puisqu’on peut désormais lui offrir des raisons d’agir, et qui finit, chapeau l’artiste, par carrément prendre la place de martyr aux cotés d’Ozymandias dans le rachat de l’humanité.

De fait, Zack Snyder remonte le volume de la puissance et de la violence des gestes pour meubler le vide laissé par la disparition des symboles et des événements qui servaient à les incarner. De même qu’il appuie lourdement sur l’adéquation entre les névroses et la sexualité des personnages pour expliquer leur comportement déviant. Barbarie, frustration et libido conjuguée, on régresse de la complexité chaotique de Moore au schématisme monolithique freudien avec autant plus de facilité que ça alimente la vacuité du grand spectacle Hollywoodien, bien incapable de comprendre la nuance et seulement heureux de mimer les excroissances les plus apparentes de l’œuvre originale, puisqu’elles suffisent à faire passer le dernier des navets bêtas à la mode pour un monument de raffinement intellectuel américain.

Dossier de en mars 2009