Adverse

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Annoncés en fin d'année dernière, c'est à Angoulême que l'on a pu enfin voir les premiers livres publiés par les éditions Adverse -- nouvelle maison mais tête connue, puisqu'il s'agit du dernier projet d'Alexandre Balcaen, passé par L'Association et The Hoochie Coochie. Et si le premier ouvrage publié n'est rien moins qu'un "Manifeste", la question mérite quand même d'être posée: faut-il être courageux ou doux rêveur pour lancer une maison d'édition de bande dessinée aujourd'hui?

Xavier Guilbert : Pour commencer — pourquoi un manifeste ? C’est un peu désuet, c’est quelque chose que l’on faisait au début du XXe siècle…

Alexandre Balcaen : Pourquoi un manifeste ? Il y avait toutes ces discussions avec des auteurs, d’autres éditeurs, des libraires, des gens des équipes de diffusion, de distribution, des gens qu’on rencontre sur les salons… à propos de ce qui motive les choix éditoriaux, nos positions d’éditeurs en dehors des choix éditoriaux, sur — justement — les questions de commercialisation, les questions de fabrication, les relations avec les auteurs… Comment est considéré notre travail, comment on se positionne par rapport à d’autres éditeurs. Des discussions qu’on a un peu en permanence, surtout avec le public sur les salons et festivals (avec The Hoochie Coochie, on en fait beaucoup).
Et toujours l’impression que l’on n’a jamais le temps d’aller jusqu’au bout de ce que l’on a envie de dire, que chaque sujet en appelle un autre. Donc souvent la frustration de ne pas aller au bout de certaines réflexions. Voilà : l’idée de formaliser, au moins une fois, un certain nombre de positions. C’est une des raisons (là, je pense plutôt à la partie un peu technique sur la librairie, la diffusion-distribution, toutes ces choses qui échappent majoritairement au grand public).
J’avais souvent l’impression que les gens avec qui on engageait ce genre de discussion étaient vraiment intéressés par ces sujets, parce que justement ça leur échappait, et qu’ils avaient du mal à comprendre pourquoi on n’était pas dans toutes les librairies de France, pourquoi on ne nous trouvait pas dans des Cultura, dans des Fnac. Notre choix à ne pas être dans ces lieux-là est souvent vécu comme de l’exclusion. Les gens nous disent : « mais vous n’êtes pas à la Fnac, mais alors, moi j’achète mes livres à la Fnac, ça veut dire que j’ai pas accès à vos livres, ça ne vous pose pas de problème ? » En fait si, évidemment, ça me pose un problème, mais les systèmes de travail très techniques de grandes chaînes de ce type-là sont extrêmement violents avec des petits catalogues fragiles et des tirages pas très conséquents. En fait, cela peut quasiment nous mettre en danger de mort économique d’aller dans ce type de réseau.
Il y avait tous ces paramètres-là que j’avais envie de poser une bonne fois pour toute sur le tapis. Et puis les questions techniques et économiques du fonctionnement d’une maison d’édition sont des choses qui m’ont toujours beaucoup intéressé, parce que ce sont des conditions de survie. C’est ce qui permet d’exister : évaluer quels sont les bons réseaux. Et la première fois que j’y ai été confronté, cela a été un peu une révélation pour moi, une vraie prise de conscience. Le fait que surviennent à répétition des discussions qui allaient dans ce sens-là avec des gens qui n’en connaissaient pas du tout les enjeux, m’a fait sentir qu’il y avait vraiment une attention.
Il y avait aussi l’envie de parler de cette idée que, pour moi, la bande dessinée est infiniment plus large dans ce qu’elle peut proposer que ce que l’on voit dans les catalogues des éditeurs de bande dessinée. Là, pour le coup, j’irais même jusqu’à dire dans tous les catalogues des éditeurs spécialisés de bande dessinée. Je n’en vois quasiment aucun, à peine une poignée, peut-être deux, trois, qui sont susceptibles de brasser une vision aussi large de la bande dessinée que celle que j’aimerais voir défendue. Y compris dans les catalogues des éditeurs dits les plus pointus, les plus d’avant-garde. Du côté des exceptions, je les limiterais peut-être à Matière, FRMK, La 5e Couche, pour les éditeurs un peu installés. Sans mépris et sans jugement d’ensemble pour des catalogues tels que ceux de l’Association, de Cornélius, qui m’ont beaucoup nourri, mais qui pour moi en restent quand même à une vision finalement assez restreinte.
Il y avait cette idée d’essayer — un peu laborieusement, parce que je ne suis pas théoricien, je ne suis pas sémiologue… — d’essayer de formaliser des choses qui sont encore peut-être plutôt de l’ordre de l’instinct. Cette idée que dès que l’on a deux images qui commencent à se frotter, dès que l’on a du texte qui commence à se frotter avec une image, rien que ce début de friction génère quelque chose de très particulier qui n’appartient ni au champ des arts plastiques, ni au champ de la littérature, et que c’est cette zone indéterminée qui pour moi est vraiment l’essence, le cœur de la bande dessinée. Et qu’on peut donc la trouver à beaucoup d’endroits.
Dans le cadre du travail que l’on a pu réaliser avec Gérald Auclin dans la revue DMPP, on a mené plusieurs entretiens avec des auteurs. Il y a une chose qui m’avait frappé, qui était revenue dans le discours de Matti Hagelberg et de manière un peu différente dans le discours de Ben Katchor : ils parlaient de diagrammes, d’agencement… Cela rejoint l’idée de tous les arts, il y a toujours des histoires d’agencement. Mais la bande dessinée, j’ai l’impression, travaille particulièrement là-dessus et peut tout à fait travailler avec juste des formes, des motifs géométriques, des masses, des rapports de profondeur — je ne sais pas, cela peut être vraiment n’importe quoi. Finalement, la question de l’agencement, du montage… une fois que l’on a été sensible à ça par l’intermédiaire de la bande dessinée, je dirais que c’est quasiment susceptible de transformer le regard. On peut errer dans la rue, être saisi par une image puis une autre et, tout d’un coup, il y a une connexion qui se met en place. Là — pareil, je ne suis pas du tout spécialiste en sciences cognitives, donc je ne sais pas comment cela se joue au niveau du cerveau — mais j’ai parfois l’impression que j’ai des manières de percevoir le monde qui sont liées au fait que je suis lecteur de bande dessinée.
Et donc tout cela rentre dans un discours auquel on a été peu confronté, à part à de rares occasions qui m’ont beaucoup frappé. Le travail de Dorénavant, par exemple, mettait le doigt sur un certain nombre de choses de cet ordre-là. Une partie du travail mené par Jean-Christophe Menu et l’équipe de l’Éprouvette dans le cadre de la revue également, même si, déjà à l’époque de l’Éprouvette, j’avais ressenti une forme de frustration. J’avais l’impression que l’on aurait pu aller à des tas d’autres endroits et qu’il y avait une légère tendance à ramener des idées — des idées théoriques — au catalogue de l’Association. Finalement, le catalogue de l’Association était insuffisant pour élargir vraiment cette vue-là.

Xavier Guilbert : Même s’il y avait quand même, c’était assez surprenant, une ouverture à des auteurs qui venaient d’autres horizons éditoriaux, comme Fabrice Neaud ou Jean-Louis Gauthey. On avait un peu un aspect œcuménique, une sorte de tribune qui était aussi ouverte au-delà du seul catalogue de l’Association.

Alexandre Balcaen : En effet, tu as raison de me reprendre là-dessus, c’est très juste. En fait, j’avais surtout senti ça dans le travail d’écriture de Jean-Christophe Menu. Qui se référait essentiellement au travail de l’Association et qui parfois énonçait des pistes pour la création tout en disant qu’on ne les retrouvait pas forcément dans des livres existants. Et quant aux pistes qu’il évoquait, je voyais au contraire tout de suite des liens avec des livres. Par contre oui, dans le sommaire de l’Éprouvette, c’était très ouvert. Cela fait partie des raisons pour lesquelles ça m’a beaucoup marqué. Parce que j’avais entendu parler d’Autarcic Comix — que je n’ai pas du tout vécu, parce que j’étais beaucoup trop jeune…

Xavier Guilbert : Dorénavant, c’est pareil. J’imagine que c’est quelque chose que tu as découvert au moment de la constitution de l’Éprouvette

Alexandre Balcaen : Oui oui, tout à fait.

Xavier Guilbert : Rassure-moi. Parce que je suis plus âgé que toi, et…

Alexandre Balcaen : Avant l’article de Menu, « Avant-garde et ultra-critique », je n’en avais jamais entendu parler. Mais en tout cas, la constitution du sommaire ouvert à des personnes qui travaillent en diffusion-distribution, des gens du FRMK, des gens de Cornélius, Fabrice Neaud… j’avais l’impression que ça reprenait un peu le flambeau des tentatives d’Autarcic Comix que je n’avais connues et qui m’intéressaient beaucoup. Même si j’en avais une petite idée, parce que j’avais mis un pied dans ce petit monde-là en travaillant avec Littératures Pirates, qui était un projet notamment mené par Yvan Alagbé et qui mettait en relation des travaux de différents éditeurs, pas exclusivement de bande dessinée justement : des gens qui faisaient de la littérature, des sciences humaines, de l’art contemporain, de la jeunesse…

Xavier Guilbert : Une question connexe : c’est un manifeste, mais c’est aussi le premier livre — je ne sais pas si ils sont numérotés, mais c’est du moins le premier qui apparaît sur la page de souscription. C’est donc à la fois un manifeste dans le sens « acte de naissance et déclaration d’intention », mais c’est aussi la première pierre de l’édifice.

Alexandre Balcaen : Alors pour moi c’était important de le mettre au tout début, parce que j’avais envie de parler de l’envers du décor, de la question de la réflexion sur la création d’une maison d’édition. Qui passe par les partis-pris de charte graphique, cette volonté de remettre l’éditeur un peu en première ligne (parce que j’ai le sentiment que c’est quelque chose qui s’est un peu perdu ces dernières années). Je ressentais le besoin de me justifier par rapport à ça. Je savais aussi que j’aurais nécessairement un rythme de publication qui serait infiniment plus lent que cet espèce de bouleversement plus général auquel j’aspire avec un sentiment d’urgence. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on ne retrouve pas dans le texte final, parce que c’était beaucoup trop monstrueux. Pour le moment, ce n’est qu’un… — on va dire que cela fait office d’effet d’annonce : il y aura d’autres travaux qui prendront la suite de cette première tentative. Mais j’avais envie de parler de tous ces champs périphériques, que j’ai vraiment envie d’agréger à cette idée infiniment plus large de la bande dessinée. Je voulais que dès le premier livre, on commence à parler des rouleaux et leporellos japonais, du kamishibai, des hypergraphies lettristes, de l’album jeunesse, de certaines pièces de l’art contemporain, de la poésie graphique des années 1960-70… J’en oublie plein. Mais tout un tas de choses que je découvre au fur et à mesure. Quand on commence à montrer des travaux de ce type à des gens un peu concernés, on est immédiatement renvoyé à de nouvelles découvertes. Ces dernières années, je commence à accumuler des partitions graphiques aussi, qui est un sujet qui me passionne de plus en plus. Découvrir toutes ces choses dans tous ces champs différents, mais qui rentrent dans certains cas complètement dans ma conception de la bande dessinée, j’avais envie que cela soit présent tout de suite parce que je savais que mon travail éditorial sur les œuvres à proprement parler mettrait des mois, si ce n’est des années, à réussir à commencer à présenter la bande dessinée de manière aussi large que ce que je projette. Pour moi, c’était un moyen de les faire entrer tout de suite en ligne de compte, aussi parce que j’avais l’impression que cela pourrait peut-être donner des pistes — pas vraiment des pistes, mais plutôt des clés de lecture — quant aux premiers travaux qui seraient publiés. Pas forcément des choses à lire selon nos habitudes de lecteur de bande dessinée, mais qui convoquent des regards que l’on a plus l’habitude d’appliquer à d’autres champs. Déplacer ces regards-là vers la bande dessinée.

Xavier Guilbert : Tu parlais d’une révolution que tu appelais de tes vœux, c’est aussi pour cette raison qu’il y a eu cette volonté de créer une nouvelle maison d’édition ? Parce que as travaillé à l’Association, ensuite il y a eu The Hoochie Coochie, maintenant il y a Adverse

Alexandre Balcaen : C’est vrai que cette idée de vision élargie… — c’est une mauvaise formulation.

Xavier Guilbert : D’acceptation plus large du champ de la bande dessinée ?

Alexandre Balcaen : Oui, voilà. C’est quelque chose qui n’était pas forcément partagé au sein de The Hoochie Coochie (qui est un projet collectif). Et il y a quelques-unes des découvertes qu’on a pu faire ou des manuscrits que l’on a reçus qui m’ont beaucoup frappé et qui ont suscité le désir de travailler en tant qu’éditeur, mais ce désir n’était pas partagé au sein du collectif. Il n’était pas question de les imposer. Ça a été un projet, puis deux projets, ce n’était pas très grave. Mais quand, au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’il y avait une multitude de projets de ce type qui s’accumulaient, que ça ne correspondait pas à ce qu’on avait mis en place et à ce que l’on allait continuer à développer dans le cadre de The Hoochie Cochie, il n’y avait qu’une seule conclusion qui s’imposait : que je monte un projet autonome. Et comme je voulais pouvoir tout assumer au niveau des choix éditoriaux, mais que j’avais aussi envie de faire d’autres expériences, avec notamment cette idée de remettre l’éditeur en avant par la charte graphique, d’essayer de nouvelles méthodes d’impression, de fabrication, de nouvelles méthodes de diffusion, et de pouvoir défendre pleinement ce discours de volonté d’ouvrir un peu les limites communément admises de la bande dessinée… Il n’y avait qu’une solution : monter un nouveau projet, autonome. Et voilà.

Xavier Guilbert : Dans le manifeste, tu parles de personnes avec qui tu as eu l’occasion d’interagir, tu évoques aussi le texte que tu as publié dans Pré Carré, des échanges avec les frères LeGlatin, avec L.L. de Mars que l’on retrouve aussi parmi les premiers livres. Ce sont des choses qui ont nourri cette réflexion, qui t’ont accompagné ?

Alexandre Balcaen : Beaucoup. Je voulais mentionner cette espèce d’ambiguïté de l’idée d’un projet autonome mais dans lequel je ne suis pas seul, ambiguïté qui est très assumée. Mon métier, c’est éditeur — je crois que je sais faire ça — et je voulais tout assumer, prendre les décisions finales. Par contre, ces dernières années, en effet, Jérôme et Emmanuel LeGlatin, L.L. de Mars, ont fait partie des gens avec qui j’ai eu les échanges les plus serrés sur les questions dont on parle en ce moment. Ils m’ont aidé à affiner certaines positions, ils m’ont aussi permis de découvrir tout un tas de nouveaux travaux. C’est une des raisons pour lesquelles j’utilise le « nous » dans le manifeste : même si je l’assume personnellement, j’ai l’impression que le travail que je commence à faire avec cette nouvelle maison d’édition ne représente pas que des vues personnelles. Cela entre en résonance avec des travaux d’auteurs, mais pas que d’auteurs, de personnes…

Xavier Guilbert : De conceptions ?

Alexandre Balcaen : … d’une certaine idée de la bande dessinée. Que l’on retrouve en partie dans la revue Pré Carré. L’un des premiers livres, c’est un livre de Guillaume Chailleux dont j’ai découvert le travail par la revue Pré Carré. Loïc Largier, c’est un travail qui a été révélé par Le Terrier[1]. Il y avait des précédents aussi : Robert Varlez, c’était déjà Le Terrier qui avait fait office de révélateur. Il y avait eu aussi d’autres découvertes par l’intermédiaire du travail qui avait été fait sur Varlez, qui a entraîné des discussions avec Christian Rosset à l’issues desquelles il m’avait montré le travail de Françoise Rojare qui avait été publié dans la revue Change en 1970. C’était un travail qui mixait la bande dessinée « classique » mais aussi les hypergraphies lettristes, les partitions graphiques, et qui m’avait complètement sauté à la gueule, j’avais trouvé ça magnifique. Quand on travaillait sur Varlez, on brassait les numéros de la revue Minuit qui publiait beaucoup de poésie graphique. Outre Varlez et Martin Vaughn-James, il y avait d’autres travaux comme ceux de Michel Vachey, Joëlle de la Casinière… Je parlais de cela avec L.L. de Mars en lui disant que cela faisait partie des choses qui m’intéressaient en tant qu’éditeur, et c’est là qu’il me dit : « mais Michel Vachey, je l’ai très bien connu, j’ai accès à toutes ses archives, j’ai des tas de choses à te montrer. » Là, j’ai découvert des merveilles. Joëlle de la Casinière, on a commencé à gratter aussi. J’ai trouvé un exemplaire d’un bouquin extrêmement étrange qui est sorti aux Éditions de Minuit au début des années 1970 qui mélange le dessin, le collage, la photographie, la littérature, des compositions typographiques (mécaniques et manuscrites), autant d’œuvres bâtardes qui pour moi sont éminemment de la bande dessinée, mais qui n’ont jamais été vues, lues, présentées comme telles. Et qui aujourd’hui sont des choses disparues, oubliées. Je ne sais pas qui parle de ça aujourd’hui. Parmi les champs artistiques, il semblerait qu’on appelle ça de la « poésie graphique ». J’ai commencé à faire des recherches sur Joëlle de la Casinière, par exemple, qui publiait dans Minuit. Apparemment, elle devrait diriger un centre de poésie graphique en Belgique. Là, les pages Internet ne sont pas encore à jour, mais voilà, cela fait partie des choses que je vais aller voir, et je suppose que ce genre de travaux, je vais en découvrir de nouveaux là-bas. J’ai commencé d’autres recherches sur Internet en utilisant ces mots-clés — poésie graphique — en français et en anglais, et je me rends compte qu’il y a tout un tas de boulots qui m’étaient complètement inconnus, dont je n’ai jamais entendu parler, dont personne, dans le milieu de la bande dessinée, n’a mentionné l’existence, et qui pourtant répondent complètement à ces considérations-là. J’ai l’impression qu’il y a des mondes à découvrir, et à faire circuler.

Xavier Guilbert : On évoquait tout à l’heure une autre conception de la bande dessinée, il y a aussi la question matérielle de la conception de la bande dessinée comme produit commercial. Là aussi, un changement pour donner à voir ? Parce que les bouquins dont tu parles sont des bouquins qui sont objectivement difficiles à vendre dans le contexte actuel. Ce n’est pas le genre de livre que tu peux mettre en tête de gondole dans un Cultura. Donc pour toi, il y a aussi la recherche d’un système qui serait plus solide et plus adapté ?

Alexandre Balcaen : Oui. Il y a plein de choses à dire là-dessus. Le premier aspect, c’est une des parties du Manifeste aussi… En fait, pour moi c’est un peu un appel aux libraires. Quand je vois qu’en librairie généraliste, un rayon de bande dessinée adulte ne présente qu’une bande dessinée très classique, avec beaucoup de choses que je trouve très médiocres… Il y a plein de choses dans les rayons d’à côté : dans les rayons d’art contemporain, dans les rayons photographie, parfois dans les rayons cinéma. C’est tout cela qu’il faudrait mettre en lien. Qu’on ait vraiment un rayon bande dessinée adulte ouvert, un peu pointu, à la hauteur de ce que, à mon sens, devrait présenter une librairie généraliste. Ça ne devrait pas être juste de la bande dessinée traditionnelle. Ça devrait opérer tous ces rapprochements.

Xavier Guilbert : Il y a un manque d’exigence assez criant à l’égard de la bande dessinée par rapport à ce que l’on trouverait ailleurs ?

Alexandre Balcaen : C’est à cause de ces histoires de parcellisation des espaces. La bande dessinée, c’est quand c’est dessiné, quand il y a des cases, quand il y a des bulles, très majoritairement quand c’est du récit… Dès qu’on va avoir une forme de poésie dessinée, ça va aller ailleurs, ou nulle part, mais on ne sait pas où précisément.

Xavier Guilbert : Et surtout, cela va se retrouver très loin de ce qu’il peut y avoir sur le dessin, des choses qui ressortiront de l’art et de l’histoire de l’art. Généralement, la bande dessinée est coincée entre la jeunesse et les ouvrages de loisir, du genre les trucs sur la télévision ou les bouquins pour les Nuls…

Alexandre Balcaen : Oui. Par exemple, le travail d’un auteur comme Maurice Sendak, en jeunesse, qui me passionne intégralement et qui est éminemment de la bande dessinée, d’ailleurs parfois très élaborée, pour un lectorat adulte : idéalement, il faudrait qu’il soit partout. D’accord, il est en jeunesse, mais il n’est pas que là, il faut qu’il soit présenté à des lecteurs de tous âges, de toutes générations. C’est un discours que je vais essayer de relayer aux libraires. Et ça m’intéresserait de travailler — c’était l’idée de Littératures Pirates en fait — d’essayer de créer des mise en lien entre des livres qui sont d’habitude séparés selon des champs différents, mais qui pour moi devraient être agrégés les uns aux autres et résonner les uns avec les autres.
Ensuite, quant à l’aspect économique et la diffusion, je sais déjà que ce sont des bouquins qui vont être difficiles, parce qu’a priori il n’y a pas vraiment de public identifié comme tel. C’est un public très délétère. Il y a des gens qui vont s’intéresser à ces formes-là mais qui disent : « je suis amateur d’art contemporain » ou « je suis amateur de dessin », voire « je suis amateur de bande dessinée ». Mais il n’y a pas de circulation, il n’y a rien qui agrège tout ça. Pour moi, c’est cette espèce de trou entre tous ces champs qui provoque une absence de circulation et ça me perturbe infiniment. Là, je n’ai pas encore commencé le travail de diffusion, donc je ne sais pas où seront effectivement placés ces livres-là, mais je sais déjà qu’il y a un problème.

Xavier Guilbert : Tu as quand même aussi cette idée d’avoir une souscription. En espérant peut-être qu’à un moment la souscription assure une partie de la viabilité du projet, j’imagine ?

Alexandre Balcaen : Alors voilà, il y a cette idée de « communauté de lecteurs ». D’essayer de saisir les gens un peu curieux, un peu ouverts à ces idées de circulation, de transversalité, ou que sais-je encore. Et qu’ils aient l’impression — peut-être — qu’un éditeur incarne cette idée-là et qu’on peut lui faire confiance.
Et que relativement à la question des contraintes économiques d’un marché qui est quand même difficile, castrateur, menaçant et écrasant ; si on passe — en tant que lecteur — par des voies un peu détournées, on peut assurer un soutien très direct, très affirmé, très probant et très effectif à une maison d’édition. Cette idée de communauté de lecteurs, on la retrouve dans d’autres projets. Livre Avenir par exemple, qui a été monté par Yvan Alagbé et Gilles Klein (qui s’occupe de toute la partie conception Internet) : il y a vraiment ça, sensibiliser des gens qui s’intéressent au livre, aux questions de la production, des enjeux de la production. Et donc de créer des réseaux beaucoup plus directs, qui se passent d’intermédiaires.

Xavier Guilbert : Par ailleurs, tu disais qu’au niveau des libraires, tu voulais fonctionner avec de la vente ferme. C’est un aspect qu’on mentionne assez peu : une des grosses parties du coût du livre, ce sont les invendus. C’est toujours masqué dans les bilans qui sont fait, mais en gros il faut mettre 200 bouquins en magasin pour en vendre 100, ou à peu près.

Alexandre Balcaen : Et c’est de pire en pire.

Xavier Guilbert : Ce sont là les limites de la distribution physique, d’être obligé d’être largement présent pour être susceptible de rencontrer un lecteur.

Alexandre Balcaen : C’est ça. Et c’est une logique qui est complètement inadaptée aux petites échelles. Pour supporter un fonctionnement de ce type, il faut être dans une logique de production permanente et il faut déjà avoir une trésorerie établie. C’est exactement ce que tu décris : tu envoies 800 bouquins en librairie, pour espérer en vendre 500. Et tu ne peux absolument rien anticiper. Donc tout l’argent que tu vas percevoir sur les 800 exemplaires placés, tu ne peux pas le mobiliser tout de suite dans la production d’un autre projet…

Xavier Guilbert : … parce que tu peux te reprendre 300 exemplaires dans les dents, sans même savoir si ce ne sera pas 400.

Alexandre Balcaen : Et comme j’ai plein d’idées, d’envies, de projets, le seul moyen d’avoir une visibilité sur mes possibilités en terme de trésorerie, c’est qu’un bouquin vendu soit un bouquin vendu. Je sais que c’est une pratique que la majorité des libraires va considérer comme très dure et qui ne correspond pas à leur méthode de fonctionnement, mais j’ai envie de dire que pour un travail un peu pointu, un peu marginal, c’est la moindre des choses. Si un libraire dit : « je soutiens un travail », il doit s’engager à l’achat ferme du livre. Si vraiment il n’arrive pas à le vendre, il a toujours la possibilité de le solder.

Xavier Guilbert : Je me souviens d’une phrase que tu avais dite durant la dernière édition de Périscopages, dans le cadre d’une table ronde intitulée « 20 ans de bande dessinée alternative : trop jeune pour mourir ? ». On vous avait demandé comment vous fonctionniez, et tu avais répondu que vous étiez sponsorisés par le RSA. Est-ce que ça reste toujours une forme de sacerdoce, que d’être éditeur ?

Alexandre Balcaen : Oui (rires). Pour être tout à fait honnête, pour pouvoir travailler à plein temps et pour donner toute l’énergie que j’estime que ce projet mérite, j’ai arrêté un salariat. Et je vais donc travailler à temps plein, mais sur mes droits au chômage. Voilà. Le temps de travail personnel n’est pas pris en compte dans les budgets, absolument pas. Sinon le projet n’existerait pas. Ou alors je devrais avoir un boulot alimentaire mais dans ce cas-là — j’ai l’ambition de publier huit livres dans l’année — si la maison devait être menée tout en ayant un autre travail à côté, je le ferais soir et week-end et je ne publierai que trois ou quatre livres, à peine. Je pense que c’est maintenant, il y a de quoi faire, il faut y aller.

Xavier Guilbert : Huit livres dans l’année, et après, tu envisages que ça vive comment ? Tu te laisses quelle échéance pour faire un premier bilan ? Là, c’est tout chaud, les premiers livres viennent de sortir, il y a ce manifeste qui vient de sortir, un manifeste que tu as écrit d’octobre à décembre…

Alexandre Balcaen : Je ne sais même pas encore… — enfin, ça semble bien tenir la route — mais je n’ai pas la garantie absolue que le travail autour de la souscription, le fait d’être présent au Festival d’Angoulême, la diffusion en librairie, suffiront tout à fait à équilibrer les premiers titres. Enfin si, ça suffira à les équilibrer, mais est-ce que ça suffira à lancer le financement des suivants, je n’en ai pas encore la garantie absolue. La première tournée des librairies va être un moment assez important, puisque la vente ferme va limiter le nombre de points de vente dans lesquels les livres seront présents. On pourra donc tirer un premier bilan à la fin du mois de février, courant mars, une fois la diffusion achevée. Au bout d’un an, j’aurais la possibilité de commencer à demander des subventions, donc ça me permettra a priori de pouvoir générer plus de marge bénéficiaire et donc de commencer à établir une trésorerie pour avoir un fonctionnement stable sur la production des livres à proprement parler. Ce sera d’ici un an, un an et demi. Et dans deux ans, eh bien je n’aurai plus droit au chômage. Du coup, j’ai deux ans pour publier — dans l’idéal — une quinzaine d’ouvrages, de les faire vivre, et d’essayer de trouver aussi de nouveaux réseaux de présentation de ces travaux. La question de l’exposition m’intéresse donc beaucoup. J’ai l’impression que c’est peut-être autant du côté de l’art contemporain que l’on trouvera des ouvertures pour présenter certains des travaux, que du côté de la bande dessinée. Il va falloir plusieurs mois pour mettre ce chantier en place et faire les premières expériences, voir ce que ça donne, quel est le répondant. Je crois aussi qu’il y a toute une partie de l’activité à trouver du côté de la mise-en-place de conférences, de nouveaux espaces de présentation des travaux…

Xavier Guilbert : C’était une question que je voulais te poser. Là, j’entends bien la manière dont tu cherches à trouver une alternative en terme de modèle économique, d’une part, parce qu’effectivement celui qui est en place est mortifère pour les petites structures. Les canaux en place sont trop limités à vendre une forme établie et acceptée de bande dessinée, et tout ce qui est à la marge a du mal à exister. Tu évoques un petit peu l’absence de critique sur la bande dessinée, mais sans vraiment l’approfondir. Alors que la question de la transmission et la médiation me semble au moins aussi importante que l’accès au livre — surtout sur des livres qui sont exigeants du point de vue du lecteur. Cela nous renvoie aussi à l’Éprouvette dont on parlait plus tôt, qui s’est interrompue trop vite à mon sens, alors que cela aurait pu être le support d’autre chose.

Alexandre Balcaen : Oui, mais qui a finalement été assez peu suivie, en fait.

Xavier Guilbert : Ça reste une masse.

Alexandre Balcaen : Mais finalement, ça ne s’est pas tant retrouvé dans les publications du catalogue de l’Association. Cela a peu donné de suites, de discussions…

Xavier Guilbert : C’est d’autant plus compliqué, que — si on prend par exemple Pré Carré, la revue s’adresse d’ores et déjà à la niche, au microcosme qui se sent déjà concerné par les sujets qu’on y aborde. Tu finis par prêcher des convertis, alors que l’Éprouvette, avec la symbolique forte qui était attachée à l’Association à ce moment-là, pouvait avoir une chambre d’écho plus importante. Ce qu’elle a eu au moment où elle est sortie.

Alexandre Balcaen : Je crois qu’il faut essayer de taper partout, ce qui va demander d’agréger des énergies. Essayer de trouver des choses qui seront relayées aussi par le discours, que ce discours suscite des réactions, et idéalement des rapprochements. C’est une autre manière de répondre à ta question « pourquoi le manifeste ? » : je le voyais comme un premier jalon qui appellerait surtout à des suites. Idéalement, il faudrait que ça parle, que ça suscite des réactions, éventuellement contre. Je voudrais que cela amène des gens vers… j’allais dire « vers moi », parce que ça m’intéresse. Parce que personne ou presque ne le fait, tout simplement. Si ça peut permettre de révéler à des gens dans le champ de l’art contemporain, de l’esthétique de l’art en général, dans le champ de la littérature, qu’ils se disent : « ah, il se joue quelque chose ici… ». Est-ce qu’on peut discuter avec ces gens-là, est-ce qu’on peut organiser des choses, des confrontations avec d’autres champs ? Je pense qu’il faut le faire massivement. Il faut vraiment sortir du champ de la bande dessinée tel qu’il est institué aujourd’hui. On voit que ça bouge à une vitesse extrêmement lente. Le fait que l’Éprouvette n’ait eu quasiment pas de suite, c’est édifiant. Le fait que Pré Carré circule dans un petit réseau de gens concernés, c’est assez édifiant aussi. Par contre, avec Pré Carré (mais cela a été le cas avec l’Éprouvette aussi), je sais qu’il y a quand des gens qui ne sont pas ou très peu lecteurs de bande dessinée qui lisent ces textes-là avec beaucoup d’intérêt, et qui sont en train de réaliser qu’il se joue dans la bande dessinée des choses absolument passionnantes qu’ils ne soupçonnaient pas du tout.

Xavier Guilbert : Pour faire écho à ce que tu dis, un des gros problèmes de la bande dessinée aujourd’hui, c’est de vouloir la considérer comme une et indivisible. On se retrouve un petit peu entraîné vers le fond par la version qui est la plus concrétisée, standardisée. Alors que ce qui me frappe quand je suis à Angoulême, c’est l’écart incroyable qu’il y a entre la bulle des grands éditeurs et celle des alternatifs : dans l’organisation spatiale, dans la manière dont se jouent les rapports humains — chez les grands éditeurs, tu ne parles pas avec les auteurs, tu fais la queue pour te faire signer un bouquin. Alors que chez les alternatifs, les auteurs sont là, tu peux discuter avec les éditeurs… même le rapport aux livres : les livres sont là, sur la table, devant toi, tu peux les feuilleter, tu n’es pas obligé de passer (physiquement) la caisse, dans une mini-librairie fermée sur elle-même. Il y aurait une nouvelle définition à faire de ce qu’il y a dans la bande dessinée, et d’arrêter de parler justement de la bande dessinée, mais plutôt de parler des bandes dessinées, dans la diversité que cela représente, au-delà de la forme habituellement consacrée.

Alexandre Balcaen : En effet. Les salons, les festivals… Le contact direct avec les lecteurs, c’est quelque chose d’extrêmement important pour moi. C’est arrivé tellement de fois, des lecteurs qui sont repartis avec des livres parce qu’il y a eu une rencontre, une discussion. Ils sont face à ce livre, ils le feuillettent… (en plus, avec la bande dessinée, il y a vraiment ce réflexe particulier : on ouvre le livre, le dessin nous parle ou le dessin ne nous parle pas. Dans le second cas, on ferme le livre et rien n’est déjà plus possible). Mais si on arrive à engager un dialogue : qu’est-ce qui se joue dans ce livre-là ? Et si la personne qui est en train de feuilleter a un tant soit peu de curiosité, de temps et d’attention à accorder ; et si nous, en tant qu’éditeur ou auteur, on est prêt à écouter ce que cette personne recherche en tant que public, que lecteur, quels sont ses intérêts au-delà de la bande dessinée, etc… Tout d’un coup, ce n’est plus le type de dessin qui est important, ce n’est pas le pitch, de quoi parle ce livre, qui est important, ce n’est pas ça. C’est comment l’auteur a envisagé ce livre, c’est pourquoi l’éditeur s’est engagé sur ce projet-là… Ça se joue à plein d’autres niveaux.

Xavier Guilbert : J’ai vu la ligne graphique que tu as choisie pour tes livres. C’est quand même une ligne qui vise à laisser le livre s’exprimer seul. Alors que là, tu parles d’un accompagnement, d’un dialogue autour du livre qui s’établirait entre l’éditeur et le lecteur. Est-ce que ça veut dire qu’il faut que tu crées un espace à côté du livre qui te permettre d’établir ce dialogue ? Tu ne seras pas toujours au-dessus de l’épaule du lecteur pour pouvoir discuter avec lui…

Alexandre Balcaen : Evidemment pas. Je pense que ça se joue à plein de niveaux, en effet. Il faut créer une multitude d’espaces. L’idée que le livre soit un bloc autonome qui ne soit parasité par rien d’autre que l’œuvre me parle beaucoup. En effet, cela a été conçu de la sorte. J’ai du mal à envisager aujourd’hui qu’un futur livre Adverse ait une préface, une postface… qu’il fasse figurer ce genre de choses. C’est aussi qu’une expérience de lecture intense passe souvent par le fait d’être décontenancé, d’où ce besoin de dépouiller le livre de toutes ces choses qui font obstacle à l’expérience individuelle de lecture. Cela participe de la jouissance et de la stimulation intellectuelle que de faire ce chemin seul. C’est donc important que les livres puissent exister de cette manière-là, comme pur espace autonome de présentation de l’œuvre.
Ensuite, je n’estime pas qu’il faut que chaque bouquin soit accompagné. Moi-même, une partie des livres qui sont ou seront publiés, il y a des tas de choses qui s’y jouent qui m’échappent. En tant que lecteur, et même en tant qu’éditeur. Et je ne prétends pas détenir la seule manière de lire ces travaux.

Xavier Guilbert : D’autant plus qu’il n’y a pas d’écrit qui puisse vraiment épuiser un livre. Beaucoup des enjeux se passent dans l’intelligence du lecteur.

Alexandre Balcaen : Énormément. Mais cette idée d’accompagnement, de dialogue, il suffit parfois de s’y tenir lors d’une simple rencontre, avec un seul livre. Le plus important de ce qui va se jouer là, c’est que le lecteur potentiel se dise : « une expérience de lecture intime et puissante est possible avec ce livre : la preuve, cette personne qui me le présente l’a éprouvée. Donc moi aussi, je peux vivre une expérience de ce type, et ce ne sera pas nécessairement la même. » Juste le fait de transmettre cette idée, que le livre ne restera pas forcément un bloc hermétique. Après, le lecteur se l’approprie. Et je ne vais pas m’amuser à faire ce travail sur la totalité des livres avec chaque personne qui passe. On le fait d’abord sur un, et après on laisse les choses se faire d’elles-mêmes. L’autre idée, par contre, c’est que si c’est possible de créer d’autres espaces de rencontre par le biais des expositions, etc., ça peut être intéressant aussi. Des espaces de rencontre avec les auteurs, de dialogue avec les auteurs, c’est intéressant. Des espaces de présentation d’un travail critique sur ces œuvres, c’est intéressant aussi. Il y a plein d’espaces à occuper : les salons, les lieux d’exposition, le travail critique, des publications sur les œuvres, les œuvres en tant que telles… et à un moment, mettre en place une constellation d’espaces, et que tous soient susceptibles de se renvoyer les uns aux autres. Et que chaque personne choisisse, si elle en a besoin, de se confronter à l’ensemble ou de se concentrer sur un seul. Que tout cela soit libre, mais que l’œuvre ne soit pas nécessairement parasitée par un discours d’accompagnement.

Xavier Guilbert : Tu te rends compte que c’est aussi une sorte de redéfinition du travail d’éditeur.

Alexandre Balcaen : C’est monstrueux (rire).

Xavier Guilbert : Parce qu’aujourd’hui, l’éditeur est celui qui donne le livre à un distributeur et ne s’en occupe plus trop.

Alexandre Balcaen : Oui. Mais pour moi, c’est un problème que le métier d’éditeur soit réduit à ça. C’est aussi une des raisons pour lesquelles il fallait monter un nouveau projet : justement, il y a cette idée que le travail de l’éditeur ne se limitera pas à la production de livres mais se doit de réfléchir à la totalité des choses à mettre en branle pour amener au livre. Afin qu’il se passe quelque chose avec ce livre.

Xavier Guilbert : Pour finir, pourquoi le nom Adverse ? Parce qu’il n’a rien d’innocent…

Alexandre Balcaen : Ça a commencé à affleurer lors des échanges avec J. & E. LeGlatin pendant l’élaboration du premier Crapule, paru chez The Hoochie Coochie. Ce projet se voulait en partie comme une attaque frontale contre les attentes du lectorat en faveur du récit romanesque. Au point que cet enjeu est devenu l’un des sujets même du second Crapule (particulièrement moqueur et rageur), paru quant à lui chez Bicéphale. Le mot adverse revenait alors régulièrement dans l’expression des positions de Jérôme LeGlatin et il s’est avéré si prophétique que Crapule a finalement provoqué de sérieux remous au sein du comité de lecture de The Hoochie Coochie (soit une impulsion supplémentaire à créer une nouvelle maison avec plus d’autonomie).
Je commençais à pressentir sa validité en tant que nom de projet (contre les tendances du marché, contre les tendances éditoriales, etc.) et le fait de l’utiliser en conclusion de l’article commandé par Pré Carré a été un nouveau révélateur.
Malgré tout, il m’a encore fallu un certain temps avant de l’assumer pleinement, parce qu’une partie du catalogue que je souhaite monter présentera des livres de prime abord plus convenus par rapport à la production contemporaine de bande dessinée (ce qui n’enlève évidemment rien à mon intérêt pour eux, je crois qu’il faut tout aussi bien défendre le classicisme de qualité que la modernité).
Mais aucun autre nom n’aura su le supplanter et il est donc bien là. Fier pour ne pas dire pédant (ça m’impression encore beaucoup de constater la prétention de ce projet éditorial, j’ai bien souvent l’impression qu’il me dépasse largement). Je me vois désormais obligé de l’assumer et je me dis qu’il agira comme une petite lanterne de mise en garde contre d’éventuels élans complaisants, qu’il agira comme garde-fou pour moi-même.
Quoiqu’il en soit, on peut encore le lire selon son versant étymologique (« aller vers »), et cette alternative plus généreuse que guerrière injecte un peu de modestie pour permettre, je crois, d’établir un équilibre tout à fait acceptable.

[Entretien réalisé le 28 janvier 2016, dans le cadre du Festival d’Angoulême.]

Notes

  1. Le Terrier, site internet de créations et de réflexions artistiques mené par L.L. de Mars.
Entretien par en mars 2016