André Schiffrin

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Parmi les projets en souffrance qui attendent de peut-être, pouvoir un jour finir par être publiés sur du9, il y avait cet entretien avec André Schiffrin qui me tenait à cœur. Non seulement parce que ce grand monsieur nous a quittés en décembre 2013, mais surtout parce que son discours m'a toujours frappé par sa justesse et son intelligence, et qu'il me semblait toujours particulièrement d'actualité, bien que cet échange ait eu lieu en 2011.

Les circonstances en avaient été pour le moins particulières : deux semaines avant la rencontre, André Schiffrin avait fait une mauvaise chute dans l’escalier, et se retrouvait dans l’impossibilité d’effectuer le déplacement jusqu’à Rennes. C’est donc par webcam interposée que se déroula cet échange, avec un dispositif pour le moins incongru : moi-même, seul sur scène, dialoguant avec l’illustre éditeur dont l’image démesurée était projetée sur l’écran située derrière et au-dessus de ma tête. Et quand bien même, la discussion avait été animée et passionnée, et reste pour moi l’un des grands moments de mon parcours d’interviewer.

Xavier Guilbert : Pourquoi établir ce dialogue autour de la bande dessinée avec André Schiffrin ? Il a écrit trois livres en particulier qui sont L’édition sans éditeurs (La Fabrique, 1999), Le contrôle de la parole (La Fabrique, 2005), et L’argent et les mots (La Fabrique, 2007), dans lesquels il développe une réflexion autour de la crise de l’édition. De son côté, la bande dessinée est très souvent présentée dans la presse comme étant « le bon élève de l’édition », une sorte de segment miraculé que la crise ne toucherait pas. Ce n’est pas le cas, et cette année [en 2011], c’est officiel, selon Livres Hebdo[1], la bande dessinée est « un marché à maturité » — elle est donc en crise, comme tout le reste du livre.
Ce que je vous propose ce soir, c’est de dialoguer avec André sur l’ensemble de l’économie du livre, et j’essaierai chaque fois d’apporter peut-être des contrepoints ou des parallèles avec la situation de la bande dessinée.
Pour commencer, André, vous avez publié Maus d’Art Spiegelman, vous avez aussi été l’éditeur du livre Read Yourself Raw, qui est une compilation de certaines histoires parues dans les premiers RAW, la revue d’avant-garde d’Art Spiegelman et Françoise Mouly. Qu’est-ce qui vous a amené, alors que vous étiez à la tête de Pantheon Books, un éditeur de littérature, à vous tourner vers la bande dessinée à cette époque-là ?

André Schiffrin : Il faut dire que c’était quelque chose de tout à fait inattendu pour nous. Le manuscrit de Maus, une quinzaine d’autres éditeurs l’avait refusé. Tout le monde disait qu’on ne pouvait pas faire une bande dessinée sur un tel sujet, et que ça serait impossible, tout simplement. Mais j’ai beaucoup apprécié le livre, et j’ai dit : qu’on le publie, et on verra ce qui va se passer. Il faut dire qu’on ne s’attendait pas qu’on finisse par en vendre deux millions d’exemplaires dans les années qui ont suivi. C’était une des énormes réussites de ce genre, et ça a été traduit dans presque toutes les langues du monde. C’est un livre qui a eu une influence énorme. Bien après que nous ayons publié Maus, Spiegelman nous a demandé d’éditer sa revue, RAW, ce que nous avons fait pour plusieurs numéros, et ça, c’était beaucoup plus difficile. En partie parce qu’il était très exigeant du point de vue technique, et c’était très cher de publier ces exemplaires, mais aussi parce que le public n’y était pas encore. On a fait également une petite collection de bande dessinées plus ou moins d’avant-garde, avec des gens qui faisaient partie de l’équipe de RAW, qui s’est aussi vendue à des chiffres vraiment confidentiels. C’était trop tôt, et la réussite énorme et inattendue de Maus n’a pas suffi pour, malheureusement, lancer les autres auteurs que Spiegelman appréciait tellement.

Xavier Guilbert : Comme beaucoup, il y a quelque chose qui m’a pas mal interpellé dans le choix du titre de votre premier ouvrage : L’édition sans éditeurs — c’est une nuance qui existe en anglais mais pas en français. En français, nous avons deux verbes : il y a celui qui édite, et celui qui publie, sauf que l’on a en définitive un éditeur dans les deux cas, là où l’anglais fait la différence entre editor et publisher. Jean-Louis Gauthey, des éditions Cornélius, proposait le clivage entre éditeur et publieur pour apporter la nuance. Pour vous, cette différence entre editor et publisher est centrale. Comment définiriez-vous le rôle d’un éditeur ?

André Schiffrin : Il est vrai que dans le temps, il y avait une différence importante en France et en Amérique entre ces deux catégories. Maintenant, dans les deux pays, tout a suffisamment changé, ce qui est important c’est maintenant le rôle des commerciaux. Dans beaucoup de maisons, si l’on a ce qu’on appelle un « publishing committee« , on sait que c’est un signal de danger : les livres seront décidés par un groupe de gens qui sont pour la plupart des commerciaux. Dans le temps, le publisher en Amérique était la personne qui contrôlait toute l’affaire, qui pouvait décider ce qu’il fallait publier, et qui était prêt à prendre des risques et même à prendre des pertes. Maintenant, cette situation a tout à fait changé. C’est le cas en France ainsi qu’aux États-Unis, la demande d’une rentabilité beaucoup plus élevée est telle que ce sont vraiment les commerciaux qui décident ce que l’on peut éditer et ce que l’on ne va pas éditer.

Xavier Guilbert : C’est d’ailleurs quelque chose qui revient beaucoup dans L’édition sans éditeurs mais aussi dans vos autres livres : cette question de rentabilité, qui plus est dans le cadre d’éditeurs rachetés dans des grands groupes qui érigent cette rentabilité comme seul mot d’ordre.

André Schiffrin : La phrase qui tient lieu de titre en français vient de Jérôme Lindon, qui a été un seul des éditeurs à rester en France qui contrôlait entièrement sa maison [Les Éditions de Minuit], ainsi que sa fille continue à le faire. Mais il était tout à fait d’exception, et le propos de L’édition sans éditeurs, c’est simplement de voir ce qui s’est passé dans tous les pays du monde, malheureusement, quand des grands groupes ont commencé à contrôler les maisons qu’ils achetaient, et demandaient un changement très radical vis-à-vis de la rentabilité que l’on en attendait. C’est-à-dire, pour la plupart du XXe siècle, dans tous les pays occidentaux, on gagnait disons 2 % ou 3 % par an en publiant des livres — l’équivalent d’un livret à la Poste ou en banque. Ce n’était pas terrible, on pouvait vivre de manière très confortable avec 2 % ou 3 %, mais ce n’était pas ce que les grands groupes voulaient en achetant des maisons d’édition. Ces groupes-là, auxquels appartenaient déjà télévisions, journaux, hebdomadaires — enfin, tout le reste des médias, ont dit : « nous pouvons gagner, que ce soit 25 % ou 30 % avec un journal en Amérique ou en Angleterre, on ne peut pas se permettre de ne gagner que 2 % ou 3 % avec ces maisons d’édition. » Il fallait donc changer le catalogue, la production, pour essayer de gagner beaucoup plus. En France, les grands groupes, que ce soit maintenant Planeta qui est espagnol, ou Hachette qui n’est plus français (parce que la plupart des ventes et des actionnaires d’Hachette sont à l’étranger), veulent que l’on gagne au moins 11 % ou 12 % par an, et ils exigent que toutes les maisons qui appartiennent à ces grands groupes arrivent à un résultat de ce genre.

Xavier Guilbert : Par rapport à la bande dessinée, L’édition sans éditeurs m’a renvoyé à des éléments que l’on observe dans son histoire, qui me semblent assez spécifiques, puisqu’on ne les retrouve pas aux États-Unis. Les structures alternatives, en particulier, se sont beaucoup construites autour d’initiatives d’auteurs. L’édition sans éditeurs, mais donc avec les auteurs. L’un des premiers exemples, c’est la création de L’écho des savanes, qui est né de la sécession de Gotlib, Claire Bretécher et Mandryka (quittant alors Pilote), mais on peut aussi évoquer toute l’effervescence qui a accompagné la bande dessinée alternative au début des années 1990 qui est venus des auteurs, des maisons comme L’Association ou ego comme x s’étant constituées autour de groupements d’auteurs. Il y a, à ce niveau-là, une vraie différence au niveau de la volonté de porter un projet éditorial qui n’existait pas par ailleurs.

André Schiffrin : Heureusement, le monde de la bande dessinée a trouvé des exceptions importantes du processus que je viens de décrire. Il y a beaucoup de livres qui sont publiés par les auteurs eux-mêmes, par les artistes en question, et il y a de nouvelles maisons qui ont un pourcentage important des ventes du marché total. La bande dessinée a pu faire une exception aux tendances dont je parlais, et c’est très encourageant de voir ça. Il faut dire qu’il y a aussi une floraison de petites maisons indépendantes qui ont commencé en France comme aux États-Unis et dans d’autres pays, mais pour la plupart, elles n’ont pas pu atteindre 1 % du marché. Dans la bande dessinée, on voit des nouvelles maisons qui peuvent avoir 2 % ou 3 %, c’est déjà un progrès phénoménal.

Xavier Guilbert : D’autre part, quand vous parliez d’achat par des grands groupes, je n’ai pas l’impression que cela ait été un phénomène aussi central du côté de la bande dessinée. La récupération s’est faite à un autre niveau. Pour le rachat de catalogue, quand Dupuis se retrouve sous le contrôle de Média Participations, c’est pour rejoindre Dargaud et Le Lombard, maisons qui correspondent plus ou moins au même type de projet éditorial. Par contre, le système de récupération se porte non pas sur des catalogues ou des maisons d’édition, mais plutôt sur des auteurs. Morvandiau a d’ailleurs signé un article dans Le Monde Diplomatique, où il évoque comment des gens comme Joann Sfar ou Lewis Trondheim ont été happés, récupérés d’une certaine manière par ces grands éditeurs pour proposer ailleurs des choses similaires, du moins dans le format, à ce qu’il y avait chez les alternatifs.
Puisque l’on oppose la production des alternatifs aux éditeurs les plus commerciaux, il y a quelque chose qui ressort beaucoup dans votre livre : vous parlez souvent de livres exigeants, de livres importants, donc une vraie différence entre l’œuvre et la marchandise. A propos de cette différence, justement, qui fait le choix ? Quelle est l’importance de la figure centrale de l’éditeur ? Peut-il y avoir d’autres prescripteurs ?

André Schiffrin : Une des différences-clé dont je parle dans tous mes livres, c’est un changement d’idéologie dans l’édition. C’est-à-dire que dans le temps, il y a vingt ans ou trente ans, les éditeurs étaient tous d’accord pour dire que les livres qui se vendent vont payer pour les livres qui ne se vendent pas, et ça permettait de prendre des risques, de publier des auteurs exigeants, difficiles, inconnus, etc. Le premier livre de Kafka a vendu 600 exemplaires, le premier de Brecht en a vendu 800, le premier de Beckett en a vendu 3 — mais là, c’était exceptionnel, il y avait des problèmes de diffusion. Parmi les grands noms du XXe siècle, on trouve souvent des auteurs qui ont été déficitaires au début, et il y en a beaucoup qui l’ont été toute leur carrière. Il ne faut pas supposer que la qualité veut toujours dire que les livres vont se vendre.
Maintenant, l’idéologie qui est montrée le plus clairement dans l’achat du Seuil par La Martinière[2], qui a dit dès le début qu’il faut que chaque livre soit rentable. Il n’y a pas d’exception. Et quand nous avons eu un débat sur France Culture, je lui ai posé la question en lui disant : « vous êtes simplement là en train de jouer le rôle du provocateur ; vous n’exigez pas vraiment que chacun de vos livres soit rentable en soi ? » Et il m’a dit que non, au contraire, que c’était quelque chose qui était absolument essentiel. Et ayant traduit beaucoup des livres du Seuil en anglais, je savais qu’il y avait énormément de ses meilleurs auteurs qui n’avaient jamais vendu mille exemplaires. Il y a donc eu beaucoup d’auteurs qui ont quitté Le Seuil à cause de cette politique, mais ce n’est pas seulement La Martinière qui exige cela, c’est devenu quelque chose de plus en plus courant.
La question que je peux vous poser, c’est : quand les grands groupes achètent des maisons de bande dessinée et qu’il y a des titres qui sont trop exigeants, est-ce qu’ils disparaissent du catalogue ? Est-ce qu’on continue à publier des livres dont on sait qu’on perd de l’argent ?

Xavier Guilbert : Je dirais que la bande dessinée est entourée d’une sorte de mythe, comme quoi elle est populaire. Comparée à la littérature, on a toujours eu l’habitude d’avoir des best-sellers d’un côté, et des livres plus confidentiels de l’autre. Pour la bande dessinée, il y a une sorte de mythe qui s’est construit au fil des ans, comme quoi la bande dessinée, c’était avant tout des best-sellers. Mais c’est un mythe qui commence à grincer joyeusement, puisqu’on se rend compte aujourd’hui que même chez les grands éditeurs, il y a des ouvrages qui sont tirés à dix mille exemplaires — par rapport aux chiffres mirobolants de plusieurs millions du dernier Astérix, on est dans une échelle qui est complètement différente, donc cette image commence à être remise en question. Mais on sait aussi que les éditeurs font de l’épuration de catalogue, tout simplement parce qu’il y a des auteurs qui ne sont plus commercialement intéressants, et parce qu’il y a également énormément de nouveautés qui sont lancées sur le format de la série — quand on sort un tome 1 qui se termine par « à suivre », on suppose que l’on attend d’avoir un tome 2 — et pour lesquelles on a de plus en plus de tome 1 qui n’ont pas de suite (parfois, ce n’est pas plus mal). Mais il y a effectivement une approche beaucoup plus drastique, qui vient à la fois des éditeurs mais également de l’ensemble de la chaîne du livre, comme par exemple les libraires. C’est un élément qui est d’ailleurs abordé dans les livres d’André Schiffrin, la concentration de tous les acteurs : pas seulement les éditeurs, mais également les centrales d’achat, les grands groupes de libraires, et également l’informatisation de l’ensemble de la chaîne qui a fait beaucoup de mal, puisque aujourd’hui, quelqu’un à la Fnac peut savoir très exactement, au volume près, ce que tel ou tel auteur a pu vendre au cours des douze derniers mois, et si jamais il n’atteint pas un seuil suffisant, on s’en débarrasse. Autre conséquence, si vous avez un tome 1 qui sort et qui vend à 1000 exemplaires, alors que vous en avez commandé 1200, lorsque le tome 2 sort, au lieu d’en commander 1200 pour en vendre 1000 au final, vous en commandez 1000. Et vous allez en vendre 800. Et lorsqu’arrive le tome 3, au lieu d’en commander 1000 ou 1200, vous en commandez 800 — et progressivement, pour des livres qui ne sont pas des livres qui sont mis très en avant, cela devient de plus en plus difficile.
C’est un aspect que vous développez dans votre dernier ouvrage paru en 2010, L’argent et les mots, dans lequel vous explorez des manières de compenser les dérives d’un système qui serait « tout libéral », en proposant notamment, soit des prises de décisions de la part du gouvernement, soit l’utilisation de fondations ou de fonds qui seraient dédiés à faire fonctionner une structure et, d’une certaine manière, à l’extraire des contraintes économiques qui pèsent sur l’ensemble de la chaîne.

André Schiffrin : Oui, c’est un élément qui est à la base de L’argent et les mots : c’est de dire que toutes ces questions (de la librairie, de la lecture, de la culture générale, etc.) sont liées et sont au fond des questions vraiment politiques. Une fois qu’un pays a décidé qu’il veut avoir une politique culturelle qui est une politique de soutien, il y a des choses à faire qui sont très possibles, qui ont été faites dans d’autres pays sans tomber sur les questions de censure possible ou d’influence politique. Ce sont vraiment des méthodes, simplement de dire : on veut, mettons, garder les libraires en centre-ville, on veut garder la petite édition, on veut garder la possibilité d’avoir des bibliothèques qui puissent acheter des livres, etc. Tout cela peut être fait dans le cadre d’une politique générale. On voit ça en France où, grâce à la loi Lang, il y a encore des milliers de très bons libraires.
Aux États-Unis, nous n’avons pas une loi Lang, en Angleterre nous n’avons pas l’équivalent non plus, et la différence a été foudroyante. Quand j’étais tout jeune je travaillais dans une librairie à New York, et à l’époque nous avions 333 librairies dans la ville. Maintenant, il y en a à peine 30, y compris les chaînes. Il y a deux raisons principales pour cela : tout d’abord, c’est la concurrence qui a été faite, déloyalement, par les chaînes, qui ont vendu des livres à des prix beaucoup moins cher, afin d’éliminer la concurrence ; et le fait qu’il n’y avait aucune loi qui empêchait de vendre des livres au prix que l’on voulait. En Angleterre, les grandes surfaces ont vendu le dernier Harry Potter (qui avait un prix suggéré de £20) au prix de £1… on le vendait à perte, mais c’était pour attirer les clients en grande surface. Naturellement, pour les libraires, c’était un désastre total. Mais donc, là, c’est une décision politique, d’avoir une loi Lang ou non. Il y a beaucoup d’autres exemples que je donne dans le livre, où l’on peut parler d’une manière très concrète de ce que l’on peut faire, et ce que l’on a fait d’autre part.
Très souvent, en France, on a l’idée que ce qui a lieu en France, c’est la norme, n’est-ce pas : si nous le faisons ici, c’est normal. Mais très souvent, ce n’est pas le cas du tout, il y a des exceptions importantes en ce que la France peut faire, mais aussi des exceptions très importantes dans d’autres pays d’Europe, et des exemples que l’on pourrait suivre.

Xavier Guilbert : Ce qui me marque dans ce que j’ai pu lire dans vos livres, mais aussi dans ce qui a été dit durant la première rencontre sur les vingt ans d’édition alternative, c’est dans une certaine mesure la disparition du contrat moral. C’est quelque chose que vous mentionnez dans L’édition sans éditeurs : d’une certaine manière, il y avait au départ une sorte de contrat implicite entre un éditeur et son auteur, où l’éditeur s’engageait à faire vivre les livres de l’auteur, parce que cela faisait partie de sa mission. Et de la même manière, les libraires s’engageaient aussi à faire vivre ces livres. J’ai l’impression qu’aujourd’hui le discours s’est retrouvé envahi par les éléments technico-techniques, l’aspect économique tend à être invoqué pour tout expliquer, et on oublie un petit peu cet aspect moral de la mission noble d’un éditeur, qui est d’apporter des livres qu’il estime importants à son lectorat, qui fait écho à la mission noble de l’auteur qui est de porter une œuvre, et de l’ensemble de la chaîne qui participe à ce projet. J’ai entendu des choses cet après-midi qui ont beaucoup résonné : cette idée de fragilité, de précarité, et finalement de militantisme et de mobilisation qui me semblent extrêmement importantes dans le livre en général, et dans la bande dessinée alternative en particulier.

André Schiffrin : Les changements dont vous parlez sont très importants, et comme vous le disiez, on avait dans le temps un genre de contrat pas établi formellement, mais qui était une entente entre auteur et éditeur, que l’auteur restait avec l’éditeur et ne demandait pas pour chaque livre une somme plus importante et n’allait pas le proposer à d’autres, mais en même temps que l’éditeur serait fidèle et prêt à publier des livres qui seraient très possiblement quelque chose qui allait perdre de l’argent. Tout cela a beaucoup changé avec cette nouvelle idéologie : c’est une idéologie, il ne faut pas oublier le mot, qui dit que chaque livre, chaque idée doit être rentable. Et donc, si un auteur a le malheur d’écrire quelque chose qui ne semble pas rentable, on ne le prend pas. Et en même temps, l’auteur décide très souvent en Amérique que chaque nouveau livre sera l’objet d’une enchère entre tous les éditeurs, et on passe très souvent d’un éditeur à l’autre, chaque fois pour gagner le plus d’à-valoir possible pour le livre en question. La possibilité de prendre des risques, d’écrire des choses osées, exigeantes, etc. disparaît de plus en plus dans un cadre de ce genre du point de vue des auteurs, mais aussi des éditeurs.

Xavier Guilbert : Cependant, ce genre de situation touche finalement un nombre extrêmement restreint d’auteurs. En dehors des auteurs qui signent des best-sellers, et qui ont cette chance de pouvoir faire jouer les enchères — vous le mentionnez dans votre livre, mais il y a une étude qui a été faite par SMartbe qui faisait un état des lieux de la situation des auteurs de bande dessinée en Belgique, et qui concluait que pour une vaste majorité d’auteurs de bande dessinée et d’auteurs de littérature en général, l’activité d’auteur n’est clairement pas l’activité rémunératrice. C’est quelque chose que l’on fait à la marge, qui est soutenu par une autre activité. De la même manière qu’Eve évoquait pour le FRMK un fonctionnement basé sur le bénévolat, en donnant du temps parce que c’est important, de la même manière la création est une activité qui fonctionne sur l’enthousiasme et sur la volonté de porter un projet jusqu’à ce qu’il puisse exister et rencontrer un lecteur.

André Schiffrin : Oui, je crois que l’une des choses dont il faut se souvenir, c’est que ce dont on parle dans l’imprimé, dans le livre, qu’il soit bande dessinée ou livre traditionnel, est une situation que l’on retrouve dans le monde du cinéma. Je parle dans L’argent et les mots du fait que, comme les grandes chaînes de libraires ne vendent que des livres qui vont se vendre, et qu’une fois qu’un livre n’a pas vendu immédiatement, on le renvoie à l’éditeur, on trouve exactement le même phénomène dans les multiplex des cinémas. De plus en plus, vous pouvez très bien l’observer chez vous, si un film ne fait pas beaucoup d’argent les premiers jours, il change de salle. Il passe d’une grande salle à une petite salle, et puis une ou deux semaines plus tard il disparaît entièrement. A Paris, qui est connue pour avoir plus de cinéma que n’importe quelle grande ville du monde, il y a beaucoup de films qui sont de bons films, qui sont les films que l’on voudrait voir, qui ne sont visibles que dans un cinéma près de Beaubourg, à 11h du matin le samedi, et c’est tout. Ils ont disparu des grands écrans des multiplex après quelques jours.
Cette question de temps est très importante, non seulement pour le cinéma mais pour le livre et pour tous les nouveaux auteurs. Il faut du temps pour que les gens découvrent de nouveaux talents, il faut du temps pour s’habituer à ce que l’on essaie de dire, et si on enlève, que ce soit dans le cinéma ou dans la librairie, la possibilité du temps, tout change énormément. De plus en plus, les grands libraires sont contrôlés par des gens qui viennent de la grande distribution et qui sont habitués à juger le nombre d’euros que l’on gagne par mètre-carré par heure. Et c’est cela qui décide ce que l’on va garder, et ce que l’on va renvoyer à l’éditeur. Une fois que l’on a cette philosophie, cette idéologie, l’importance du bouche à oreille, l’importance de la découverte devient de plus en plus marginalisée. J’ai cité l’exemple que j’ai donné quand j’étais jeune lycéen et que je travaillais dans l’une des meilleures librairies de New York : on jugeait à l’époque que si un livre se vendait à deux exemplaires par an, cela valait le coup de le garder. Cela, c’était dans les règlements, disons, dans les consignes officielles de l’association des libraires. Aujourd’hui, il y a très peu de livres que l’on va garder qui ne vendront que deux exemplaires par an.

Xavier Guilbert : On constate aussi cette rotation accélérée des ouvrages dans les librairies de bande dessinée. En tant que « simple lecteur » — je suis parisien, et je fréquente donc des librairies à Paris — j’ai été très marqué de constater que les librairies spécialisées ne me parlent pas du tout. Elles se spécialisent, certes, mais là où l’on pourrait imaginer qu’elles proposent l’ensemble de l’offre disponible, j’ai plus l’impression qu’elles se sclérosent sur un type de consommateur (j’insiste sur ce terme), qui est collectionneur, et qui va venir acheter le dernier Blake et Mortimer, le dernier XIII, le dernier Thorgal — par habitude, parce qu’il a les trente précédents, mais qui va aussi venir investir (parce que ce sont aussi souvent des gens qui bénéficient d’un pouvoir d’achat conséquent) de la para-BD, avec la statuette ou les chaussettes si elles y sont, et puis le tirage de tête et la version de luxe, etc. On a effectivement un appauvrissement de l’offre, parce qu’elle fonctionne uniquement sur ce qui génère des ventes. Il faut aussi savoir que, pour revenir sur ce que vous disiez, que la para-BD est beaucoup plus rentable que la vente de livre. Et ainsi, dans l’une des librairies que je fréquente, tout le pan de la production alternative a disparu pour être remplacé par de grandes vitrines dans lesquelles on trouve des statuettes de plus ou moins grande taille. C’est aussi un des défis qui s’offre à la bande dessinée, et en particulier son versant alternatif, c’est d’arriver à convaincre les libraires de bande dessinée.
Dans le livre, la mutation s’est déjà produite : on sait que quand on rentre dans une librairie, on ne va pas trouver 100 % de l’offre. C’est clair, il y a une choix, il y a une personnalité, il y a un libraire qui a effectué une sélection. Il y a certes parfois des compromis, parce qu’on a besoin d’avoir quelques gros vendeurs pour faire tourner la boutique, mais il y aura aussi le choix d’entretenir un fonds et de soutenir certains auteurs. Aujourd’hui, les librairies de bande dessinée restent beaucoup dans cette sorte de vision qu’elles proposent tout, alors qu’en fait elles se limitent souvent à cette partie destinée aux collectionneurs. En tant que lecteur, je sais très bien qu’il y a certaines librairies où je sais que je vais trouver des dizaines de livres que je n’ai jamais vus ailleurs, mais que eux vont faire l’effort de les avoir et de les garder et d’entretenir un fonds, parce qu’ils savent que c’est là-dessus qu’ils vont fidéliser leurs clients, mais également parce que c’est important de faire vivre ces auteurs et ces livres.

André Schiffrin : Je vous poserais une question à cet égard. J’imagine que dans les grandes surfaces qui vendent des bandes dessinées, les problèmes sont les mêmes que ce que j’ai déjà décrit. Mais dans les magasins indépendants qui vendent seulement des bandes dessinées, y-a-t’il les mêmes pressions de rentabilité, ou est-ce que là on peut retrouver un livre qui est paru depuis plus d’un an et qui n’a pas beaucoup vendu d’exemplaires ?

Xavier Guilbert : Cela dépend, en fait, c’est vraiment une affaire de militantisme. En début d’après-midi, nous évoquions le fait qu’il existe effectivement des librairies qui sont des librairies militantes, qui font l’effort de travailler avec des petits éditeurs, qui vont parfois même travailler directement avec les éditeurs (sans passer par la structure finalement plus confortable des diffuseurs), qui vont faire le choix de défendre certains auteurs, certains éditeurs. Et puis il y a des chaînes ou des groupements de libraires qui vont fonctionner de manière plus industrielle, comparable à ce qui se passe par ailleurs. La bande dessinée fonctionne sur des schémas qui sont assez similaires à ceux du livre : finalement, la bande dessinée est un livre comme un autre.
Par rapport à cela, je voulais revenir à cette phrase que je garde en tête depuis que j’ai commencé à préparer cet échange : c’est une phrase de René Goscinny qui parlait du magazine Pilote, et qui disait que « un journal ne devait pas suivre les goûts de ses lecteurs, mais les précéder. » Et je pense que c’est aussi dans cette idée que se trouve l’importance du métier d’éditeur, mais aussi du métier de libraire et de tous les gens qui sont là pour jouer les intercesseurs entre les livres et leurs lecteurs : de ne pas hésiter à les surprendre, à leur faire découvrir des choses qu’ils n’iraient pas chercher en premier lieu.

William Henne : Pour donner un exemple, en fait — Erwin Dejasse, dans sa conférence hier, parlait des rachats des catalogues qui s’étaient créées autour des revues des années septantes au début des années 1980, il y a eu des rachats, et puis après cela a complètement décliné. On en a parlé tout-à-l’heure, et ça ne s’est pas passé au niveau des maisons alternatives, mais il y a quand même eu un exemple. Il y a une petite structure indépendante qui s’est retrouvée dans le giron d’une plus grosse maison d’édition, qui fait plutôt de la littérature, mais qui fait quand même un peu de jeunesse et de bande dessinée. C’était un confort pour l’éditeur, parce qu’il s’est retrouvé du coup directeur de collection, et qu’il n’avait plus tout une série de tracasseries, mais l’inconvénient, c’est qu’il n’avait plus toute la liberté qu’il pouvait avoir, puisqu’il y avait une espèce de comité de lecture au-dessus de lui qui allait déterminer si oui ou non, ce qu’il proposerait passerait. Mais il y avait quand même plus grave : ils n’ont pas repris tout le back-catalogue, alors que dans ce back-catalogue il y avait des livres qui n’étaient pas épuisés. Et ces livres, je ne sais pas, ils ont peut-être été pilonnés, mais en tout cas, ils n’ont plus du tout été repris, et plus du tout diffusés. Et ils sont introuvables.

Xavier Guilbert : Tu parles de Futuropolis ?

William Henne : Non non, je parle d’une autre structure, une vraie petite structure d’édition alternative. Angoumoisine, reprise par un éditeur à Arles.

Xavier Guilbert : Puisque je parle de Futuropolis, un point. Futuropolis est intéressant, parce qu’on a un petit peu, comme vient de le décrire William, un label qui est symboliquement chargé, qui tombe dans le giron de Gallimard pour le coup, qui va relancer (avec Soleil dans un premier temps) ce label, mais sans reprendre le catalogue qui existait auparavant, et avec un travail sur la mémoire qui est un peu particulier, puisque les seuls ouvrages qui ont été réédités ont été ceux de Farid Boudjellal — le frère de Mourad Boudjellal, qui dirige Soleil. C’est, il me semble, le seul exemple que l’on ait. L’ensemble du catalogue de Futuropolis, le premier, n’ayant jamais été repris par ce nouvel éditeur.

Erwin Dejasse : Pour l’éditeur angoumoisin qui a été repris, je le sais bien puisque mon bouquin devait être pilonné, et là j’ai une trentaine de caisses qui sont au grenier. Je me demandais par rapport à ce que l’on expliquait tout-à-l’heure, par rapport à cette politique qui est que chaque bouquin doit se vendre — je me demande même si d’un point de vue le plus bassement économique possible, c’est vraiment un bon calcul. Parce que ça me paraît un calcul à court terme, et c’était déjà ce qui s’était passé, en gros, dans les années 1980, où les catalogues avaient été resserrés autour d’albums 48 pages couleurs avec un héros récurrent et un genre, et là, ces éditeurs ont laissé un formidable terrain qui était libre pour l’émergence de ce que l’on allait appeler l’édition alternative. Donc je me demande si on ne se retrouve pas presque dans la même situation, parce que comme tu le disais tout à l’heure, le nombre de titres (que ce soit en littérature ou en bande dessinée) qui font vraiment des chiffres appréciables, il est quand même très limité. On peut se demander aussi si dans cette politique presque anthropophage des grands éditeurs, si ça ne va pas à nouveau laisser un terrain. Par contre, là où il y a vraiment quelque chose à réinventer, parce que les alternatifs ont amené quelque chose de nouveau, c’est vrai que c’est en terme de librairie. Il y a vingt ans, le libraire le plus vénal avait quand même une table pour mettre les indépendants, parce que simplement, il avait de la place pour le faire. Ça, c’est l’autre révolution. C’est vrai que quand il y a des changements comme ça, ça fait toujours mal, il y a parfois des structures qui disparaissent, il y a des ouvrages qui n’existent plus, mais est-ce qu’à terme la politique anthropophage des gros éditeurs n’est pas la chance de dégager à nouveau un terrain qui va obliger à réinventer quelque chose ? même si c’est douloureux…

Xavier Guilbert : On a eu, effectivement, dans les années 1980, une sorte de sclérose sur un format très identifié, qui a laissé de la place. Là, j’ai l’impression que dans la crise qui s’est installée aujourd’hui, l’approche des éditeurs n’a pas été d’identifier le format qui était vendeur et d’y aller à fond, mais d’identifier tout ce qui pouvait se vendre un peu en bande dessinée, et de le copier. Et de se dire, « on peut le faire mieux » — c’est l’émergence du format du roman graphique, avec la reprise de signes extérieurs symboliques (dans la fabrication du livre : le choix du dos rond, d’une pagination élevée, du noir et blanc, etc.), mais en partant du principe qu’ils étaient plus efficaces sur le plan commercial, qu’ils bénéficiaient d’un poids plus conséquent par rapport à l’ensemble de la chaîne du livre, et donc, là où les éditeurs alternatifs faisaient 500 ou 1000 ventes, ils imaginaient qu’en arrivant avec leur armée de commerciaux, ils allaient en vendre dix fois plus et réussir à compenser par ailleurs l’érosion de leurs best-sellers.
Je pense qu’il y a eu des expériences qui sont allées directement dans le mur — on parlait de Futuropolis, certaines des premières tentatives étaient complètement ratées, comme par exemple avec le format « 32 » sur le principe du feuilleton, qui a périclité très rapidement. Il y a donc eu des expériences qui ont été des échecs, et aujourd’hui les grands éditeurs se rendent compte que quand on essaie de faire des livres qui ressemblent à ce que fait l’édition alternative, on se retrouve avec des chiffres de ventes qui ressemblent aussi à ce que fait l’édition alternative. Le problème crucial est que la question de la place en librairie est importante, et que cela signifie aussi que certains livres qui auraient pu exister sur cet espace en ont été écartés, et cela fragilise l’ensemble de la chaîne.

André Schiffrin : Je crois qu’il faut aussi ajouter, quand je parlais de la question de temps, pour les libraires, la question de temps pour les grandes entreprises est beaucoup plus importante. Dans toutes les grandes entreprises, il y avait une tendance à dire : il faut avoir une augmentation de vente chaque année d’un certain pourcentage, et il faut assurer un certain niveau de croissance, également. Le grand groupe allemand Berthelsmann disait formellement qu’il voulait une rentabilité de 10 %, mais une croissance de 15 %. Cela veut dire qu’il fallait acheter d’autres maisons, simplement pour atteindre ce taux de croissance. On ne peut pas vendre 15 % de plus de livres comme ça chaque année, c’est impossible. Et cela mettait une énorme pression sur tous les grands groupes, pour acheter des maisons qui avant cela étaient indépendantes. En même temps, il y avait cette pression de gagner, non seulement chaque année, mais chaque trimestre, un pourcentage élevé d’argent : que ce soit 10 % ou 12 % par an, il fallait que ce soit chaque trimestre un quart de la somme que cela représentait. Il y avait donc des pressions énormes sur tous les éditeurs, de publier des livres qui seraient immédiatement rentables — pas seulement à long terme. Et nous savons qu’il y a des domaines, comme le livre d’art et d’autres, où on ne peut pas avoir une rentabilité immédiate, il faut des années et des années pour justifier l’investissement que l’on a fait au début. Certainement, pour une bande dessinée un peu ardue tout en couleurs, on ne va pas pouvoir immédiatement obtenir cette rentabilité, telle qu’on l’aurait avec un best-seller quelconque.
Toutes ces questions de temps et de pression sont très importantes et cela explique en partie pourquoi il y a eu une telle concentration : on a acheté beaucoup de maisons, non pas parce que l’on voulait tellement avoir les livres qu’elles publiaient, mais simplement parce qu’il fallait montrer une augmentation de 15 % par an pour les chiffres de vente des grands groupes. Naturellement, cela manque de logique, et une fois que l’on a acheté ces maisons, on ne sait pas exactement ce que l’on va en faire, on garde quelques titres et on limoge la plupart des effectifs, et on a déjà fait les dégâts. Il n’est plus possible de faire marche arrière une fois que l’on a acheté les maisons de cette manière.

Xavier Guilbert : Le marché de la bande dessinée a connu un phénomène semblable, même si on a assisté à une croissance plus organique qu’externe. Deux éléments me viennent à l’esprit : d’une part, l’investissement massif des grands éditeurs sur le segment du manga, qui représente à peu près un tiers des ventes en volume et un quart des ventes en valeurs sur le marché de bande dessinée en France, avec environ 1500 nouveautés annuelles. Les cinq plus grands groupes lancent chaque année 70 nouvelles séries (sur les deux dernières années) et cumulent à peu près 170 séries en cours. Certes, ils représentent à peu près la moitié du segment, mais c’est quand même assez conséquent — il y a environ 400 séries de manga en cours en France actuellement.
Autre particularité de ce segment, la fréquence de ces sorties : au Japon, pour les séries les plus rapides, il sort entre trois et quatre volumes par an ; en France, le système éditorial sur lequel les grands éditeurs se sont lancés est d’un volume tous les deux mois. Ce qui fait que les bonnes années, on sort 7 volumes — c’est bien, ça fait du chiffre. Mais tout d’abord, ce n’est pas comme cela qu’on construit un lectorat : si vous avez des consommateurs qui sont exsangues parce qu’ils achètent tous les deux mois leur nouveau volume, et qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter plus, on exploite un filon sans essayer de créer des passerelles vers d’autres titres. Ensuite, c’est une stratégie très court terme, puisque toutes les séries ne sont pas comme One Piece, à bénéficier de plus de 60 volumes de réserve. Enfin, cela prend de la place en librairie, et c’est difficile pour un libraire d’avoir l’ensemble de la série en rayon, avec parfois des lacunes au niveau des réassorts, avec des volumes épuisés — et comme ce sont des feuilletons, forcément cela pose un problème quand on cherche à recruter de nouveaux lecteurs.
Par ailleurs, comme les grands éditeurs sont lancés dans cette course en avant, on observe comment les « bonnes idées » se répandent comme des feux de brousse au sein des éditeurs. La dernière en date, ce sont les intégrales : les éditeurs ont subitement découvert qu’ils avaient un fonds, un patrimoine qu’ils pouvaient valoriser. Du coup, on peut évoquer Dupuis, qui fait un très bon travail sur ce domaine. Brusquement, tout le monde se dit qu’effectivement, intégrales et coffrets sont de bonnes manières de revaloriser l’existant : on crée une nouveauté, on est à nouveau référencé, on est à nouveau bien en vue en librairies, ce qui génère des ventes. Mais voilà qu’on se met à sortir des intégrales à toute vitesse — je pense à l’intégrale de Jérôme K. Jérôme Bloche, dont une dizaine de volumes sont sortis en à peu près autant de mois ou presque — alors qu’une intégrale, c’est du fonds, c’est donc quelque chose qui doit s’inscrire dans le temps. Et on se retrouve avec ces ouvrages patrimoniaux qui sortent avec des dynamiques de nouveautés : ils sortent, ils font trois petits tours dans les étals et ils s’en vont, et disparaissent, chassés par les nouveaux. L’un des libraires chez qui je passe toutes les semaines me disait, en novembre dernier : « voilà, c’est Noël, ils sortent les coffrets, eh bien je suis obligé de les mettre par terre, parce que je n’ai plus de place. » Et il y avait des piles de coffrets un peu partout…
On a vraiment aussi, même dans la bande dessinée, ce type d’emballement, et c’est vrai que ce n’est pas très rassurant pour l’avenir. Thierry Groensteen parlait d’un « art sans mémoire », et la structure du marché aujourd’hui n’encourage pas à la constitution de cette mémoire, puisque les nouveautés chassent les nouveautés, et ainsi de suite.

William Henne : J’aurais voulu avoir le point d’André Schiffrin sur le livre électronique, notamment en littérature.

André Schiffrin : C’est un sujet dont on parle énormément ces jours-ci, mais il faut voir qu’en France, pour le moment, cela représente moins d’un pour-cent des ventes des livres. Ce n’est pas un problème qui aura une réalité avant au moins dix ans, sinon plus. En Amérique, c’est vrai que l’on commence à vendre beaucoup plus de livres dans ce format, mais ce sont presque uniquement des best-sellers. C’est une nouvelle forme d’exploitation des livres qui se vendent le plus, mais cela concerne très peu la plupart de la production. Il y a eu une expérience très intéressante en France aux Editions de la Découverte, dans une nouvelle collection qui s’appelle « Zone », de livres politiques qui s’adressent à des jeunes gens. Ils ont sorti les ouvrages simultanément en version électronique gratuite, et en papier. Et les ventes papier n’ont pas baissé : ce sont les mêmes qu’il y aurait eu s’il n’y avait pas eu de version électronique, donc il est très possible que les deux formats puissent cohabiter ensemble, et je pense qu’en France ce sera le cas.

Xavier Guilbert : Il y a eu une expérience similaire qui a été réalisée aux Etats-Unis par un éditeur de science-fiction qui s’appelle Baen Books, qui depuis 2003, je crois, a mis à disposition de manière électronique et entièrement gratuite, le premier ou les deux premiers romans de ses séries de science-fiction. Ils ont un catalogue avec, de mémoire, une cinquantaine de titres disponibles (avec plusieurs formats) au téléchargement. Ils expliquent qu’ils avaient décidé au départ que cela pouvait être une bonne solution, et ils continuent aujourd’hui l’expérience, parce qu’ils se sont rendu compte que cela permettait aux lecteurs de découvrir des séries — leur approche n’est pas idiote : ils ont des séries de romans qui sont parfois très longues, et ils ne proposent gratuitement qu’un ou deux volumes. Et c’est donc un nouveau type de relation avec leurs lecteurs, qui leur permet de découvrir des livres vers lesquels ils ne se seraient pas tournés s’ils avaient eu seulement l’occasion de les rencontrer en version papier.

Une question dans la salle : Je me demandais — ici, on parle beaucoup d’édition indépendante, donc d’éditeurs indépendants, qui sont donc de plus petites structures, qui travaillent avec des auteurs qui ont peut-être des projets plus exigeants ou une pratique plus jeune. Et je me demande, peut-être pour parler de manière plus prospective : comment ces petits éditeurs peuvent-ils tirer leur épingle du jeu dans le contexte actuel ?

André Schiffrin : Je crois, et je le dis dans mes derniers livres, que l’édition indépendante est devenue très importante, en particulier en France, parce que les petits éditeurs indépendants, bien qu’ils représentent moins d’un pour-cent du marché, ont un pourcentage beaucoup plus élevé des livres intéressants et importants, qui ne sont plus publiés par les grandes maisons. Et là, on peut voir, par exemple dans le domaine des traductions d’essais, ce sont de petites maisons comme Agone ou Amsterdam ou Prairies Ordinaires, qui ont fait le travail le plus important ces dernières années, sur des terrains qui ont été en grande partie abandonnés par les grandes maisons, parce que ce n’était pas suffisamment rentable. Il est très encourageant de voir que ces éditeurs indépendants sont très souvent initiés par de jeunes gens, qui sont prêts à travailler longtemps et pour très peu d’argent (à Agone, par exemple, personne ne gagne plus que le SMIC). Mais ce ne sont pas des structures qui sont vraiment pérennes : on ne peut pas faire travailler, comme ça, pour très peu, pour toujours.
Une grande partie de mon livre L’argent et les mots, c’est de montrer comme les structures de ce genres pourraient être aidées par l’Etat, par les régions, ou même par les municipalités, pour leur permettre d’avoir plus de chances d’exister encore dans dix ans. Dans tous les pays, c’est un phénomène que l’on a pu observer, et qui est, dans tous les pays, je crois, assez encourageant. J’ai moi-même commencé, il y a une vingtaine d’années et après avoir passé trente ans au sein d’un grand groupe, une maison indépendante à but non lucratif, The New Press, qui a maintenant publié plus de mille titres en vingt ans, et parmi ces mille titres, 999 n’auraient jamais été publiés par une grande maison — y compris des livres qui ont fini par vendre des millions d’exemplaires.
Il est donc important d’avoir des structures alternatives de ce genre, mais il faut les aider : il ne faut pas simplement supposer que le courage des jeunes gens suffira à maintenir durablement un réseau alternatif.

La même personne : Ce que vous dites, c’est que cela doit absolument passer par une volonté politique. Ou alors simplement par un mécénat d’envergure… sinon, il n’y a plus rien à faire.

André Schiffrin : Non, il y a toutes sortes de possibilités, et j’en parle d’une manière très précise dans mes livres. On peut avoir des soutiens qui ne sont pas étatiques : par exemple, il y a quelques dizaines d’années, l’éditeur le plus important en France de livres politiques, c’était Raison d’agir, qui était dirigé par Bourdieu, de son bureau au Collège de France. Alors oui, on peut dire que c’était un soutien étatique, parce que le salaire de Bourdieu et celui de son assistante étaient payés par l’Etat. Néanmoins, c’est lui qui a eu l’idée de faire une série de petits livres de poche politiques, dans un domaine où tout le monde disait : « il n’y a plus de public. » Il y a toutes sortes de possibilités, de faire des expérimentations, de trouver de nouvelles méthodes, mais il est indéniable que de pouvoir bénéficier d’une aide, d’où qu’elle vienne, est très important pour tous les efforts de ce genre, même si cela se limite à l’assurance, comme on a en Norvège, que par le biais de l’Etat, chaque bibliothèque publique du pays achètera deux exemplaires de chaque livre publié. Cela a a suffit en Norvège pour maintenir une édition indépendante qui n’aurait pas pu continuer à exister autrement.

Xavier Guilbert : A ce sujet, je me demande dans quelle mesure le numérique ne peut pas être aussi une solution. La difficulté de l’édition aujourd’hui, c’est que pour produire des livres, il faut investir, mais plus encore, lorsque l’on met des livres en librairie, on fait un tirage dont une partie est placée en rayon, et dont une partie se vend — ce qui veut dire qu’au final, pour vendre 100 livres, il faut parfois en avoir imprimé 400. Le numérique, d’une certaine manière, se détache des contraintes de la chaîne physique, avec un produit qui peut se multiplier sans problème (ce qui constitue également son inconvénient principal), pourrait être aussi une solution pour exister. On évoquait cet après-midi l’expérience d’ego comme x qui a deux approches que je trouve absolument remarquables. D’une part, ils ont mis en place un système d’impression à la demande (même si pour l’instant, un seul ouvrage est proposé : Les sœurs zabime d’Aristophane), à un prix relativement abordable pour ce type de livre, avec une qualité extrêmement satisfaisante. Et d’autre part, il y a un aspect plus militant, de dire qu’il y a des livres qui sont importants à leurs yeux, mais qui pour des raisons économiques ne peuvent plus être réinjectés dans le circuit du fait des coûts que cela générerait, mais qu’ils choisissent de mettre à disposition, gratuitement, sur le site, avec l’accord des auteurs bien sûr. Parce qu’il est plus important que ces livres existent, même dans une version électronique, plutôt que décider de devoir courber l’échine devant les impératifs économiques et se résigner à ce qu’ils n’existent pas. Il y a peut-être quelque chose à explorer de ce côté-là — même si à nouveau, le bénévolat a ses limites.
Mon sentiment est qu’il y a, dans toute la discussion qui peut entourer aujourd’hui la crise de la bande dessinée et plus largement du livre, la question économique prend à mon sens souvent trop d’importance, au détriment de l’aspect noble, du contenu, du fait que ces livres doivent exister, parce qu’ils sont importants et qu’ils peuvent changer nos vies.

[Entretien réalisé en public le 12 mai 2011 aux Champs Libres, dans le cadre du festival Périscopages. Un immense merci à Morvandiau pour l’invitation, et à Henri Landré pour l’enregistrement que l’on avait longtemps cru disparu à jamais.]

Notes

  1. Dans le dossier annuel consacré au marché de la bande dessinée, « La fin de la bulle », Fabrice Piault & Anne-Laure Walter, Livres Hebdo n°849, 21 janvier 2001.
  2. Note : Cette acquisition s’est déroulée en 2004, donnant lieu à la création du Groupe La Martinière, sous la présidence de Hervé de La Martinière.
Entretien par en octobre 2017