Benoît Springer

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Benoît Springer : Après un cursus d’études que je qualifierai de normal, j’ai fréquenté les Beaux-Arts. Pendant un temps, j’ai à peu près suivi les cours dispensés, mais l’année s’est conclue dans la salle de jeux vidéos voisine de mon appartement. Je peux avouer qu’avec mes deux colocataires, nous y avons investi une petite fortune. Depuis que je suis tout petit — refrain connu — la passion de la bande dessinée a pris le pas sur le reste, et notamment l’investissement dans les études.

Aujourd’hui, en regardant ce passé, je reconnais la grave erreur d’avoir mis de côté tout ce qui n’était pas en rapport avec la bande dessinée, ou à mon sens, ne m’apportant rien vis à vis d’elle. Mon seul désir était de rejoindre cette fameuse école d’Angoulême, afin de m’y consacrer entièrement. Grâce aux rencontres avec d’autres jeunes dessinateurs, j’ai eu accès à des styles de bande dessinée différents de ce que je connaissais et aimais.
J’y ai fait la connaissance de Christophe Gibelin et Claire Wendling, qui étaient alors d’anciens étudiants de cette même école, et déjà publiés. Sans vouloir lancer ici un débat, je tiens tout de même à préciser, qu’à l’exception des rencontres que l’on peut y faire, cette école ne présente aucun intérêt. C’est aux côtés de Claire — nous avons vécu ensemble, pour les curieux — que j’ai beaucoup appris en quelques mois. Bien plus qu’en deux années d’école d’Angoulême. La regarder travailler a été une expérience ! Extraordinaire ! Ce fut un véritable apprentissage.
Ma progression et mon assimilation furent rapides. Cependant, je ne pense pas avoir dépossédé Claire de quoi que ce soit. Je ne sais pas si j’ai du talent, et ce n’est pas à moi de le dire. La notion de talent est induite par le regard que porte les gens sur un travail donné, pas par ce que l’auteur en pense, mais j’ai au moins cette faculté de n’avoir qu’à regarder pour comprendre l’application, dans son entier, d’un code graphique ou narratif qui m’était jusqu’alors inconnu.
J’ai un rapport très sensitif avec l’image. Je ne suis en rien technique et analytique. Je pense que cela vient d’un certain manque de recul vis à vis de mon propre travail, qui n’est actuellement qu’au stade du «devenir». Je n’ai pas encore assez d’expérience professionnelle pour essayer de l’analyser, je ne peux que le décrypter au fil de sensations. Je n’arrive à formuler une analyse à l’égard de mes travaux, qu’au travers du regard et des commentaires d’une autre personne. Mon travail n’est bâti sur aucune base de réflexion. Je ne «fonctionne» qu’à l’émotion !

L’Indispensable : La collaboration avec Gibelin, n’est donc en rien calculée…

B. S. : Honnêtement, je pense que tous les paramètres ont joué. Nos relations amicales étaient assez fortes pour générer une envie de collaboration, mais je dois aussi avouer que son passé professionnel était un plus. À cette époque, beaucoup de personnes jugeaient mon travail digne d’être publié. Le problème majeur résidait dans le fait que je ne suis en rien scénariste.
Je connaissais une partie du travail de Christophe — je l’avais rencontré par l’intermédiaire de Claire — et je ne me suis pas soucié de savoir s’il convenait ou répondait à mes attentes. Il était la seule personne de mon entourage à connaître aussi bien le milieu professionnel et à exercer des talents de scénariste.
Notre collaboration était à la fois amicale et pratique. II passait régulièrement à la maison afin de s’entretenir avec Claire de l’évolution de leur série respective, ce qui nous permis de mettre au point cette collaboration le plus tranquillement et amicalement du monde. Nos relations communes gagnèrent en qualité par la suite. Nous en sommes aujourd’hui totalement satisfaits.

L’I. : Le choix du genre Heroic-fantasy est donc né de ces rencontres !

B. S. : Christophe fut beaucoup à mon écoute dans la définition du thème et l’élaboration de l’univers qui m’attirait. À la base, mon trait est totalement axé sur ce genre narratif. C’était à l’époque mon unique motivation graphique. J’avais découvert Heroic-fantasy quelques années auparavant, à la lecture des Conan par Howard, et à la vue des travaux de Frank Frazetta. Etrangement, je n’ai lu Tolkien que plus récemment. Le peu que je connaissais sur ce genre suffit à déclencher une passion.

L’I. : Tu n’as donc pas lu Michael Moorcock ou Fritz Leibner …

B. S. : Non, et je l’avoue sans honte. Je serai ravi de les découvrir. Sur le plan graphique, ce choix correspondait à mon amour certain de l’anatomie — probablement un prolongement de l’univers des super-héros américains dont je dévorais les aventures étant gosse. Christophe l’avait parfaitement compris au regard de mes premiers travaux. Je lui ai donné à lire Le Seigneur des Anneaux et quelques Conan afin qu’il prenne connaissance de l’univers littéraire du genre.
Malgré la simplicité d’écriture et une certaine redondance imputable à ce style, on ne peut lui nier un souffle épique et sauvage — dans le sens «animal» du terme. Conan n’est pas seulement un gros barbare fracassant tout sur son passage, et ce n’est pas non plus un simple personnage musclé de jeu de rôles. C’est un mélange d’animalité et d’humanité — c’est ce que j’entends par «sauvage». Dans l’œuvre de Howard, c’est la façon animale dont son héros ressent l’univers qui l’entoure qui est en tout point intéressante… pour lui, tout n’est qu’une question de survie et d’instinct !
On retrouve cette urgence de la vie dans les tableaux et les illustrations de Frazetta. Il a parfaitement réussi à intégrer cette dramatique dans sa démarche créatrice. C’est indéniablement ce qui le différencie de ses confrères. Il possède une connaissance parfaite de l’anatomie, et celle-ci se déchaîne dans le mouvement qui se dégage de son travail. Il existe chez lui, une complémentarité paradoxale et certaine entre l’humain et l’animal.

L’I. : On retrouve ce paradoxe dans les deux personnages principaux de Terres d’ombre, Lïda l’être hybride éprouve des sentiments que ne semblent pas connaître Miecq Luzy, l’humain…

B. S. : C’est exact ! Je crois que Christophe place Lïda — le «monstre» — comme la seule personne morale, aux réactions et sentiments humains, de cette histoire. Miecq l’humain, est un pourri. Chez lui, tout est pesé et réfléchi. De par définition et nature, il est voleur, menteur, violeur…

L’I. : Pour Lïda, le seul rapport à son animalité, est son mode de nourriture et son incapacité à communiquer.

B. S. : Son rapport animal à la nourriture ne se pose pas. Il ne se nourrit pas d’humain par jeu ou par plaisir. C’est un hybride pour lequel l’homme est à la base de la nourriture. Au même titre que nos hamburgers ! Il n’existe aucune notion manichéenne dans cet acte, car malgré ses indéniables facultés intellectuelles, il n’en reste pas moins un être hybride répondant naturellement à ses propres valeurs et codes de survie. Dès le début du récit, son caractère est volontairement faussé, créant ainsi un certain trouble au fil de la lecture.
Les relations entre les deux personnages sont ambiguës et la scène où l’humain se fait bousculer sur le pont à l’entrée de la cité est significative de leurs caractères respectifs. La hiérarchie qui les définit l’un à l’autre est instaurée par l’humain, à l’encontre de l’hybride qui fonde ses relations sur l’affectif. Cela dit, nous dévoilons un aspect de la face caché de Miecq Luzy au travers de la chute de Lïda dans les douves de la cité. L’espace d’un instant, l’homme est inquiet. C’est un petit indice sur sa personnalité, qui se vérifie au cours du deuxième tome et qui se développera au sein du troisième.

L’I. : Tu vas bientôt entamer la réalisation de ce troisième album, aussi existe-t-il encore des sujets sur lesquels vous vous abstenez d’intervenir l’un et l’autre ?

B. S. : Il n’existe aucun problème «d’empiétement». Nous nous entendons parfaitement sur nos rôles respectifs. Dès le début, un respect mutuel s’est naturellement imposé. Nous sommes conciliants et prompts à la discussion. Nous fonctionnons par échange d’opinions et le compromis est roi dans certaines situations. Je bénéficie généralement d’une totale liberté graphique à l’exception de certaines nécessités narratives.

L’I. : Christophe possède une base de graphiste et de coloriste. Vous avez du jouer des coudes afin de vous approprier l’un ou l’autre, le travail de la mise en couleurs !

B. S. : Nous n’avions convenu de rien, bien qu’il désirait s’atteler à cette tâche. Ce que j’acceptais par ailleurs sans objections, d’autant que j’étais alors néophyte en la matière. Cependant, au fil de la conception et de ma visualisation graphique de l’univers, des ambiances colorées me venaient à l’esprit. De plus, cet album était le sujet idéal pour mes débuts de coloriste.
Christophe à accepté mes doléances sans aucun problème, même s’il en fut contrarié, voire un peu frustré. Il a eu la grande délicatesse de respecter mon désir. Grâce à son abnégation, j’ai pu travailler la couleur comme je ne l’avais jamais fait auparavant et atteindre le stade où je me trouve actuellement.

L’I. : Le choix des éditions Delcourt était également dans la continuité d’une certaine logique.

B. S. : Aux contacts de Claire et Christophe, j’ai inévitablement fait la connaissance de Guy Delcourt. Cela s’est presque fait tout seul. Nous avions besoin d’un éditeur, et Delcourt se trouvait là ! De son côté, Christophe venait de signer Le Bateau Feu chez Glénat avec Héloret pour dessinateur, mais Camano pour sa part n’était pas intéressé par mon style dont il trouvait le trait pas assez abouti pour sa collection.
J’ai appris par la suite qu’à la vue du premier tome de Terres d’ombre, il changea d’avis sur mon travail. Cela dit, Christophe voulait éviter de mettre tous ses oeufs dans le même panier et selon cette démarche, désirait sûrement choisir un autre éditeur que Delcourt pour notre collaboration. Finalement, la facilité l’emporta pour dicter notre choix.

L’I. : Ainsi, tu fais désormais partie dans l’esprit des lecteurs, de l’«écurie» Delcourt avec tout ce que cette appellation comporte d’avantages et d’inconvénients…

B. S. : J’ai toutefois l’impression que cette réalité s’estompe actuellement. Delcourt s’attache à diversifier son catalogue et signe depuis peu des projets différents ne correspondant pas du tout aux collections qu’il avait précédemment créées. Il s’éloigne ainsi de cette image de petit éditeur paternaliste avec ses auteurs — qu’il péchait régulièrement parmi les étudiants de l’école d’Angoulême.
Delcourt semble obtenir désormais un véritable statut d’éditeur. Petit à petit, il publie de nombreux auteurs — qui ne sont plus de prometteurs étudiants — non-tributaires d’une affiliation identitaire aux collections. Actuellement, à travers les contacts qui se multiplient avec les lecteurs, je prends conscience du fait de ne plus être considéré comme un «petit nouveau» Delcourt. Je reste cependant et en toute logique, un auteur débutant chez Delcourt… et non un «auteur Delcourt» !

L’I. : Selon ce statut d’auteur débutant, l’analogie de ton style avec celui de Mike Mignola te fut souvent reproché.

B. S. : Cette comparaison ne m’a pas gêné à la sortie du premier album, car j’étais effectivement admiratif du travail de cet auteur. Une influence graphique en découlait indéniablement, au travers de l’utilisation de certains codes qui lui sont propres. Sa maîtrise du noir et blanc est hallucinante — et je ne suis pas le seul à en avoir subi l’influence.
Le problème de cette affiliation surgit aujourd’hui, alors que mon travail a depuis longtemps commencé à s’en détacher très fortement. Mignola a apporté aux auteurs européens, une foule de solutions face à de purs problèmes graphiques, tels que ceux du contraste ou de l’équilibrage des masses de noir et blanc. Il a tout compris et l’a interprété de façon personnelle.
Ceci dit, je possède suffisamment d’orgueil mal placé pour condamner cet acte stupide qu’est le «pompage», et ne pas y céder ! Cet acte ne découle d’aucune compréhension. Il s’agit simplement d’un mimétisme reproductif, n’incluant aucune démarche d’assimilation et de réflexion. Ce qui me fait vraiment chier, c’est qu’à l’encontre de son évolution constante et personnelle s’éloignant très significativement des influences de Mignola, mon travail continue d’être comparé au sien. Je le ressens véritablement comme une agression.
Ses codes et leurs conceptions ne sont plus les miens. D’autant que l’influence se faisant sentir sur le travail de mon premier album n’est pas la sienne mais celle de Claire Wendling, puisque nous travaillions alors quotidiennement aux côtés l’un de l’autre. Le simple fait de l’observer travailler, je le répète, relève de l’influence. Sur la fin du second tome, bien que mon style soit loin d’être affirmé, je suis convaincu de ne subir aucune influence de qui que ce soit. J’ai moi-même ressenti cette transformation.
Pour ce qui est de mon travail sur la couleur, c’est à Mathieu Lauffray que je dois d’avoir compris et assimilé les bases techniques de la «couleur directe». C’est aussi la raison pour laquelle son enseignement se fait sentir sur mes premiers travaux, mais je m’en détache un peu plus à chaque illustration que je fais. Quand à l’évolution que je juge radicale de mon trait, elle émane d’un ras-le-bol certain des comparaisons dont j’étais assailli régulièrement en festival ou dédicace en librairie. C’est une véritable épreuve que d’être constamment comparé et catalogué. A ce titre, la réalisation du second tome de la série fut un accouchement difficile. Je savais pourtant à ce moment précis, que mon travail ne devait plus rien à personne.

L’I. : Tu avais beau en être conscient, tu fus tout de même amené à en douter !

B. S. : J’en suis arrivé à me demander si j’étais maître de mon travail, si celui-ci me représentait ou n’était qu’un vulgaire patchwork d’influences. J’en fus quelque peu traumatisé, quitte à faire sourire. Un véritable coup au moral ! Inconsciemment, c’est cet état de fait qui déclencha rapidement et radicalement mon évolution, opposée à toutes ces références. La fin d’un processus…
Même si elle n’est pas aboutie, je veux que l’on ressente ma vision personnelle du graphisme. Je n’ai cependant pas de ressentiments spécifiques à l’encontre des personnes qui eurent la comparaison un peu lourde ( !) — elles se reconnaîtront sans peine — notamment en ce qui concerne mon travail sur la couleur directe. Il n’y a rien de plus terrible pour un auteur que d’être cantonné à un rôle d’avatar. Bien qu’il me faille encore et toujours évoluer, les bases de mon travail sont désormais définies. Je m’en trouve réconforté !

L’I. : Tu entames ton nouvel album emprunt d’une certaine et nouvelle assurance…

B. S. : Tout à fait ! J’ai pertinemment conscience cependant, que cet album ne sera pas au point et qu’il comportera encore bien des erreurs. Il sera néanmoins le reflet fidèle de ma personnalité, et m’appartiendra en tous points ! D’autant que ma motivation s’en trouve accentuée par le plaisir issu de la simple lecture du scénario, pour lequel Christophe s’est véritablement surpassé !

L’I. : La bande dessinée semble souffrir de grilles de références et de tableaux de comparaison, que tu dénonces.

B. S. : Je ne pense pas toutefois, que cela lui soit spécifique. Tout milieu artistique est caution à comparaison. La lecture de critiques et articles musicaux — entre autres — y est sujette ! J’écoute au moins huit heures de musique par jour, et il m’arrive de comparer. Mais, je ne le fais pas systématiquement, seulement lorsque je suis convaincu du pompage d’une personne sur une autre, issu de la non compréhension ou de la fainéantise de l’influencé.
Toute comparaison est légitime si elle reconnaît simultanément l’existence d’un apport personnel. Elle se développe dans tous les médias, qu’ils soient culturels ou non. Par définition, l’influence est nécessaire lorsqu’on débute. Elle est le symptôme d’un intérêt et le moteur de la motivation. C’est un acte involontaire mû par la force des choses, et qui se doit d’user de réflexion sans laquelle aucune évolution n’est possible. Elle permet ainsi, d’extraire et de formuler un langage qui vous est propre.

L’I. : Paradoxalement, dans la presse et chez les éditeurs, rien n’est fait pour permettre aux lecteurs de comprendre les règles et les codes de ces langages.

B. S. : Je pense en effet, qu’il s’agit d’un problème compliqué ! Il y eu une époque florissante pour la bande dessinée, où les gens lisaient énormément d’albums en tous genres. Il faut ajouter à cela l’existence de nombreux magazines dits «spécialisés». Aujourd’hui, ces derniers ont disparu et ne témoignent plus de l’émergence de nouveaux auteurs et de leurs codes différents et souvent inattendus ou moins classiques… une nouvelle vision et conceptualisation du média.
Les lecteurs pour une bonne partie, ne comprennent pas ce qui s’étale sous leurs yeux au travers des travaux et de la vision de jeunes auteurs. Aucun moyen de compréhension ne leur est fourni à l’égard de cette évolution. La bande dessinée européenne a assimilé d’autres cultures graphiques et narratives, telles que celles du comic et de la manga. Je fais partie quand à moi, de la génération influencée par la bande dessinée américaine.
Les jeunes ont suivi sans problème ces transformations successives et très rapides, et par conséquent ne sont pas déroutés par la bande dessinée hybride actuelle. La génération Pilote, quand à elle, se retrouve aujourd’hui face à un média qu’elle ne comprend pas ou plus. Il lui manque certaines clés… un chapitre de l’évolution de la bande dessinée. Cette génération s’en trouve donc déroutée, et se réfugie dans une certaine apologie des classiques. Ce qui explique en partie le succès désormais habituel des vieux titres comme Astérix, Lucky Luke ou encore Blake et Mortimer. C’est en quelque sorte un problème d’éducation.

Parallèlement à cela, il faut avouer qu’au sein des autres médias, tout le monde se fout de la bande dessinée. Si jamais il y est fait allusion, c’est toujours pour nous assommer de propos indigents, au bénéfice des dinosaures précités. XIII, Thorgal, et malheureusement la majorité des gros succès financiers, font appel à des codes graphiques et narratifs antédiluviens. La presse va nous bassiner pendant des semaines avec Blueberry et Blake et Mortimer pour ne citer qu’eux.
On ne parle de la bande dessinée qu’à la condition que celle-ci ne remette pas en cause une certaine institution juteuse. Ce qui m’irrite fortement, c’est la forme sournoise d’une négation de la bande dessinée actuelle. Franquin, Morris, ou Hergé ne sont absolument pas représentatif des nouveaux visages du média, et ce malgré tous leurs talents respectifs et leurs apports au genre.
Dans l’absolu, il est bon que ces noms permettent de faire parler de la bande dessinée, mais bon sang, il serait temps pour les médias de tous bords de s’intéresser à ses formes actuelles. Actuellement, la bande dessinée est un immense vivier de genres et de styles, mais personne ne s’en soucie.

L’I. : Ces médias semblent être le frein majeur à l’émergence des nouvelles générations.

B. S. : La bande dessinée est cantonnée dans un ghetto spécialisé, et cela ne semble pas être une tâche facile que d’essayer de l’en sortir. Je ne pense pas qu’il suffise de râler auprès des médias pour obtenir quoi que ce soit ! Surtout en direction de la télévision, où comme chacun le sait, le culturel est tributaire de l’audimat. C’est un problème de fond puisque le caractère qualitatif d’une émission est subordonné à ce paramètre bêtifiant !
A ce propos, il est tout à fait possible d’établir un parallèle comparatif, entre les directeurs de chaînes télévisées et les grands éditeurs. En effet, le tout-venant populaire possède force de loi, à l’encontre de l’information, de la communication et malheureusement de la création. Ont-ils seulement les couilles de s’autoriser à devenir ce qu’ils devraient être ?
Il est tout de même significatif de ne pas prendre en compte le fait que les ventes d’une bande dessinée moyenne sont supérieures à celle d’un roman. Paradoxalement, la télévision et la presse nous écrasent de considérations fumeuses lors des attributions — fort nombreuses — de prix littéraires. Je ne connais pas les chiffres de ventes du dernier Astérix, mais excepté sa qualité plus que relative, je doute fort que la meilleure vente littéraire de l’année 1997 puisse seulement l’approcher.
De toute évidence, les plus grosses ventes de livres en France, sont essentiellement des bandes dessinées. Maintenant, si les médias ne tiennent pas à reconnaître dans leurs discours, la valeur culturelle de la bande dessinée, ils pourraient au moins avoir l’honnêteté de reconnaître son immense popularité. Il existe tout de même une tranche importante et significative de lecteurs dépensant annuellement de petites fortunes en b.d. Tant que nos instances intellectuelles ne feront pas l’effort de comprendre sa spécificité, rien ne changera.
Des concepts télévisuels consacrés à la bande dessinée ont existé. Malheureusement, les éditeurs exigeaient un temps d’antenne à hauteur de leurs investissements. Des tensions surgirent et tuèrent ainsi le projet dans l’œuf. Il est évident que si la bande dessinée était médiatisée, elle pourrait se refaire une santé ! Cela nécessite toutefois une démarche éducative afin de la faire sortir des ornières infantiles dans lesquelles tout le monde la maintient volontairement.
Il n’est qu’à voir les intéressantes créations de L’Association ou le formidable travail de Fabrice Neaud, pour prendre conscience qu’il est nécessaire au plus grand nombre de pouvoir y accéder. La mévente d’une série comme Nuit Noire de Chauvel et Lereculey est incompréhensible. Tout dans ce travail est susceptible d’être une grande réussite artistique et populaire si les médias faisaient leur travail. Les capacités narratives de la bande dessinée sont aussi puissantes que celles du cinéma et de la littérature, mais le pouvoir d’évocation, la richesse culturelle et la diversité des univers de ce média le sont tout autant ! Il faut inciter le public à s’y intéresser !

L’I. : Tu milites pour un droit à la complexité…

B. S. : La bande dessinée est un art complexe. Il faut que les gens cessent de s’imaginer qu’il suffit de savoir tenir un crayon quel qu’il soit pour réaliser un album. La conception d’un album est proportionnellement aussi compliquée que celles d’un film et d’un roman. Les paramètres sont complexes. Il suffit pour s’en convaincre de se placer dans la situation d’un auteur, face à sa feuille, et de s’amuser à écrire un petit scénario avant de se lancer dans sa réalisation.
Il faut bien entendu respecter les codes de narration, de la mise en page, de la clarté du dessin, de la qualité de l’encrage… pour ne citer que ces exemples réducteurs. Ce n’est pas pour rien que la création d’un album nécessite de une à deux années de travail. La bande dessinée est un langage qu’il faut apprendre entièrement afin de pouvoir par la suite, s’exprimer personnellement. Cela nécessite de la sensibilité, de la passion et de l’imagination. Je n’ai aucune revendication si ce n’est celle du droit au respect et à la considération de cet art.

L’I. : Tu fais une différence entre dessinateur et illustrateur ?

B. S. : Dans mon esprit, «dessinateur» se rattache automatiquement à la bande dessinée. Ces deux axes de créations que sont la bande dessinée et l’illustration ne sont pas identiques. Avec le langage de la première, tu bénéficies de plusieurs dessins dans le but de faire passer et comprendre un propos défini. Avec celui de l’illustration, tout doit se trouver condensé en une seule image. Les difficultés et les priorités graphiques qui en découlent diffèrent totalement ; le seul lien que je leur trouve, c’est l’amour que j’ai du dessin.
Le dessin en terme académique est ma passion ; apprendre et comprendre les formes avant de savoir les retranscrire. Toute forme obéit à une logique de construction et de fonctionnement. Mon intérêt à travers cela, se focalise sur l’Image et ce qu’elle peut véhiculer. À mon sens, cela ne peut s’exprimer qu’à l’aide de la maîtrise du dessin. C’est cette maîtrise qu’on retrouve chez les peintres réalistes. Réussir à l’aide d’un matériau, à interpréter personnellement un propos et à le communiquer. Lorsque tu as compris la structure d’un sujet, tu peux te l’approprier et exprimer pleinement tes idées et sentiments.
Pour l’instant, j’apprends encore tout cela. Le corps humain est la clé de voûte de ma passion. C’est une machine complexe répondant à une organisation précise (attention ! là je ne me situe pas dans le domaine de l’analyse ; on est toujours dans le «senti» ! ). Tout ce que j’aime ! Je l’exprime actuellement au travers de Heroic-fantasy qui est un genre se prêtant avec bonheur à cet exercice. Cependant je ne veux pas être classé comme un dessinateur exclusif d’Heroic-fantasy et je m’y emploie actuellement par le biais de certains travaux inconnus des lecteurs. Je veux simplement être considéré comme un dessinateur.

L’I. : Selon toi, par conséquent, un dessin même avant-gardiste, doit obligatoirement trouver ses fondements dans l’académisme ?

B. S. : En quelque sorte ! Tout dessin quel qu’il soit n’est qu’un outil d’expression. C’est la raison pour laquelle le discours d’une certaine catégorie d’artistes modernes, s’apparente et relève essentiellement du charlatanisme culturel ! Leurs «œuvres» n’existent que part le discours qu’ils en font. Pour ces derniers, il faut nier ou au mieux oublier le passé pour appréhender l’avenir. Je m’insurge contre cette attitude, car il faut — à mon sens — se baser sur les travaux précédents afin de tirer un enseignement qui nous pousse vers l’avant. Il ne s’agit pas bien sûr, de le reproduire bêtement, mais d’en assimiler des connaissances précises afin de donner naissance à notre propre expression. Cette dernière peut très bien s’exprimer par l’abstraction. Ces jolis discoureurs s’improvisent artistes, s’en s’être donnés les moyens ni la force de le devenir un jour !

L’I. : Tu nous donnes la définition du carriériste…

B. S. : Ce sont avant tout des conférenciers ! Dans certains cas, cela peut-être totalement volontaire et s’inscrire dans une démarche précise. Maintenant, la frontière qui sépare l’artiste sincère dans ce domaine, de l’escroc, est vite franchie ! Le passé est un outil. Picasso pour ne citer que lui, l’avait parfaitement compris. Son art a été classique avant d’être avant-gardiste.
En ce qui concerne la bande dessinée, nous assistons actuellement — notamment aux Etats-Unis — à l’émergence d’une génération d’auteurs qui ne dessinent plus. Ils focalisent leur attention et leurs efforts sur la reproduction du travail de dessinateurs qu’ils apprécient et finissent par travailler exactement comme ces derniers.
À force de recopier bêtement leurs aînés, nous assistons à la naissance d’un dessin uniformisé et sans aucune structure. Dans leur démarche, rien n’est compris ni pesé. Ce n’est que de la récitation graphique. Il n’y a aucune réflexion chez ces dessinateurs. Cela peut-être un parti pris mais les dérapages et les excès sont malheureusement présents de tous côtés. Idem chez certains gosses qui actuellement font de la manga.
Je n’ai rien contre, bien au contraire, mais merde, apprenons leur ce que sont le dessin, la narration et les codes graphiques pour qu’ils arrêtent de reproduire bêtement de la manga parce que c’est de la manga. Tout n’est pas bon à prendre dans la manga, comme dans les autres styles ! Fabrice Neaud m’a dit un jour : «il n’y a pas de goût, il n’y a que des niveaux culturels». Mon analyse est sûrement surfaite, à l’image de leurs démarches respectives, mais je suis prêt à réviser mon humeur à leur encontre si l’on me démontre mon erreur. Pour mon propre travail, j’apprends tous les jours du passé et j’apprendrais encore longtemps. Je suis encore loin de réussir à faire passer mes idées et plus encore, mes sentiments.

L’I. : Le fait de s’isoler sur sa table à dessin semble impliquer une forme de décalage, de différence sociale voir d’incommunicabilité…

B. S. : Cette remarque me fait penser à une planche de Geerts, dans laquelle il nous montre un dessinateur fermer sa porte d’entrée à clés, baisser ses volets, fermer la porte de son atelier avec une pancarte «ne pas déranger», s’installer à sa table à dessin et conclure en disant : «Bon, maintenant je vais communiquer» ! C’est le paradoxe de ce métier. On s’isole pour communiquer.
C’est à ce titre que les festivals jouent un rôle stabilisateur, car ils contribuent à te donner conscience de la multiplicité de ton travail au travers des réactions des lecteurs. Tu ne travailles pas dans le vide et uniquement pour toi-même, contrairement à ce que tu es régulièrement amené à ressentir dans ta solitude. C’est un contexte de repositionnement social. Aujourd’hui, je n’ai pas encore complètement assimilé ces paramètres mais j’arrive un peu plus chaque jour à me concentrer sur mon travail tout en gardant à l’esprit qu’il sera publié. Pour l’instant, je ne suis qu’un auteur en devenir…

Propos recueillis par Frank Aveline. Photo Frank Aveline. Lu et corrigé par l’auteur.
Précédemment publié dans L’Indispensable n°0 de février 1998.

Site officiel de Benoît Springer
Entretien par en février 1998