çà et là
Serge Ewenczyk lance les éditions ça et là en octobre 2005 avec la parution deux titres issus du domaine étranger. Depuis, il n’a cessé de poursuivre l’adaptation en français d’ouvrages et d’auteurs peu connus dans nos contrées et venant principalement des Etats-Unis mais aussi d’Afrique du Sud, d’Israël ou encore de Finlande. En se consacrant à des auteurs qui n’étaient pas signés chez d’autres éditeurs, ça et là nous a offert en trois ans de très belles découvertes comme Château l’Attente de Linda Medley, Ma Mère était une très belle femme de Karlien de Villiers, Ferme 54 de Galit et Gilad Seliktar et bientôt Bottomless Belly Button de Dash Shaw.
Nicolas Verstappen : Comment gérez-vous votre positionnement dans un marché où les éditions Rackham, Vertige Graphic, Delcourt (collection Contrebandes et récemment Outsider), Casterman (Collection Ecritures), Ego comme X et récemment Dargaud (avec American Born Chinese, Paul Pope…) s’affrontent dans une lutte de récupération des droits étrangers ? Je suppose qu’il n’est pas évident de faire entendre sa voix dans un pareil contexte…
Serge Ewenczyk : Tout d’abord, nous sommes les seuls à publier exclusivement de la bande dessinée étrangère, ce qui nous donne déjà une particularité. Ensuite, nous construisons petit à petit un catalogue qui commence à prendre forme et qui met en évidence des choix éditoriaux relativement précis : chroniques intimistes, autobio, autofiction, fictions ancrées dans la réalité… Même si de nombreux ouvrages que nous avons publiés auraient pu se retrouver dans les catalogues d’autres éditeurs, la somme de ces choix construit notre différence.
Je ne suis pas confronté avec d’autres éditeurs pour récupérer les droits. La scène internationale est suffisamment riche pour «satisfaire» les envies de nombreux éditeurs français. De très nombreux auteurs anglo-saxons sont encore inconnus en France, il y a beaucoup de travail, sans parler des Scandinaves et autres régions encore mal connues. Le seuls auteurs pour lesquels il doit y avoir des bagarres, ce sont les «stars», les Tomine, Ware et autres Spiegelman, mais d’une part nous n’avons pas les moyens de nous «payer» ces auteurs, d’autre part j’ai comme principe de ne jamais démarcher un auteur dès lors qu’il est déjà publié par un autre éditeur français.
En fait, à une exception près, j’ai toujours réussi à récupérer les droits des titres que je souhaitait publier. Il suffit juste d’être attentif à ce qui se passe à l’étranger et de réagir rapidement…
NV : Quels sont les romans graphiques que vous auriez rêvé d’éditer en français si vous en aviez eu la possibilité ?
SE : Maus, Un contrat avec Dieu, Concrete, Fun Home, La Perdida, De Mal en Pis, Ice Heaven, Ghost World… la liste est longue….
NV : Lorsque vous signalez sur ActuaBD que vous avez été «ébloui par le Lucille de Ludovic Debeurme», n’avez-vous pas parfois l’envie de vous lancer dans l’édition de titres francophones ?
SE : Non, jamais. Nous sommes souvent sollicités par des auteurs français, mais nous les envoyons sur nos collègues éditeurs. Je tiens absolument à préserver cette spécificité, d’autant plus qu’il s’agit d’un choix éditorial qui correspond à mes goûts, et pas un simple choix de positionnement marketing. J’ai toujours lu beaucoup plus de littérature étrangère (dont de la bande dessinée) que de livres français. Je trouve un dynamisme vivifiant dans ces territoires étrangers et le travail d’adaptation me passionne.
NV : Vous portez aussi la casquette de directeur de la collection PEPS chez Albin Michel Jeunesse. Est-ce l’occasion pour vous de compléter votre travail d’adaptation en français de titres étrangers mais dans un secteur (celui de la bande dessinée pour jeunes lectrices) qui n’aurait pas trouvé sa place dans le catalogue çà et là ?
SE : C’était effectivement le parti pris à la création de cette collection. Proposer aux ados, et plus particulièrement aux filles, des bandes dessinées autres que du shôjo, mais dans le format et les prix du manga. Nous avons ainsi fait découvrir des auteurs comme Kazu Kibuishi (Daizy Kutter) ou Gene Yang (Loyola et la société secrète) ou encore le très drôle Dramanga de l’ukrainienne Svetlana Chmakova. Malheureusement la sauce n’a pas pris, il semble que ce lectorat reste très ancré sur la lecture de manga japonais et relativement peu enclin à lire des bande dessinées réalisées par des auteurs non japonais. J’espère que ce phénomène est amené à changer, sinon les éditeurs vont avoir de sacrés soucis une fois que ces ados deviendront adultes.
NV : Une autre particularité du catalogue ça et là tient de la place relativement importante consacrée aux femmes auteurs (parmi lesquelles on retrouve Liz Prince, Linda Medley, Emily Flake, Karlien de Villers…). Est-ce le fruit d’une sensibilité particulière propre aux éditions çà et là ?
SE : J’ai fait ce constat l’année dernière, où la moitié des titres que nous avons publiés étaient d’auteurs femmes. Il faut croire que la ligne éditoriale de çà et là correspond à des territoires où les femmes sont très présentes. Si j’avais choisi de publier de la bande dessinée d’aventure, de SF, ou d’humour potache, à mon avis on aurait beaucoup moins d’auteurs femmes.
Blague à part, on trouve beaucoup d’auteurs femmes dans la bande dessinée indé ou de type «roman graphique» à l’étranger, et notamment aux Etats-Unis. Cela commence à être également le cas en France grâce aux éditeurs indépendants, mais la présence féminine est encore ridiculement faible (en quantité). Sauf en ce qui concerne les blogs bd, où on trouve un nombre très important de femmes, peut-être que cela démontre qu’il y a encore un «plafond de verre» pour les femmes chez les éditeurs français de bandes dessinées.
NV : Vous êtes aussi l’une des premières maisons d’édition à utiliser internet (et surtout l’espace du blog) pour présenter le travail de fabrication de vos livres (de la signature des contrats à l’impression en passant par le choix des maquettes). Un rapport plus intime s’installe entre çà et là et ses lecteurs et semble ainsi faire écho à votre ligne éditoriale.
SE : J’ai ouvert le blog çà et là en septembre 2006 pour y aborder des sujets au fil de l’eau, et notamment tout ce qui concerne la «petite cuisine» d’un éditeur. J’adore consacrer du temps à la fabrication d’un ouvrage, c’est le côté excitant de l’édition indépendante, contrairement à ce qui se passe chez les gros éditeurs, nous avons un rapport aux livres beaucoup plus proche de celui des artisans. Et du coup j’aime en parler sur le blog, pour faire découvrir cet aspect méconnu à nos lecteurs. C’est également l’occasion d’aborder des sujets comme le calcul du prix de vente d’un livre, les coûts de fabrication, ou bien de parler d’autres livres étrangers que ceux publiés par çà et là. Un joyeux foutoir en somme !
NV : Votre travail de recherche et de découverte de nouveaux ouvrages à éditer passe-t-il principalement par internet, par des contacts à l’étranger, des visites de salons internationaux ?
SE : A la création de çà et là, les premiers titres publiés ont été ceux que j’avais trouvés en import en France (essentiellement à la librairie «Un Regard Moderne») ou bien à Londres (dans l’excellent boutique «Gosh comics»), à l’exception du Points de Vues de Peter Kuper que j’avais repéré sur le stand de son éditeur américain au Festival d’Angoulême 2005.
Par la suite, la recherche de nouveaux titres s’est faite dans un joyeux mélange de tous les moyens disponibles ; participation à la Foire du Livre de Francfort (où j’ai dégoté Ma Mère était une très belle femme de Karlien de Villiers complètement par hasard), farfouillages chez les libraires londoniens, participations à la New York Comicon, fréquentation assidue des blogs de journalistes américains (il y a en a toute une tripotée d’intéressants aux Etats-Unis, de ce point de vue-là on est un peu pauvre en France), des blogs et des sites d’auteurs et d’éditeurs, prise de contact avec les agents français et étrangers qui s’occupent de romans graphiques, etc.
Et puis progressivement nous avons commencé à recevoir des projets avant publication (c’est le cas de Delayed Replays de Liz Prince, ou Ferme 54 de Galit et Gilad Seliktar) ce qui nous a amené à publier quelques ouvrages en tant que premier éditeur à partir de 2007.
Ce travail est un peu plus facile maintenant que çà et là est «installé» (je devrais mettre plus de guillemets), et nous recevons pas mal de propositions, dont de nombreuses choses sans intérêt d’ailleurs, comme une biographie en bande dessinée de Ronald Reagan par exemple. Mais depuis que nous publions le travail de Andi Watson ou bien Peter Kuper ou encore Eddie Campbell qui sont très réputés dans les pays anglo-saxons, des auteurs étrangers nous sollicitent.
En revanche, la recherche d’ouvrages à éditer en provenance de pays non anglophones ou non germanophones est un peu plus compliquée (je ne cite pas les livres italiens ou espagnols, car ces pays sont déjà bien couverts par mes collègues éditeurs comme Rackham, Vertige, 6 pieds sous terre, etc..). Pour ces territoires, je suis véritablement tributaire de ceux qui me contactent, comme la traductrice finlandaise Kirsi Kinnunen qui m’a mis en contact avec Ville Ranta par exemple.
NV : Je sais les éditeurs japonais très soucieux du respect des couvertures originales des séries. En est-il de même avec les éditeurs américains ou avez-vous une grande liberté d’adaptation des maquettes ?
SE : Je pense que les éditeurs et auteurs américains sont plus pragmatiques que les éditeurs japonais, dans le sens où si on leur explique les raisons pour des éventuels changements d’une couverture ils acceptent presque tout le temps. En l’occurrence, nous modifions souvent les couvertures originales, d’une part pour qu’il y ait une certaine cohérence graphique sur tous nos titres et d’autre part pour que cela corresponde aux «us et coutumes» français.
Par exemple, la couverture de La Fille de Mendel de Martin Lemelman avait une énorme étoile de David, un symbole délicat à manier en France. Ou encore la couverture originale de Pedro & Moi consistait en une photo plein pot de Pedro Zamorra, ce qui n’était pas de très bon goût. Par principe, les auteurs sont toujours associés à l’adaptation de leurs ouvrages, je leur soumets donc toute proposition, et certains ont réalisé de nouvelles illustrations pour l’occasion (sur Ruptures de Andi Watson ou le premier Alec de Eddie Campbell par exemple).
J’ai la chance de travailler avec deux personnes qui font de très belles couvertures, Vincent Montagnana (par ailleurs directeur artistique de Chronic’art) qui a réalisé toutes les premières couvertures de çà et là et Anne Beauchard, qui réalise également la plupart des lettrages de nos ouvrages. Grâce à eux, de nombreux auteurs m’ont dit qu’ils préféraient la version française de leur œuvres (ce qui est notre objectif avoué ; essayer de faire mieux que la version originale).
Ceci dit, si la couverture d’origine est belle, on garde ! Cela a été le cas pour Little Star de Andi Watson, ou encore Château l’Attente de Linda Medley par exemple.
NV : Avez-vous le sentiment qu’il y ait un avant et un après Château l’Attente pour les éditions ça et la, que le succès de l’ouvrage vous ait permis de trouver une attention plus importante de la part des libraires ?
SE : Non, pas vraiment. Je dois dire que la plupart des bons libraires nous soutiennent depuis la création de çà et là, ce sont eux qui ont énormément poussé Château l’Attente dès le début et continuent d’ailleurs à le mettre en avant un an après la sortie. Effectivement, nous avons vendu du Château l’Attente chez des libraires qui jusqu’ici ne prenaient pas nos livres, mais après tout est revenu à la normale (si j’ose dire).
Il faut savoir que les livres publiés par les indépendants, ou le roman graphique en général, sont véritablement «travaillés» par environ 400 libraires (en France, Belgique et Suisse). De plus, Château l’Attente a une position à part dans le catalogue çà et là car il touche un public très large, que cela soit en terme d’âge ou en terme de centres d’intérêt. Nos autres livres concernent donc un lectorat a priori plus réduit.
NV : Ressentez-vous une pression plus particulière à l’approche de la sortie de Bottomless Belly Button qui a été encensé aux Etats-Unis et qui est déjà sélectionné à Angoûleme ?
SE : La sélection de Bottomless Belly Button au Festival d’Angoulême est en soi une grande satisfaction (renforcée par la sélection d’un autre titre publié par çà et là, Ferme 54 des israéliens Galit et Gilad Seliktar). La pression et le stress, nous les avons connus surtout entre juillet et le tout début novembre, quand les deux premiers exemplaires du livre nous ont été livrés par l’imprimeur. Comme j’ai décidé au dernier moment d’ajouter ce titre à notre programme de parution (après l’avoir lu début juin, juste avant sa sortie aux Etats-Unis), le timing était très court.
Sidonie van den Dries s’est lancée immédiatement dans la traduction (Sidonie est une excellente traductrice qui a notamment traduit pour çà et là Chelsea in Love, Slow News Day et Pedro et moi, et pour d’autres éditeurs Ghost World, Super Spy ou encore De mal en pis). Puis nous avons lancé le lettrage (réalisé par Anne Beauchard qui lettre le plupart de nos livres et Amandine Boucher, grande spécialiste du lettrage manuel qui a par exemple lettré Little Nemo et Breakdowns). Il a fallu créer plusieurs polices de caractères d’après l’écriture de Dash Shaw, et passer ensuite beaucoup beaucoup de temps sur les très nombreuses onomatopées présentes dans le livre (d’ailleurs dans le cas de Bottomless il ne s’agit pas vraiment d’onomatopées, mais de bouts de phrases ou de mots utilisés par Dash Shaw pour décrire des actions, des sons ou des sensations).
La fabrication était également particulière pour ce livre, compte tenu du très grand nombre de pages (720). Il fallait choisir un papier de pages intérieures qui ne soit pas trop épais, et le papier utilisé pour la couverture devait être à la fois suffisamment rigide pour supporter le poids du bloc papier intérieur (1,5 Kg) et assez souple pour que le dos ne se casse pas lorsqu’on ouvre le livre. Donc nous avons dû faire beaucoup plus de maquettes en blanc que d’habitude et nous n’avons pu finaliser le choix du papier qu’au dernier moment.
Et comme nous ne pouvions pas nous permettre le moindre retard (si nous loupions la livraison du livre à notre distributeur en novembre, la sortie aurait été décalée en janvier, et du coup le livre ne pouvait plus être dans la Sélection du Festival puisque seuls les titres publiés avant la fin novembre 2008 étaient éligibles), cette période fut très stressante.
Donc, pour résumer cette longue digression, maintenant nous pouvons dormir sereinement, et nous attendons Angoulême sans aucune angoisse.
[Entretien réalisé entre février et novembre 2008 via courrier électronique.]
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