Carlos Nine

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«Notre peintre le plus côté vaut la moitié d’un Tintin», a déclaré récemment Carlos Nine lors d’une interview pour le quotidien argentin Página 12, à l’occasion de l’exposition qui lui a été consacrée dans la galerie Mœbius Liceo de Buenos Aires. Figure incontournable de la bande dessinée et de l’illustration, ses livres sont pourtant rarement publiés en Argentine.
Formé aux Beaux-Arts et arrivé tardivement à la bande dessinée, Carlos Nine allie l’influence des peintres du xixe siècle au graphisme des revues illustrées de son enfance. Ses récits — Saubon, le canard qui aimait les poules, Kéko le magicien, Fantagas — laissent une large place à l’absurde et se déploient comme des chorégraphies où le découpage des silhouettes transmet une sorte de fétichisme de collectionneur de figurines. Dans ses livres d’illustrations, — comme Hommage à l’arrière-cour et Prints of the West — il semble élaborer une encyclopédie de personnages et d’objets composites, venus tout droit des brocantes et des kiosques à journaux d’occasion de Buenos Aires. Ses dessins réussissent à transmettre un fragile équilibre entre ironie et nostalgie et nous fascinent par l’élégance du trait et le travail des textures.
La légitimation de la bande dessinée en tant qu’art, au même titre que la peinture ou la sculpture, est son cheval de bataille depuis des années. Dans cet entretien, le dessinateur virtuose parle de ses projets et livre ses impressions sur l’état actuel du neuvième art argentin.

Claire Latxague : Votre dernière exposition, «El Teatro de los Animales», s’est tenue dans la galerie Mœbius Liceo, à Buenos Aires. Comment avez-vous sélectionné les dessins ?

Carlos Nine : Ce sont des dessins de personnages qui apparaissent dans mes histoires qui méritaient d’être revisités pour les travailler avec différentes techniques et continuer de les développer en tant qu’idées.

Claire Latxague  Peut-on dire que la thématique de l’érotisme burlesque est toujours présente dans votre travail ? D’où vous vient-elle ?

Carlos Nine : Il faudrait que je me fasse psychanalyser pour le savoir… En fait, je crois que c’est lié à ce qui m’a marqué quand j’étais enfant. Mon père était musicien et moi je l’accompagnais aux bals de carnaval qui se faisaient ici et pendant lesquels il jouait avec son orchestre. On retrouve des photos de cette époque dans Hommage à l’arrière-cour, édité chez Rackham. En ce temps-là, pendant quelques jours, les femmes affichaient une beauté particulière, elles se transformaient quand elles se mettaient à danser, elles pouvaient se permettre de faire semblant d’être une autre personne parce que tout était permis. C’était comme si elles avaient des désirs secrets qu’elles ne dévoilaient qu’une fois par an. Et, petit garçon, même si je ne pouvais pas l’exprimer, je percevais cette situation, ces transformations me fascinaient et c’est évident qu’elles sont gravées à jamais dans ma mémoire. L’année dernière j’ai fait une exposition au Centre Culturel Bernardino Rivadavia à Rosario, intitulée «Informe visual de Buenos Aires» et, dans le catalogue, qui va bientôt être édité en France par Rackham également, on retrouve les images inspirées de cette époque.

Claire Latxague : Dernièrement, ce genre d’expositions et d’événements autour de la bande dessinée s’est beaucoup développé en Argentine.

Carlos Nine : Oui, beaucoup de petites maisons d’édition sont en train de se monter, ainsi que plusieurs projets autour de la bande dessinée. Si seulement nous pouvions atteindre le niveau que nous avions dans les années ’50 et ’60. Après, tout est devenu plus compliqué et il n’y a plus eu d’espace pour publier et diffuser la bande dessinée, malgré notre très grande tradition dans ce domaine. La bande dessinée n’est pas considérée comme la peinture et les autres arts. L’intérêt pour l’art officiel est déconnecté du monde de la bande dessinée. Ici, on croit encore à un système hiérarchique qui n’existe plus. Mais petit à petit, ce vide est en train de se combler. Prochainement, au Musée du Dessin, qui a été inauguré il y a quelques mois à Buenos Aires, je vais faire une exposition de mes premiers travaux, à l’époque où j’ai commencé à publier et où j’étais encore en plein apprentissage. En fait, vus d’ici, ce sont des travaux assez mauvais, mais c’est intéressant de voir d’où a surgi tout ça, les origines d’un style.

Claire Latxague : Que faites-vous actuellement ? Travaillez-vous pour la presse ?

Carlos Nine : Non, je ne travaille que sur des projets de livre. J’ai décidé de me centrer uniquement là-dessus. En ce moment, il y a cette traduction du catalogue dont je parlais qui va sortir en France. D’habitude, quand c’est possible, je propose Thomas Dassance comme traducteur de mes livres en français, car il habite ici depuis longtemps et comprend les tournures de la langue argentine, qui n’est pas l’espagnol. Mais cette fois la maison d’édition m’a imposé une traductrice, moyennant quoi, pour certains passages, tout n’est pas évident.

Claire Latxague : Depuis 2006, Juan Sasturain et Lautaro Ortiz ont repris la publication de la revue Fierro, comme supplément mensuel du journal Página 12. Que pensez-vous de cette revue par rapport à la première Fierro fondée par Andrés Cascioli en 1984 ?

Carlos Nine : Ce n’est pas la même chose. J’ai collaboré dans la nouvelle Fierro au début, mais petit à petit ça ne m’a plus intéressé. Je pense que c’est bien pour les jeunes dessinateurs. La première Fierro était une revue-laboratoire. J’ai commencé à publier mes dessins assez tard, à 38 ans. Dans un premier temps je faisais les caricatures en couverture de la revue satirique Humo®, mais je n’aimais pas vraiment le dessin humoristique. Avec Fierro j’ai pu commencer à dessiner et à raconter mes propres histoires. Le courrier des lecteurs était essentiel dans la vieille Fierro parce que quand j’essayais de nouvelles choses je recevais immédiatement la réaction des gens. Nous étions, en quelque sorte, en contact direct avec «la voix du peuple». Les lecteurs étaient à la fois notre public mais aussi nos complices. Maintenant cette relation étroite avec le lecteur n’existe plus.

Claire Latxague : Quels sont les jeunes dessinateurs argentins les plus prometteurs d’après vous ?

Carlos Nine : Il y a Diego Parés, Juan Sáenz Valiente, Vladimiro Merino, Lucas, mon fils, qui est, non seulement un bon dessinateur mais aussi un bon conteur. J’apprécie le travail des dessinateurs qui cherchent leur propre voie, qui maîtrisent la technique et continuent à expérimenter pour obtenir un dessin et un récit avec de la personnalité. Ce qui se fait en humour ne m’intéresse pas. Là, c’est plutôt le message qui compte mais, au niveau du dessin, il ne se passe rien. En fait, les humoristes sont plutôt des communicants que des dessinateurs.

Claire Latxague : Avez-vous un atelier où vous enseignez le dessin ?

Carlos Nine : Non, pas pour l’instant. Mon idée, quand j’ai fait construire cette maison avec ce grand atelier, était justement de monter une école. Parce qu’ici il manque des écoles où, en plus d’apprendre à dessiner, on transmette des connaissances, une culture du dessin et de son histoire. C’est très important de connaître les grands dessinateurs et les revues qui ont accueilli leurs créations dans leurs pages. J’ai beaucoup appris avec les revues que j’ai héritées de mon grand-père. Mon père et lui achetaient Caras y Caretas, la revue qui s’adressait aux immigrants. Elle publiait de très grands artistes. En Argentine, les revues ont eu un rôle essentiel dans la formation des dessinateurs, c’étaient de véritables écoles d’art qui ont suscité des milliers de vocations. Et c’était une éducation artistique sans préjugés, qui s’adressait aux masses et non pas aux spécialistes. Cela explique pourquoi l’Argentine a produit tant de dessinateurs. Les jeunes doivent se documenter. C’est incroyable qu’aujourd’hui, ici, personne ne connaisse une revue historique comme Simplicissimus, par exemple. Dans ce sens, le travail de diffusion qu’a fait Coconino en France est un travail fondamental pour la culture du dessinateur. C’est une partie essentielle de la formation.

[Entretien réalisé à Buenos Aires, en septembre 2012]

Entretien par en octobre 2012