Cédric Manche

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Cédric Manche est l’un des co-fondateurs de la maison d’édition bruxelloise de l’employé du Moi. Il est parvenu, au cours de ces dernières années, à s’imposer comme une figure incontournable de la bande dessinée alternative belge. Ses albums Panorama et J’ai tué Géronimo (parus chez Atrabile) laissent éclater la brillance de son style, à la fois épuré et élégant. Rencontre.

Nicolas Verstappen : Qu’est-ce qui t’a poussé à entrer à l’ERG (Ecole de Recherche Graphique) ? Envisageais-tu alors de travailler sur le média bd ?

Cédric Manche : Je suis rentré à l’ERG en catastrophe après avoir été recalé à l’examen d’entrée de cinéma d’animation à la Cambre. Un copain dans le même cas a proposé de s’inscrire en vidéo à l’ERG. Je ne connaissais ni l’école ni la vidéo mais ça m’a interpellé. Je n’ai pas regretté ce choix. La bande dessinée m’intéressait depuis longtemps mais je ne l’ai abordé qu’en 3ème année.

NV : Comment s’est opérée la création du SPON (hebdomadaire de bandes dessinées alternatives) ?

CM : Nous étions plusieurs étudiants de l’ERG à avoir envie de collaborer. Chaque semaine, David Libens et Stéphane Menu vendaient pour cinq francs belges une feuille A4 dessinée/photocopiée recto-verso, le Proulou. Un jour que nous étions 5, 6 chez moi, David a lancé l’idée de faire un hebdomadaire ensemble, nous sommes rapidement tombés d’accord sur le nom, le nombre de pages, le format et l’intention de réaliser le Spon pendant un an seulement. Le Spon devait être un moyen de montrer des dessins qui traînaient dans nos tiroirs et des histoires en bande dessinée. Rapidement les récits ont pris toute la place et le Spon s’est ouvert à d’autres personnes.

NV : J’ai le sentiment — en regardant les dessins de Martin dans les premiers SPON — que vous partagiez un style de dessin assez proche (rapport à l’espace vide, sobriété, visages réduits à l’essentiel). Vos recherches graphiques vous influençaient-elles les uns les autres ? Y avait-il une sorte d’émulation dans l’équipe du SPON ?

CM : Oui, il y avait une saine émulation. La contrainte de remplir 24 pages/semaine à six était un véritable moteur. D’une semaine à l’autre, la qualité passait d’une personne à l’autre et donnait envie de faire aussi bien, voire mieux, la semaine suivante.
Les histoires de Martin étaient mes préférées, Martin pouvait aborder un sujet ou un sentiment parfois complexe avait une grande économie et terriblement de sensibilité et d’efficacité. J’aime aussi beaucoup l’attention qu’il porte aux attitudes des personnages.
Je crois en effet que nous nous sommes naturellement influencés les uns les autres, dans le graphisme et dans la narration.
Parfois, je fais un dessin et je me rends compte qu’une partie pourrait être de la main d’un des membres de l’équipe. C’est troublant.

NV : Dès le premier SPON, on te retrouve avec une trompette dans les mains. Cela semble déjà annoncer les années qui suivirent. As-tu été fort partagé entre ton affection pour le dessin et celui pour la musique ou as-tu toujours su concilier les deux ?

CM : J’ai pensé suivre les cours d’une école de jazz mais j’y ai renoncé. Je n’avais plus vraiment envie de suivre un enseignement poussé qui m’aurait demandé de laisser le dessin de côté. Martin, lui, a fait le pas et a choisi de se consacrer exclusivement à la contrebasse.
La musique a autant d’importance dans ma vie que la bande dessinée. Parallèlement au travail assez solitaire du dessinateur, la musique me fait bouger et voir des gens, elle m’apporte un certain équilibre. Bien sûr cet équilibre est parfois difficile à gérer mais ça a peu d’importance en rapport aux émotions que ces disciplines me procurent.

NV : Tu travaillais beaucoup au bic à tes débuts. Comment as-tu abordé cette technique ?

CM : En 3ème année, j’ai réalisé en quelques planches l’adaptation d’une nouvelle de Raymond Carver au bic de couleur. A partir des couleurs primaires, j’obtenais optiquement les couleurs secondaires par superposition de hachures. Je pense reprendre cette technique un jour bien qu’elle soit assez laborieuse. Je suis resté attaché au trait et au bleu si particulier du bic.

NV : Dans le quatrième SPON, tu te mets en scène en train de tracer des cases. Tu dis (à Martin ?) que tu as envie de «dessiner une grande histoire en BD avec des monstres, des guerriers, des méchants, de la bagarre». Tu as encore envie de ce type de saga épique aujourd’hui ?

CM : Si je trouve un scénario qui nécessite ces éléments et qui me plait pourquoi pas, même si dans la planche à laquelle tu te réfères je baisse rapidement les bras en trouvant une excuse bidon. J’ai envie de m’attaquer à différents types de récits, plus ou moins fantaisistes.

NV : Dans le sixième SPON, tu dessines le «BoBody», ton premier récit où apparaissent des «phylactères de vue subjective» qui représentent le champ de vision de ton personnage (ou ses pensées). Dès le numéro suivant, tu développes cette approche avec ce très beau récit de deux planches où l’on découvre un homme dont les pensées nous cachent les barreaux de la prison où il est enfermé. Comment en es-tu arrivé à pousser plus loin cette recherche graphique et narrative (dans Abruxellation, etc…) ?

CM : Cette technique narrative de case dans la case ayant pour contenu la vision subjective du personnage à laquelle se substituent parfois des images mentales m’est venue dans les premiers SPON. Je me suis éfforcé de la développer et de l’utiliser en créant du sens, jamais par esthétisme. Cette manière de raconter me plait beaucoup car elle demande un certain travail mental du lecteur qui doit nourrrir ces sous-case pour avancer dans le récit.
Je me suis rapidement rendu compte que mélanger des dialogues avec ces sous-cases posait des problèmes de hiérarchie des informations, de clarté, j’ai donc arrêté d’utiliser des dialogues. J’aime l’idée de ne raconter que par l’image.
Le récit a besoin du lecteur pour se créer mais je ne peux pas lui en demander trop, je dois lui donner assez d’informations pour lui permettre d’avancer jusqu’ou je le veux. J’aime l’idée que le récit soit différent pour chaque lecteur (en fonction de sa manière de nourrir ces sous-cases) bien qu’au final il arrive là ou je le désire.
Je pense reprendre ce travail des images mentales prochainement…dans une sorte de récit policier. Un premier album solo qui devrait sortir à l’employé du Moi

NV : Je sais que tu es un grand admirateur de Chris Ware. Tu lui rends d’ailleurs hommage dans le Self Service de Fréon. Son travail est-il une source d’inspiration pour toi ?

CM : Oui, je crois qu’il est assez incontournable. C’est une des dessinateurs que j’estime contemporain dans son utilisation de ce que je considère être le fondement de la bande dessinée : le raccord des images entre elles (sans texte). Il y a de magnifiques moments muets dans ses planches.
Je crois que la force de ses récits vient également d’une grande justesse de rythme. J’apprécie aussi énormément son travail de la couleur et des lumières qui sont elles aussi au service de l’histoire et de l’émotion. (Je parle ici des aventures de Jimmy Corrigan)…

NV : Comment s’est déroulé ta rencontre avec Loo Hui Phang et la genèse de Panorama ?

CM : Loo Hui Phang m’a appelé après avoir découvert mon récit (autoroute) dans le collectif Abruxellation. Nous nous sommes rencontrés à Bruxelles où elle m’a raconté le scénario dans les grandes lignes. J’ai été interpellé par l’idée de dessiner un personnage photographe, le Japon et les années 20.
Il m’a fallu du temps pour trouver mes marques. J’ai commencé à dessiner au stylo pinceau sur un format a3 mais je ne me sentais pas vraiment à l’aise. J’ai opté pour la plume et un format a4 sur lequel je travaille directement ma double page presque au format final du bouquin. J’aime dessiner petit.
Je me suis beaucoup amusé sur le découpage mais l’encrage à la plume m’a donné bien du fil à retordre.
Finalement, ce premier album m’a demandé près de trois ans et demi de travail.

NV : Dans Panorama, tu travailles principalement sur un découpage en gauffrier (neuf cases par planche). Qu’est ce qui t’intéresse dans cette approche ?

CM : Le rythme de Panorama est assez constant, il y a peu d’envolées dans l’action, les relations qui unissent les personnages se révèlent petit à petit, de manière ténue, par un regard, un mot, sans coup d’éclat.
Il m’a semblé juste d’utiliser le gaufrier pour ne pas mettre plus en avant un élément qu’un autre et laisser ainsi place au lecteur dans sa perception et son interprétation du récit.

NV : Tu modifies ton approche graphique sur le deuxième album de la trilogie. Qu’est ce qui t’a poussé à travailler avec un trait plus fin ?

CM : Ce léger changement graphique est venu assez naturellement. Je ne me suis pas réellement dit je vais affiner mon trait. Le scénario demandait plus d’attention sur les expressions de visage et le personnage principale de J’ai tué Geronimo étant une femme, j’ai eu envie de mettre la barre un peu plus haut dans la précision tout en restant dans un graphisme aussi épuré que possible.

NV : As-tu participé à l’adaptation de Panorama en moyen-métrage ? Peux-tu nous en dire plus sur ce film ?

CM : Non, pas vraiment. J’ai juste fourni les dessins qui ont servi pour les tatouages d’un des personnages. Le film Panorama est une adaptation assez libre du livre car elle se déroule à l’époque contemporaine dans le quartier chinois de Paris et non plus dans le Japon des années vingt. Ce changement de contexte implique des changements dans les moteurs du scénario mais les thématiques abordées restent les mêmes. On peut d’ailleurs retrouver certaines de ces thématiques dans d’autres livres écrits par Loo Hui Phang.
Loo Hui Phang va probablement adapter les deux autres parties du triptyque…

NV : Avant d’attaquer le troisième volet de la trilogie entamée par Panorama, tu travailles sur un projet d’album avec Philippe de Pierpont au scénario. Peux-tu déjà nous en parler ?

CM : Nous y raconterons la dérive de deux adolescents, l’histoire est l’adaptation très libre d’un fait-divers d’il y a quelques années. Le scénario est presque bouclé. Je suis en train de réfléchir à la technique que je voudrais employer, si la couleur n’aurait pas un rôle à jouer… Je crois que le bouquin devrait compter près d’une centaine de pages.

NV : Il semble que le travail sur les silences y sera primordial. Qu’est-ce qui a motivé cette approche ?

CM : Il est un peu tôt pour en parler, finalement les dialogues pourraient y avoir une place plus importante que prévue, tout dépendra des choix narratifs que nous adopterons… mais l’album sera ponctué de moments muets…

NV : Tu as aussi participé récemment au 10×10 des éditions Atrabile. Apprécies-tu ce genre de travail sous contraintes ?

CM : Oui, mais j’aurai aimé pouvoir y consacré plus de temps. Ceci dit, les contraintes étaient uniquement formelles donc la liberté restait grande. Je me suis donc imposé mes propres contraintes en décidant de suivre un canevas basé sur un principe musical (la polymétrie), l’histoire est naturellement apparue en dessinant. Une histoire de musiciens, muette.

NV : Ton rapport à la musique est donc récurrent. As-tu le sentiment que ton travail de création musical est proche de celui de ton travail graphique ? Les abordes-tu dans le même état d’esprit, d’inspiration ? Où as-tu le sentiment d’être dans des «états» différents ?

CM : Oui, je pense les aborder de la même manière : avec beaucoup de réflexion, trop peut-être, et surtout avec la même nécessité.
J’aime le coté direct de la musique, le rapport à l’instant présent. On joue et on provoque des émotions, le retour du public est direct. C’est très fort.
Dans l’un comme dans l’autre, j’essaie d’aller à l’essentiel (garder des silences), de ne pas utiliser d’artifice. Les deux disciplines se complètent et s’influencent mutuellement. Je pars parfois d’une idée musicale pour dessiner et inversément…
Je ne pourrais me passer ni de l’un ni de l’autre (et inversément !) .

[Entretien réalisé via courrier électronique entre Juin et Septembre 2007.]

Entretien par en juillet 2008