Claire Wendling

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Claire Wendling : Pour moi la bande dessinée n’est pas importante. Ce qui l’est, c’est l’acte de dessiner. Je ne sais faire que cela… du moins je le crois ! En fait, je pense sincèrement être capable de beaucoup de choses, mais la réalité et la paresse me dictent de continuer et de persévérer dans la voie que j’ai choisie, dans laquelle je me suis investie. Sinon, il faut songer à tout remettre en question, et c’est bien trop compliqué. Je ne crois en rien si ce n’est à ce que je suis en train de faire. Si je commence aujourd’hui à me dire qu’il m’est possible de faire autre chose, cela ne m’avancera à rien. Bien au contraire…

L’Indispensable : En intégrant l’école d’Angoulême tu te positionnais dans une situation facilitant les premiers contacts avec le milieu professionnel.

C. W. : De toute évidence, comme l’exprime fort bien un adage poétique, j’ai «le cul bordé de nouilles» depuis le début ! Je n’ai entrepris aucune démarche à l’égard de Guy Delcourt, c’est lui qui est venu me chercher. Je ne provoque jamais rien, tout m’arrive. En quelque sorte, je suis l’obligée de tout le monde. J’ai énormément de chance par rapport à la majorité des autres personnes, et j’en suis pleinement consciente. Aussi, j’essaie de ne pas trop la ramener…

L’I. : Il est vrai que pour le lectorat, ta discrétion peut apparaître comme un défaut…

C. W : Peut-être, mais il faut être sérieux dans la vie ! Je ne vois pas pourquoi je ferai parler de moi alors que je n’ai rien à dire. Je ne me fais remarquer que pour les bonnes causes… ou contre ce qui me gêne. Tout se résume à cela ! Il faut utiliser son énergie pour autre chose que de simplement faire du vent et surtout parler pour ne rien dire. Je préfère dépenser mon énergie dans le bricolage nécessaire à ma maison.

L’I. : Et non pas sur tes planches de bande dessinée…

C. W. : Non, car je ne «dépense» pas mon énergie lorsque je dessine. Ce sont les planches qui me la prennent, qui me la volent. Ce travail prend ton énergie ! Ce n’est pas toi qui décides de la donner… c’est ce que je ressens tous les jours. Lorsque le dessin commence à t’accaparer, mine de rien cela t’obsède. Si jamais tu lui donnes ton énergie, si tu le forces, d’une certaine manière tu le contraries.

L’I. : Tu possèdes un certain recul vis à vis de ton travail…

C. W. : J’ai du recul par rapport à beaucoup de choses en ce moment. J’y suis obligée ! Mes propos ne sont pas du tout défaitistes. Ils sont juste le reflet de dix années de «métier». Ils sont le résultat d’affres, de joies, de déceptions, de victoires, d’énervements, d’une foule de petites choses…

L’I. : Les gens n’ont pas conscience de tes dix années de métier, au vu de ton unique série Les Lumières de l’Amalou

C. W. : C’est vrai, et c’est bien dommage. Cela dit j’ai réalisé quelques travaux parallèles et ce, afin de montrer volontairement que la bande dessinée n’est pour moi qu’un moyen de dessiner. Un moyen dont je me sers pour m’exprimer.

L’I. : Comment as-tu vécu le succès des Lumières ?

C. W. : En toute objectivité, je ne sais pas si on peut appeler cela un succès. Si c’est le cas, c’est très bien… Je n’aime pas le fait que l’on ne s’intéresse à ma personne que pour mes travaux. J’ai envie et besoin que l’on s’adresse à moi pour ce que je suis. Quand tu fais ce métier, tout le monde sait ou s’imagine savoir ce que tu es au travers de ce que tu réalises. Tu n’existes pas réellement… C’est un véritable problème ! En conséquence, je préfère penser que ma série ne connaît aucun succès et que l’on continue, ou commence, à me parler pour ce que je suis. À supposer que les gens me connaissent un petit peu et m’apprécient… lorsqu’ils me rencontrent.

L’I. : Le seul moyen que ces personnes ont de te rencontrer et de t’approcher, c’est pourtant par le biais de ton travail !

C. W. : Bien sûr, mais il me faut bien avouer que je n’ai pas franchement envie de parler avec toutes ces personnes. Je ne les connais pas, je ne sais rien de leurs vies. On ne peut pas avoir un million d’amis, c’est impossible… Une vie entière ne t’en procure que quelques-uns… C’est épuisant de parler avec tout le monde de cette manière.

L’I. : Par conséquent, les séances de dédicaces sont pour toi des corvées, de véritables contraintes, puisque tes lecteurs n’ont que deux minutes pour communiquer.

C. W. : D’une façon générale, ils n’ont pas envie de communiquer. Tout ce qui les motive et les intéresse c’est l’obtention d’un «beau dessin». Le problème réside dans le fait que pour ma part, je n’ai pas vraiment envie de leur donner ce «beau» dessin. Par le biais des albums ils en possèdent déjà plein, beaucoup plus réussis.
Je ne comprends pas pourquoi tous ces gens courent après la dédicace. Il faudrait que l’on m’explique, ou qu’ils s’expliquent ! Cela ne relève même pas du fétichisme ; tu ne peux pas te trouver face à une file de cinquante fétichistes devant ta table lors d’une séance de dédicaces… c’est inconcevable ! Honnêtement, je ne comprends pas leurs motivations.
Les auteurs de bande dessinée font-ils donc partie d’un monde, d’un univers que les lecteurs s’imaginent différent du leur ? Si tel est le cas, c’est totalement ridicule. Je suis par définition une dessinatrice de bande dessinée, je ne suis en aucun cas une dessinatrice de dédicaces. Le plombier fait son métier en changeant des joints, en réparant, en remplaçant des matériels défectueux et cela s’arrête là… on ne lui demande rien d’autre. Moi je dessine des albums. C’est tout !
Cela participe d’un processus identique à celui que tu subis lorsque tu débutes, et que ta famille — par exemple — te demande instamment de faire un «petit dessin» pour monsieur Truc et madame Bidule, les charmants voisins. Pour eux, cela n’exprime aucun effort de travail puisque tu réalises ce dessin en cinq minutes. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est qu’une fois que tu es professionnelle, tout dessin est un travail, même si tu y prends du plaisir. C’est ton gagne-pain, sans parler vulgairement.
Toute cette attitude à notre égard manque de décence. En définitive, je suis convaincue que les gens réclament toujours plus que tout ce que tu peux leur donner. Ils se servent sans discernement, d’autant que cela ne leur coûte rien. Il est vrai, je le reconnais, que regarder quelqu’un dessiner a toujours été passionnant. Cependant je suis persuadée que cette facette de la dédicace ne concerne pas la majorité d’une file de personnes qui attendent.
Je pense simplement, que les gens sont obsédés par la possession des choses, et qu’ils ne se l’avouent pas pour la plupart. La mentalité du profit est malgré tout, et malheureusement, présente dans leur démarche. Le fait de posséder quelque chose d’unique que les autres ne pourront pas posséder. Mes propos ne se veulent ni méchants, ni gratuits, mais force est de constater et d’admettre que la réalisation d’un dessin pour une personne, procure à cette dernière l’opportunité de posséder ce que son voisin n’aura pas… c’est d’autant plus vicieux s’ils partagent la même passion.
La plupart du temps, les gens sont contents d’avoir «leur» dédicace — du moins je l’espère — mais ils ne l’expriment jamais. Somme toute, cet acte leur semble tout à fait normal… une espèce de droit qu’ils possèdent. Certains vont jusqu’à se fâcher, parce qu’ils trouvent que ce que je leur offre n’est pas satisfaisant, voire suffisant. Une personne est venue me voir un jour, pour me demander de lui refaire une dédicace sur un album parce qu’il jugeait que «la dernière fois, c’était franchement pas terrible» !
Au tout début des Lumières, des personnes se sont dirigées vers moi, dans une librairie où je dédicaçais afin que je leur fasse des paquets cadeaux… personne ne s’intéresse à l’auteur ! Certaines fois, tu te demandes quel est le monde dans lequel tu vis. Je me souviens d’une autre séance de dédicaces concernant cette fois mon Carnet de croquis durant laquelle, alors que je demandais aux personnes de choisir un animal réel comme thème de leur dessin, un pourcentage important de ces dernières me répondait par le nom d’un animal imaginaire tel que le Cafou.
En dédicace, les gens se moquent de ce que tu leur racontes, tu n’existes pas. Tu rencontres également plein de personnes qui désirent — ou exigent, pour certains — obtenir leur dessin personnel sur une simple feuille blanche, afin de l’emmener par devers eux, chez eux, pour leur propre compte et petite satisfaction. Ils restent plantés devant toi, silencieux, en attendant bêtement que tu leur fasses le meilleur dessin possible. Si jamais tu leur dessines autre chose que ce qu’ils attendent, tu t’en vois à peine remerciée dans le meilleur des cas.
Ta participation, ta présence à une dédicace dans une librairie ou lors d’un festival, ne se résume pas uniquement dans l’acte de dessiner. À la base, c’est un prétexte et une motivation à la rencontre d’un auteur et de son public. Les gens ne semblent pas le comprendre, d’où cette incommunicabilité que je dénonçais tout à l’heure. Pour un lecteur, la simple vision d’une dédicace sur son album lui fera se souvenir d’un bon moment… un moment particulier.
Il n’existe par contre aucune légitimation de plaisir ou de souvenir dans l’esprit du type qui a obtenu son petit dessin sur une feuille volante. Avec ce genre de personne, mon dessin traîne soit dans un tiroir soit sous verre et sur un mur… ce qui me déplaît d’autant plus que cette personne m’est totalement inconnue. Les auteurs ne sont pas des sœurs de bonne fortune. De toute manière, ce n’est absolument pas mon cas.

Il existe un autre problème important, représenté par le Livre d’Or ! Ce dernier n’est que l’expression d’une collectionnite de bas étage, du fétichisme et de la psychose obsessionnelle de la possession de tout et n’importe quoi — on y revient ! La quasi-totalité des «propriétaires» d’un Livre d’Or, recueille toutes les dédicaces possibles et imaginables auprès d’un maximum d’auteurs, sans pour autant avoir aimé ou même lu leurs albums respectifs.
Il n’existe aucune passion dans cette démarche. C’est un acte irrespectueux, au même titre que celui d’avoir voulu un jour, m’obliger à dessiner sur un paquet de dopes, je ne suis pas une prestataire de service «dessin express». Je trime comme tout le monde pour gagner ma vie.
Parallèlement à cela, il existe — en Belgique surtout — un nombre impressionnant de collectionneurs prêts à tout pour entrer en possession d’originaux. Cela génère un marché prohibitif dans lequel tu retrouves mis à la vente, et avec dépit, nombres de feuilles volantes et de Livre d’Or. Je ne cautionne pas du tout cela.
Je continue cependant, à participer aux séances de dédicaces parce que quoi je dise et quoi que je pense, le public a assimilé cette mauvaise habitude… si jamais tu ne t’y plies pas, tu es immédiatement considéré et catalogué comme un hystérique, un sauvage ou tout autre adjectif aussi coloré. Nous sommes présents à ces rencontres pour faire connaître notre travail et non pour alimenter la soif de possession de certains et la bourse des autres.

L’I. : Tu t’es donc déjà ouverte aux libraires de ces sentiments…

C. W. : Bien sûr ! Généralement j’en ressors de mauvaise humeur et cela m’attire beaucoup de problèmes. Il est d’ailleurs coutume de dire dans le milieu que «ce ne serait pas facile» si tous les auteurs étaient comme moi. J’ai au moins le mérite d’être honnête et franche… d’être sèche avec les impolis et de ne pas répondre aux questions qui m’importunent.
Ce que je demande c’est du respect et de la politesse. Je ne suis pas un objet public. Si je suis présente à une dédicace, ce n’est absolument pas pour les beaux yeux des gens. Je ne fais que répondre aux termes d’un contrat établi… Quitte à choquer beaucoup de monde !

L’I. : Tu te montres peut-être trop «franche» ?

C. W. : J’estime seulement que faire une séance de dédicaces nécessite du respect et de l’amabilité à l’égard des lecteurs, mais que ces deux codes moraux se doivent d’êtres utilisés réciproquement. Il est nécessaire que le lectorat prenne conscience de l’importance de la démarche des auteurs à son égard, et reconnaisse la valeur de notre travail au cœur de ces rencontres.
À titre d’anecdote, il faut savoir que les dédicaces sont payantes aux Etats-Unis. Il serait peut-être judicieux d’en faire autant. Il pourrait être bon d’offrir le franc symbolique à la réception d’une dédicace… tout comme le veut la coutume ancestrale d’offrir une pièce lorsqu’on nous offre un couteau. La dédicace possède un pouvoir et une valeur symbolique et nous l’offrons à des gens qui la considèrent comme quelque chose de banalement normal. Je trouve cela grotesque.

L’I. : Qu’as-tu découvert aux USA ?

C. W. : En tout premier lieu, je n’ai absolument pas découvert le monde de la bande dessinée américaine. Je m’y suis rendue dans l’unique but de travailler dans le dessin animé. Les gens de la Warner m’ont contacté — encore une fois, je n’ai rien provoqué — car ils appréciaient mes albums. Il faut savoir que beaucoup d’animateurs américains sont passionnés par la bande dessinée européenne, qui est pour sa part très proche du graphisme du dessin animé… malgré tout ce que l’on peut en dire, et malgré toutes les personnes qui crachent sur le travail des studios Disney — par exemple ! Les cracheurs feraient bien de se regarder en face et de critiquer leurs propres travaux, car il existe — pour les avoir vus — d’immenses dessinateurs au sein de ces studios.
Cela me fait beaucoup rire d’entendre les critiques habituelles et les attaques à l’encontre de la qualité et de la créativité des studios Disney car il existe en Europe très peu de personnes capables de tenir un crayon d’aussi belle manière que la majorité des animateurs de ces studios. Les critiques font une nouvelle fois la confusion entre le sujet et le travail. Si j’ai accepté de me rendre aux Etats-Unis, c’est aussi parce que je considérais et considère encore ces dessinateurs à leurs justes valeurs.

L’I. : Tu éprouvais également le besoin de sortir du petit monde de la bande dessinée…

C.W. : C’est vrai que j’en avais un peu marre ! Ceci dit, une fois seule dans l’avion, j’ai pris conscience que je n’avais pour seuls bagages que mon sac contenant mes fringues et quelques bouquins. Je n’amenais avec moi que ma main et mes idées. De plus, je ne parlais pas couramment l’anglais. Je n’ai aucun diplôme ni capacités particulières, si ce n’est celle de pouvoir dessiner. Dessiner est tellement subjectif et tributaire de nombreuses variations d’humeur, de santé et d’inspiration, que j’en étais morte de trouille. J’avais alors pleinement conscience de ne pas pouvoir obligatoirement m’en sortir…

L’I. : Contrairement à ce que tu avançais au début de notre discussion, tu as passé le cap de te remettre en question et de tout quitter…

C. W. : Il arrive toujours un moment où tu dois faire un choix. Soit tu perfectionnes à fond le sujet sur lequel tu travailles — il se trouve que j’avais fini Les Lumières de l’Amalou, et que je n’avais alors aucune idée sur ce que je voulais faire dans la bande dessinée — , soit tu repars vers une autre direction. Pour moi, repartir signifiait changer de milieu sans pour autant changer de média. Le fait d’être dirigée pendant ton travail pouvait également s’avérer tranquillisant. C’était avant tout un challenge avec moi-même. Allais-je réussir ?
En bande dessinée, tu es littéralement «maître à bord» et tu y fais ce que tu veux. C’est cependant un gros problème, car dans un tel contexte tu peux faire un peu n’importe quoi. Aux Etats-Unis je travaillais pour, et avec une équipe… et absolument pas pour un public ! Il m’a fallu être immédiatement utile et non simplement plaisante. Je n’ai eu que deux ou trois jours de repos et de pseudo acclimatation entre mon arrivée et le début de mon travail.
Heureusement tout le monde était gentil avec moi… cela dit, tout le monde est gentil outre-Atlantique ! Ils ont appris la politesse lorsqu’ils étaient encore à l’école et ils le sont devenus un peu par obligation et surtout par habitude. C’est vraiment une gentillesse de convenance. Maintenant, cela participe de leur nature… Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils pouvaient bien penser de ma personne, et en vérité, je m’en fous complètement. Je suis détachée de tout cela. Par la suite il y a bien eu quelques regards sur mes travaux, selon les projets successifs auxquels j’ai participé. Il est vrai toutefois, que trop en faire est assez mal vu…

L’I. : Tu penses réellement en avoir trop fait ?

C. W. : Oui… Quand tu l’ouvres un peu trop également ! Bien qu’il ne s’agisse pas dans ce cas d’ouvrir «sa gueule», mais plus simplement d’oser dire et montrer les choses telles qu’elles sont. Ce n’est peut-être pas toujours un acte délicat j’en conviens… il y avait un code de comportement certain, dont je n’avais pas du tout connaissance. J’étais un peu perdue…

L’I. : Tu étais donc abandonnée à toi-même dès le début de cette aventure !

C. W. : En tous points ! Cela a commencé lorsque j’ai débarqué à l’aéroport de Los Angeles. Je n’y ai rencontré qu’un chauffeur qui me déposa rapidement à mon appartement. J’étais complètement isolée et dépaysée. Je tiens par ailleurs à dénoncer l’incapacité professionnelle de mon agent — que j’ai grassement rémunéré — qui n’avait absolument pas préparé mon arrivée. Il n’a rien fait. Il m’a tout juste payé un petit repas à trois dollars et puis basta ! Au revoir et démerde toi !… C’est encore un sujet très sensible aujourd’hui. Si je viens à le rencontrer, je lui colle ma main sur la figure !

L’I. : Los Angeles est suffisamment réputée pour faciliter l’isolement…

C. W. : C’est avant tout une immense banlieue ! J’irai même jusqu’à la comparer à un immense supermarché. Pendant huit mois, j’ai eu la nette sensation de faire du shopping. De toutes façons, c’est tout ce que tu peux y faire — ou presque — si ce n’est d’aller au cinéma… Puis vient le jour où tu te demandes à quel endroit se trouve la porte de sortie.
Comme tout supermarché luxueux tu finis par trouver cela confortable, mais tu te poses vite la question de savoir s’il existe encore un «chez toi». Ton «chez toi» est tellement loin qu’il a tendance à disparaître. Tout est cependant relatif en fin de compte, puisqu’il suffit de monter dans un avion pour te retrouver dix heures plus tard, les pieds dans tes pantoufles !

L’I. : Tu as, par conséquent, été tentée par cette facilité du demi-tour…

C. W. : Dès que je suis arrivée aux Etats-Unis ! J’avais pourtant une réelle envie de tout y découvrir. Mais je le répète, je me suis trop, et très vite demandée ce que je faisais là-bas. Durant tous ces mois, je suis restée seule à Los Angeles. Il est de toute évidence impossible de connaître des contacts et des sentiments amicaux sincères, avec des personnes que tu côtoies depuis un mois, comparables à ceux que tu éprouves pour des amis de longue date.
La question à se poser alors, est de savoir si ta vie est complète lorsque tu as l’opportunité de voir et parler quotidiennement avec toutes ces personnes qui te sont totalement étrangères, et que tu ne peux pas profiter — ne serait-ce qu’une minute — de la présence des êtres qui te sont chers.
C’est difficile d’essayer de commencer une nouvelle vie avec seulement dix-huit kilos de bagages. Je n’avais rien ! J’ai cru pouvoir me faire une nouvelle vie et tout recommencer à zéro, en laissant très loin derrière moi tout ce qui ne me plaisait pas — ou plus. Le vrai problème, c’est qu’il m’a fallu abandonner simultanément tout ce que j’aimais… c’est du moins à ce moment là, que j’ai découvert qu’il existait des éléments de ma vie que j’aimais.
Tu sais, généralement tu trouves totalement hideux ces petits tableaux en napperons — ou autre matière — ornés de phrases telles que «bonheur, je te reconnais au bruit que tu fis en partant» ; et bien, j’ai ainsi découvert que mon bonheur était resté en France. De mon côté, je n’avais fait aucun bruit en partant…
L’I. : En quoi consistait ton travail quotidien ?

C. W. : Tout d’abord, j’ai travaillé en France sur un projet qui s’appelait The Quest for Camelot. Par la suite, en arrivant à Los Angeles j’ai été immédiatement téléportée sur un second projet que je n’aimais pas du tout et dont l’action se déroulait dans les années cinquante. J’ai alors fait des pieds et des mains pour en changer rapidement.
Je me suis ainsi retrouvée sur un troisième projet pour lequel rien n’était encore préparé et dont le nom était Zoo. J’éprouvais pour celui-ci — et enfin — beaucoup de plaisir et de satisfaction. Comme son nom l’indique, je devais y dessiner énormément d’animaux. Je fus donc titularisée Character Designer, et mon travail se déclinait dans la recherche graphique des personnages.
Parallèlement à cet état de fait, ils avaient gardé en tête l’idée de me faire travailler sur le fameux projet «années 50» puisque j’avais été appelée là-bas à la demande du producteur de ce dernier. Ils ont tout essayé pour m’y ramener, en passant bien sûr par les flatteries et brossages dans le sens du poil.
J’ai donc décidé de leur affirmer très franchement, que le sujet n’était absolument pas adapté à mon style et que si personne ne le comprenait, il était préférable dans l’intérêt de chacun que je rentre en France où j’avais mieux à faire que de me faire chier sur ce projet. Je leur ai expliqué que je ne comprenais pas les motivations qui les avaient poussé à me faire parcourir dix mille kilomètres pour finalement me faire travailler contre nature. Je ne leur servais à rien ! Je ne faisais que recopier des références au travers desquelles il m’était impossible de donner mon maximum.
Ce fut tout de même un véritable combat, car les cerveaux financiers de ces projets ne possèdent aucun sens artistique ni critique. Il faut bien entendu ajouter à tout cela, les inévitables conflits d’intérêts. Aussi surprenant que cela puisse être, beaucoup d’artistes de grand talent sont jalousement gardés par les compagnies, sans aucunement être affiliés à un quelconque projet. Il s’agit avant tout de les empêcher d’aller signer chez la concurrence… Finalement, on finira bien par les caser sur un projet quoiqu’il soit !

L’I. : Ils préfèrent étouffer les dessinateurs plutôt que de leur permettre de s’exprimer ailleurs…

C. W. : C’est exactement cela ! c’est de la rétention de talents ! On retrouve à nouveau ce fameux problème humain de la possession. Je l’ai tout de suite ressenti et vécu. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai décidé sur un plan technique, de ne pas signer ma seconde période optionnelle, ne voulant pas me retrouver prisonnière. J’ai préféré renoncer au bénéfice financier de cinquante mille francs que cela représentait, afin de garder ma liberté d’action et de réflexion. Venir tous les jours au bureau était déjà assez contraignant. Je n’ose pas imaginer aujourd’hui ce qu’il se serait passé si j’avais signé…

L’I. : C’est tout de même paradoxal d’assigner des horaires à un créatif !

C. W. : C’est justement pour cela, que j’ai décidé au bout d’un moment de ne plus m’y rendre. Je ne peux pas me rendre au bureau à neuf heures du matin avec des idées géniales plein la tête ! J’avais la sincère impression de les voler. Je me suis d’ailleurs empressée de leur dire. En premier lieu, je travaille la nuit et surtout lorsque je le «sens».
Si j’arrivais à créer cinquante designs par semaine, c’était uniquement parce que je travaillais dans mon appartement. Dans le contexte du bureau, je ne réussissais à en faire qu’une dizaine. Je pouvais me laisser totalement aller et m’éclater «chez moi»… de leur côté, ils en profitaient pleinement. Je leur ai ainsi demandé de comprendre où résidaient nos intérêts communs.
Le superviseur des studios, mécontent, trouvait injuste que j’agisse de telle sorte alors que beaucoup de personnes rêvaient de faire ce que je faisais. Je les ai donc mis en demeure d’accepter ou de refuser ma méthode de travail. Je reconnais ne pas avoir joué le jeu en me pliant comme tout le monde au règlement, mais en contrepartie je leur apportais beaucoup d’autres choses. C’était «donnant-donnant» !

L’I. : C’est une situation délicate que d’assumer de tels propos…

C. W. : Cela m’a détruit ! C’est une situation qui te fait prendre conscience de ton état de marginalité. J’ai appris à ce moment précis de ma vie, que je ne m’adaptais pas socialement… je ne supportais pas le «train-train» quotidien, je n’avais rien d’une fonctionnaire. Si je n’arrivais pas à me rendre tout simplement au bureau, c’est qu’il y avait un problème. Ce type de vie, de relations, de personnes ne me convenait pas… hormis si je décidais de jouer superficiellement le jeu. Mais c’est rapidement fatiguant.
Le milieu humain dans lequel je venais de pénétrer ne me convenait absolument pas ! Le média et le dessin me satisfaisaient et me convenaient très bien puisque j’ai beaucoup appris et découvert de ces derniers. J’ai réellement fait beaucoup de progrès. J’ai beaucoup compris et appris sur moi-même… C’est un aspect très positif de cette aventure. En même temps, j’insiste là-dessus, c’est totalement impossible pour moi de me rendre régulièrement et quotidiennement dans un bureau. Je ne peux pas !

L’I. : Tu ne pouvais donc pas répondre à leurs attentes, ni créer sur commande…

C. W. : Mais personne ne peut créer sur commande ! ! Qui peut se targuer du contraire ? Je ne possède aucune technique particulière ni de méthode pour créer et inventer. Je ne peux donc pas utiliser une quelconque capacité. Je n’ai aucune règle pour dessiner et je suis par conséquent obligée de m’en tenir à l’empirisme. De plus, je ne peux utiliser ce dernier qu’au feeling.
Il existe deux solutions à cela, la première consistant à réaliser de la merde, la donner au commanditaire, se faire payer et bien rigoler par derrière. J’opte personnellement pour la seconde, se définissant par la réalisation de choses auxquelles je crois, contribuant ainsi à me sentir en accord avec moi-même. Je ne dis pas que c’est une solution géniale, mais en ce qui me concerne, je suis satisfaite alors, de faire un travail honnête et bâti sur une démarche saine de création.
Je suis capable de faire des dessins au kilomètre entre neuf heures et dix-huit heures, mais je n’en éprouve aucune satisfaction. Il me semble paradoxal de créer un dessin animé dont la vocation est d’amener les gens à rêver, sans pour autant éprouver le moindre plaisir, la moindre fierté, la moindre satisfaction du travail accompli.
À une certaine époque, un menuisier pleurait alors qu’il fabriquait un cercueil, cela participait de sa conception, de sa fabrication. Il y a une raison à toute chose. La technique seule, ne peut pas faire rêver…

L’I. : Quel fut le déclencheur de ton retour en France ?

C. W. : L’épuisement. Je voulais savoir si le France et mes amis existaient encore… le mal du pays, le syndrome des coopérants d’outre-mer. Lorsque tu pleures tous les soirs tu prends conscience que ce n’est pas une légende.

L’I. : Dans quel état d’esprit étaient tes employeurs ?

C. W. : En toute franchise, ils s’en moquaient éperdument ! Ils ont bien d’autres chats à fouetter que de se rendre compte ou non, de ta souffrance … ce que je comprends très bien. Ils ont la responsabilité de beaucoup d’occupations autres que la santé de leurs dessinateurs. Ils agissent ainsi sans méchanceté et en toute bonne foi. C’est pour eux une attitude professionnelle et naturelle.
À compter du moment où cette réponse ne me convenait pas, j’ai immédiatement pris la décision de rentrer. Tu ne peux pas lutter en permanence contre des moulins à vents, où tu y perds la santé, ce qui m’est arrivé. Je suis partie trois jours après ma prise de décision. Je leur ai dit que j’avais besoin de deux semaines de vacances et je n’y suis jamais retournée.

L’I. : Et aujourd’hui ?…

C. W. : Je ne travaille plus pour eux. Ils m’ont proposé de faire du free-lance si j’en avais besoin. Depuis mon départ, le projet sur lequel je travaillais se casse la gueule… ils l’ont bien mérité. Le travail que je leur fournissais se transformait en travail personnel, mon abandon l’entraîne inévitablement dans sa chute. J’ai beaucoup évolué sur le plan graphique, différemment et j’éprouve quelques regrets à ne pas pouvoir le montrer. De toute façon, ce que je leur ai offert se retrouve aujourd’hui dans ma main, et c’est un réel acquis.
Par ailleurs, j’ai noué des contacts afin de pouvoir continuer à travailler dans le cinéma. C’est ce que je voulais, ce que je recherchais, à la base de mon voyage aux Etats-Unis. Je voulais agrandir, augmenter des capacités et devenir polyvalente. Je me suis enfermée dans le culte du détail en dessinant des bandes dessinées, et je voulais par cette nouvelle expérience, aborder et développer des sujets plus généraux.
C’est aujourd’hui chose faite puisque je peux aisément changer de style et de propos. C’est véritablement très positif ! De plus, j’ai l’impression d’être un petit peu attendue en France… Je crois simplement que les gens ont encore envie que je dessine — du moins, je l’espère. La seule ombre à ces retrouvailles, c’est que je m’accorde pour l’instant des vacances particulièrement méritées.

Propos recueillis par Franck Aveline. Photo Frank Aveline. Lu & corrigé par l’auteur.
Précédemment Publié dans L’Indispensable n°0 de février 1998.

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Entretien par en février 1998