Comment et pourquoi

par

à propos des post-comics en général et de fo(u)r watt en particulier de Sébastien Conard

1. L’attraction littéraire : champs, rythmes, supports

Jan Baetens : À la différence du cinéma, le monde de la bande dessinée, puis du roman graphique et d’autres innovations en narration graphique, s’est longtemps tenu à l’écart des adaptations littéraires. On adaptait peu et quand on le faisait, c’était souvent de manière fort conventionnelle, en série, à la chaîne, et pour un public d’enfants ou d’adolescents. On comprend ces réticences : il y avait l’anti-modèle de ces adaptations sans âme, de type « Classics Illustrated » et, plus tard, le désir de s’émanciper de toute forme de narration graphique où l’image reste au seul service d’un texte préexistant. On comprend aussi pourquoi les choses ont changé : à un moment donné, le roman graphique a ressenti la nécessité, artistique autant que commerciale, d’élargir sa palette thématique, longtemps réduite au double versant du reportage et de l’autobiographie, et la bande dessinée en général lui a emboîté le pas. Mais le rapprochement avec la littérature est visible aussi dans le domaine des formes plus expérimentales, avec certes d’autres motivations et d’autres enjeux. Mais quelles motivations et quels enjeux, selon toi ? Et comment est-ce que tu situes ton propre travail par rapport à ces nouveaux modèles ? Je pense notamment aux tentatives d’inventer une « poésie graphique » qui soit autre chose qu’une illustration quasi juxtalinéaire des vers de départ.

Sébastien Conard : Il est vrai que roman graphique et bande dessinée, pour les nommer ici d’un seul souffle, se sont mis assez tard aux adaptations d’œuvres littéraires et le font en partie pour des raisons stratégiques : en s’appuyant sur l’œuvre d’un auteur bien connu (par exexemple Proust), on dépasse de fait le public restreint et ciblé du consommateur de littérature graphique ; et on atteint alors l’omnivore culturel ou les fans de tel ou telle auteur/e littéraire. On sort aussi du ‘ghetto’ de la bande dessinée faite spécialement par des bédéistes pour des lecteurs de bande dessinée : on rejoint ainsi un environnement plus largement ‘multimédia’, on essaye de faire de meilleures ventes etc. Toutes des raisons qui, plus ou moins nobles, peuvent soit produire des chefs d’œuvre (comme l’adaptation du Château de Kafka par Olivier Deprez), soit porter atteinte à la qualité de l’œuvre originelle (transposée) et de la littérature graphique (qui transpose) en même temps. Notez, la référence à la Littérature me semble assez bien ancrée dans la tradition bande dessinée, souvent sur un ton parodique. Évidemment, parodie n’est pas encore adaptation, et il a peut-être fallu attendre que des bédéistes se sentent assez artistes ou romanciers pour oser se mesurer ou s’attaquer sérieusement aux (grands) noms de la littérature sans trop se ridiculiser ou risquer de couler à pic après s’être échoués contre tel ou tel iceberg…
Il me semble en effet très exact de dire que le phénomène des adaptations d’œuvres littéraires en bande dessinée ou roman graphique, des plus pauvres aux plus réussies, atteste d’un certain rapprochement à la littérature, qui se lit aussi bien dans le travail autour de l’oubapo (la branche bande dessinée de l’oulipo) que dans les diverses formes de poésie graphique — des chantiers bien visibles depuis plusieurs décennies et souvent informés par le double héritage du livre d’artiste et de l’art contemporain. Plusieurs termes ont vu le jour comme ‘bandes dessinées poétiques’, ‘comics poetry’, ‘graphic poem’, etc. Quand la pratique graphique se frotte à la poésie, en l’incorporant ou en l’utilisant, ou en essayant d’adapter ses démarches et ses logiques à un registre strictement visuel, on y gagne souvent en liberté, voire en légèreté, mais on y perd énormément en public… Les scènes des ‘zines’ actuels sont un des lieux où l’on voit souvent des publications graphiques qui incluent de la poésie ou s’en inspirent. La vivacité contemporaine des micromilieux autour des poésies contemporaines, souvent engagées, voire activistes, explique sans doute en partie le nouvel engouement de (jeunes) bédéistes et graphistes pour cet univers. (Un peu comme les scènes musicales du punk formaient un vivier idéal pour un certain renouveau de la bande dessinée d’il y a presque un demi-siècle maintenant !)
En ce qui me concerne, mon intérêt pour une certaine bande dessinée alternative et expérimentale avait pris un coup d’accélérateur il y a une quinzaine d’années, quand je découvris (tardivement) ce qui s’était fait autour de l’oubapo, puis dans le sillage des abstract comics, auxquels je m’étais aventuré moi-même assez spontanément — l’air du temps post-2000… C’était donc une évolution plutôt ‘intrabédéistique’ qui m’a mené vers les liens que ces phénomènes entretiennent avec la littérature et l’art plus largement. Je tends toujours à prendre à la lettre des mots très riches comme ‘roman graphique’ ou ‘graphic novel’, ‘littérature graphique’ ou ‘beeldverhaal’ (le très beau mot néerlandais — car large comme un fleuve) : pas tellement des formes qui mettraient en images (séquentielles) des récits préexistants, par exemple romanesques, mais des formes qui consisteraient elles-mêmes en des matières graphiques, pensées et ordonnées comme on brasse la matière verbale en vue d’en faire ‘un roman’, ‘un poème’ etc. Donc : ne pas adapter du récit en bande dessinée. Mais : comment agencer du graphique dans quelque chose de lisible qui reprenne l’expérience lectorale d’un travail dit littéraire. La bande dessinée ou le roman graphique (comme genre/média historique succédant à la bande dessinée) figurent parmi les ancêtres de pareilles ambitions : ils relèvent de la même tradition, dans une position peut-être un tantinet plus privilégiée, que le livre illustré pour enfants, le livre d’artiste, le catalogue, le fascicule touristique etc.

Jan Baetens : Le roman graphique, contrairement à ce qu’annonce un peu maladroitement cette étiquette, n’est pas — ou ne devrait pas être — juste un roman fait à l’aide d’images (et de mots, de préférence pas trop et pas trop difficiles) mais une nouvelle forme sui generis. Par analogie, le champ des post-comics n’est pas celui, aujourd’hui bien balisé, de la bande dessinée abstraite, c’est-à-dire (si tu me permets de te proposer cette formule sans doute par trop simpliste) d’un roman graphique d’avant-garde visant des effets de narration à l’aide d’images non figuratives. Il n’empêche que le label de post-comics est intrigant. D’un côté, il revient à la notion traditionnelle de « comics », ce que je lis comme une manière de ramener l’aventure du roman graphique à un simple intermède dans l’histoire plus longue et plus large de la bande dessinée. De l’autre, il prend le risque de recourir à un préfixe galvaudé, « post », de nos jours quasiment vidés de tout sens. Comment vois-tu les lignes de force de ce nouveau champ de travail et pourquoi aussi le choix de ce terme qui ne manquera pas de susciter un rien de confusion ?

Sébastien Conard : Oui, je crois bien que d’un certain point de vue, le roman graphique n’est qu’un moment dans l’évolution de la bande dessinée. Il va de soi qu’il a un grand nombre de caractéristiques qui permettent de le voir comme un média à part entière, comme tu l’as entre autres fait avec Hugo Frey en 2014 dans The Cambridge Introduction to the Graphic Novel. A titre de comparaison, le cinéma d’auteur et le cinéma expérimental restent du cinéma, bien qu’ils s’en détachent parfois suffisamment pour former un champ (critique, de recherche, de diffusion etc.) en soi.  Dans tout art, l’usage différent des codes et des matériaux peut parfois les transformer, en faire, selon la lecture qui en est faite, d’autres codes et matériaux. La bande dessinée semble occuper la place centrale d’un champ qui s’étend désormais aux littératures graphiques, dessinées, visuelles etc., mais il ne faut pas oublier qu’elle n’était à ses débuts qu’une forme parmi d’autres dans le grand bazar graphique du 19ième siècle.
En lançant le terme assez vide et facile de ‘post-comics’, j’ai voulu marquer le fait qu’un nombre de pratiques semblaient se détacher de la bande dessinée comme du roman graphique tout en continuant à se situer dans la prolongation de ses codes, ses habitudes, ses gestes, etc. Les post-comics ne sont plus des bandes dessinées ni des romans graphiques comme on l’entend habituellement, tout comme les romans graphiques se sont différenciés sur bien des aspects de ce qu’on appelait ‘la bande dessinée’. Les moyens, les opérations et les habitudes originelles ou les lieux de départ des post-comics restent souvent dans les marges ou la zone d’influence de la bande dessinée et du roman graphique — disons, la BDRG — mais ils s’en éloignent en extrapolant justement ces codes, techniques, stratégies, etc. Je doute que le terme de post-comics consacre un nouveau champ mais il marque (du moins en creux), en tout cas je l’espère, le moment d’une certaine contemporanéité avec laquelle les chercheuses et les critiques vont devoir se débrouiller. Les artistes, eux, sont toujours déjà ailleurs, mais jamais trop loin. Et puis, heureusement, tout ça se mélange de temps en temps !

Jan Baetens : Un élément clé de cette rencontre entre littérature et nouvelles formes de narration graphique est sans aucun doute le rythme, concept et pratiques difficiles à définir en raison du clivage entre le rythme de l’objet, quel qu’en soit le support spécifique (page, livre, mur, écran…) et celui, non pas capricieux mais partiellement incontrôlable, de sa lecture, sauf bien sûr dans le cas des œuvres qui se font — se créent, se lisent — en tant que performance où production et réception coïncident, comme le BlackBookBlack d’Olivier Deprez. Dans ce dernier cas, la performance est certes faite pour aboutir à un livre, mais elle ne s’efface pas au seul profit du résultat : le happening n’est pas moins une œuvre que l’imprimé qui en résulte. Quelle est ta définition du rythme dans le champ des post-comics et quelle est l’importance que tu lui donnes dans ton travail ? C’est sans doute un peu rapidement qu’ailleurs on évoque le « montage », l’équivalence entre « passage à la ligne » (dans un poème par exemple) et « transition inter-cases » (pour ne rien dire des bêtises qu’on lit souvent sur la métaphysique de la « gouttière », qui sert à expliquer tout et n’importe quoi).

Sébastien Conard : Je me suis beaucoup amusé avec les théories propres à la bande dessinée, tellement elles ont souvent un côté un rien « surconstruit » (plus que les théories des faits littéraires, par exemple). De plus, elles sont toujours tributaires de tel ou tel paradigme de l’époque : elles font, plus ici sans doute qu’ailleurs, cas de figure, en l’occurrence du sémiostructuralisme appliqué. Le fait, par exemple, qu’on se soit penché avec tant d’enthousiasme sur la gouttière est tonifiant, même si théoriquement parlant certains points de vue sont tout aussi dépassés qu’ils étaient déjà forcés à l’époque de leur première formulation… En tout cas, ces théories et théorisations m’ont beaucoup nourri et fait réfléchir. Elles m’ont surtout amené à expérimenter d’un point de vue artistique. J’imagine qu’aujourd’hui un terme comme ‘segmentivité’, venant de la théorie du discours poétique (Rachel Blau DuPlessis) et appliqué récemment dans le champ des graphic poems (par Tamryn Bennett et, avant elle, par Brian McHale) n’est peut-être pas d’un grand apport théorique mais peut stimuler quelques âmes perdues à se servir autrement des mots et des images. Bref, une théorie ne doit pas être parfaite pour s’avérer productrice dans le champ artistique. C’est évidemment rarement son intention. En ce qui me concerne, j’ai finalement le plus appris des idées plus larges autour du montage et du conflit d’images comme traité par Georges Didi-Huberman dans le sillage d’Aby Warburg, ou par Gilles Deleuze dans ses livres sur le cinéma : les images-temps, les coupes mobiles et immobiles etc.
Quant au rythme, c’est une question extrêmement intéressante, plutôt frontale et, de prime abord, assez vaste. J’ai laissé de côté les trucs rôdés qu’on connaît bien en bande dessinée afin d’insuffler du rythme dans la succession verbo-visuelle et d’imposer un rythme de lecture. Je me suis donc consacré dans plusieurs de mes publications à des agencements plus expérimentaux du matériel graphique (par exexmple Lama China et Lamaree), ce qui, à ce stade, donnait des ensembles plus statiques, plus ‘visitables’ que lisibles, plus contemplatifs et menant à réflexion plus qu’à lecture au sens discursif justement. Quand un tableau tient trop clairement des éléments rythmés dans sa composition, le spectateur risque de trop vite trouver la sortie… Le régime scopique tend à l’immuable et au méditatif : du coup, le temps semble s’allonger et le rythme peut y perdre sa fonction. Le rythme tient à la musique et à la scansion et on le retrouve assez facilement dans les penchants plus cinématographiques ou mélodiques de la bande dessinée, du roman graphique et des poèmes graphiques. Il sert alors à mener, faire danser, voire bercer le lecteur.
Je crois que plusieurs de mes publications récentes n’ont aucun rythme, car elles sont explicitement ‘silencieuses’ : des univers de fragments figés dans une sorte d’intemporel à visiter, un peu comme les moments ‘frigorifiés’ qu’on pourrait visiter comme voyageur spatio-temporel dans une œuvre de science-fiction. En revanche, en préparant dernièrement un travail plus conventionnellement bédéistique à paraître chez Bries en 2022, un récit en images sans texte, une certaine prosodie s’est tout de suite imposée : mes petits personnages préhistoriques qui se détachent des arrière-fonds suivent comme une partition cinétique. Il est clair que dans ce cas je tenais plus strictement compte de ce que le lecteur ou la lectrice allaient possiblement ‘ressentir’ en suivant ce ballet de tâches figuratives.

Jan Baetens : L’histoire de la bande dessinée, toutes époques et toutes tendances confondues, est inséparable, de la question du support matériel. On ne crée pas de la même façon pour une publication sur papier ou sur les murs d’une galerie, par exemple, et personne n’ignore que les termes de papier ou de mur recouvrent des réalités on ne peut plus diverses mais qui tirent toujours à conséquence. Comment vois-tu le rapport entre support et post-comics ? Existe-t-il un support privilégié avec le support du livre ? Et si oui, quel type de livre, et sans doute aussi : quel type d’éditeur et de diffusion ? Ou n’y a-t-il que des cas d’espèce ? Mais dans ce cas, est-il encore possible de maintenir un minimum d’unité à l’intérieur des post-comics ?

Sébastien Conard : De nouveau, je crois que l’unité minimale des post-comics est à définir comme un moment et en négatif : il s’agit de pratiques qui se détachent, toutes différemment, d’un fond commun bédéistique, dont certaines formes peuvent être très dominantes à tel ou tel moment de l’histoire. En trop bref : le background bande dessinée… Donc de façon trop imprécise on pourrait dire : les post-comics, c’est tout ce qui tend à ne plus être de la bande dessinée mais la prend comme tremplin (et donc s’en détache.) Dans leur diversité, les post-comics montrent bien comment l’évaporation du livre, de l’album ou plus largement du ‘support-papier’, mène à une lente migration des ‘formes-bande dessinée’ vers de nouveaux horizons et d’autres milieux. Certaines créations semblent rejoindre le livre d’artiste, d’autres la littérature, d’autres encore ce qu’Anthony Rageul préfère aujourd’hui nommer (à juste titre, je crois) le ‘récit-interface’ (bien plus large que les digital comics). La bande dessinée ne disparaît pas mais se mue, se mixe, se (con)fond dans certains cas. Peut-être l’image assez fixe qu’on tenait de la bande dessinée tout au long du 20ième siècle comme pratique et champ définis, est en partie un mirage : quand on voit la diversité attestée à ses débuts et son métissage actuel, on a peut-être un peu forcé sa soi-disant identité d’après-guerre ? C’est une question théorique, certes, mais avec des répercussions sur la perception générale et donc aussi la conception des créations actuelles.
La prépondérance du livre resurgit dans mon propre cas artistique : je ne m’en défais pas, j’y retourne constamment, mais il s’agît parfois plus d’un fantôme, d’une maladie, et donc d’une chimère ou d’une idée, qui atteste bien du poids de cette tradition millénaire — celle du livre-codex donc — pour nos cultures occidentales. Reconnaître cet héritage n’est pas synonyme de forcer telle ou telle discipline à s’y coller, ni de confiner la BDRG aux seuls albums qu’on trouve dans les librairies et au festival d’Angoulême… De plus, je vois que dans les pratiques post-comics comme dans bien d’autres pratiques artistiques contemporaines marquées par la condition postmédiale (Rosalind Krauss), les auteurs/artistes tendent à développer ou à appliquer un matériau traité dans des contextes et sur des supports multiples : livre, performance, espace, t-shirts… Ce qui dépasse alors le support-papier n’est plus un produit dérivé, secondaire, mais une des nombreuses facettes du même projet.

2. Du livre au livre : une avancée en spirale

Jan Baetens : Une question qui hante la bande dessinée depuis au moins la période du pop art, est celle de son ancrage institutionnel : art ou commerce ? art populaire ou art légitime ? art narratif (littéraire) ou art visuel ? art de l’image (peinture) ou art de la séquence (où l’image en soi compte moins que l’enchaînement) ? Il est nécessaire de donner ici une réponse claire : la bande dessinée est un art à part entière, différent des autres arts de l’image comme des arts du langage. Mais dans le cas ces post-comics, la question revient. Comment est-ce que tu te situes par rapport à cette question qui soulève de vrais problèmes institutionnels, ne fût-ce qu’en termes d’enseignement mais sans doute aussi en termes de diffusion ?

Sébastien Conard : A plusieurs reprises, et d’autant plus à l’apogée postmoderne de sa théorisation (les années 1980-1990), la bande dessinée a été qualifiée d’impure, d’hybride, de mixée, de métissée etc. Ni haute, ni basse, ni complètement middle brow non plus, ni pur mot ni seulement image, la BDRG continue à exister dans des formes qui changent, comme c’est le cas pour toute littérature d’ailleurs. Mais contrairement aux champs très larges et finalement très ouverts de la littérature et de l’art, il semblerait qu’à chaque phase de mutations la BDRG ait du mal à s’identifier avec ses propres petits — voir par exemple la charge de JC Menu à l’époque de son essai Plates-Bandes. Ce n’est pas que la BDRG soit foncièrement conservatrice, mais peut-être reste-t-elle toujours relativement trop petite et/ou trop divisée en elle-même pour entretenir à plus long terme une image de soi suffisamment ample et décontractée : peut-être que ça vient déjà et viendra d’autant plus avec le temps et une certaine maturation. Finalement tout existe dans l’art et pas mal en littérature, et peu de gens y songent à exclure telle ou telle pratique du champ général : tout au plus, on dira ‘mauvaise littérature’ ou ‘art pompier’, mais on y dénie rarement le statut de texte littéraire ou d’œuvre visuelle en soi. En BDRG on s’est un peu trop longtemps penché sur des questions de naissances et d’identité, certes nécessaires pour un nouveau venu, mais ça a créé une certaine nervosité implicite. De plus, on voit que des professionnels plus généralistes, tels que beaucoup de journalistes, tendent à garder une image univoque, prototypique, voire rétrograde de la BDRG ? Pour remplir l’espace déjà restreint de la colonne ‘bande dessinée’ dans le journal, on préfère ne pas trop mélanger les pinceaux… Mais à voir les post-comics ou les scènes ‘zine’ très diverses en thèmes et en formes, la BDRG devra montrer un esprit d’ouverture et d’inclusion bien plus affirmé si elle veut persister au 21ième siècle. Tout aussi intéressés qu’ils sont dans les diverses possibilités de la narrativité graphique, mes étudiants aux écoles d’art s’engagent assez rarement dans ces univers mi-clos qu’on trouve à leurs yeux dans le monde de la BDRG.

Jan Baetens : Ta production couvre un éventail très large qui va du roman graphique à l’illustration et de la bande dessinée abstraite aux post-comics. Je suis certain que chacune de ces étiquettes te gêne pas mal, y compris celle de post-comics, mais ce qui me frappe surtout, c’est qu’au-delà de cette diversité tu restes très fidèle à un support spécifique : l’imprimé. D’où vient cette fidélité ? Et que doit-on penser de ton intérêt pour autant de formes d’expression — disons autant de « styles » — si différentes ? Il me semble que cette diversité ne s’explique pas par une évolution linéaire, par exemple d’une forme traditionnelle à une forme plus expérimentale ou de la figuration à l’abstraction, mais qu’il faut y reconnaître une avancée en spirale, avec des repentirs et des retours, toujours à un autre tour de la spirale. Pourrais-tu commenter quelques exemples d’un tel retour en arrière, qui représente en même temps une percée, une ouverture rendue possible par l’une ou l’autre impasse ?

Sébastien Conard : La spirale est en effet une figure qui s’est imposée comme la marque d’une évolution à répétitions-différences, tout autant dans mon œuvre que dans ma vie privée. Elle se double aussi de la figure de la procession d’Echternach, comme on le dit en Flamand : trois pas en avant, deux en arrière. Finalement, on avance mais en reprenant systématiquement des éléments. Le cercle, en revanche, est fini, fermé, se mord la queue (si l’on veut) ; la spirale contient un point récurrent de déviation, un clinamen interne qui fait que ce qui ferait cercle fermé devient spirale, mouvement ouvert tout en contenant sa répétition. Cette répétition n’est qu’un semblant, elle n’est jamais absolue mais contient évidemment sa propre différence : ce sont en réalité des points différents, des coordonnées différentes, bien que relativement ils semblent passer par le même lieu.
Je retourne donc toujours à la bande dessinée, à l’image illustrative, au dessin narratif, au papier imprimé, mais à chaque fois pour tout bouger d’au moins un cran : infiniment sortir de là, infiniment en finir avec… La BDRG couvre le lieu d’un ‘trouma’, comme diraient les lacaniens, et qui dans mon cas se situe autour d’une chute dans un escalier (pas tout à fait en spirale). Autour de mes six ou sept ans, j’ai désobéi et je suis tombé — à la suite de ma désobéissance mais avant tout parce que les gens et les choses tombent — et je me suis cassé le poignet gauche (je suis gaucher) tout en fracturant la commode au bas de l’escalier : le fragment presque en forme de losange qui s’est détaché est longtemps et inconsciemment resté un morceau indélébile (car fantomatique), car je ne m’étais pas tenu ‘à carreau’. Je me suis, il m’a semblé bien plus tard, identifié à ce morceau récalcitrant, ce reste d’accident, qui se détache infiniment et qui est néanmoins le spectre d’une coïncidence…
La BDRG m’a été confirmée bien plus tard comme lieu de prédilection, mais elle repose sur un autre élément central, littéralement à deux pas de cette chute, dans le même environnement de mes grands-parents, un monde depuis longtemps englouti, qui était celui de leur bibliothèque : petite, modeste (comme eux), remplie de livres vulgarisateurs, bon marché et populaires du type Reader’s Digest. Mais pour l’enfant que j’étais, c’était évidemment une sorte de caverne d’Ali Baba pleine de livres magiques combinant toujours les mots et les images, de plusieurs types d’ailleurs (photos, illustrations, etc.) Cette petite bibliothèque — mais grande pour cet enfant — était en fait une armoire à linge, qui à son tour témoignait de la chute sociale de ma grand-mère à la suite de la Seconde Guerre Mondiale : elle avait fui à Londres avec sa sœur et ses parents. Au retour, tout était à refaire, et dans son cas, ce fut un désastre. Mais ça, c’est une histoire pour plus tard… peut-être. En tout cas, le livre, surtout dans sa forme accessible, illustrée, prometteur d’un accès au plaisir, à la connaissance, aux vérités, aux points de vue, aux perspectives nouvelles et donc à la promotion sociale ou du moins personnelle, intellectuelle, celle d’un monde à soi, imaginaire et imaginé, tient en ce qui me concerne son origine dans cet univers-là. Le livre comme objet et horizon me revient, me retient, et plus que j’essaie de m’en séparer, plus il revient, au plus il montre qu’il est inépuisable, en somme, et me précède, comme personne, comme auteur, comme artiste. Je peux tenter et je tente de le sublimer, c’est à dire de penser ce livre autrement que comme objet défini, codifié par les lois du marché, ce qui explique la spirale qui va des Spirou de mon enfance à mes premières bandes dessinées jusqu’aux post-comics et ce qui s’en suivra.
Si donc il y a ‘fidélité’ à l’imprimé, comme tu dis, elle est longtemps restée inconsciente, elle fut donc certainement affective, mais elle est aussi très technique vu que le livre reste une ‘technologie’ incroyablement pratique mais d’une richesse inégalable. De plus, ‘l’imprimé’ est aussi un terme qui évoque les imprimés de l’univers textile qui fut l’environnement professionnel de ma mère, qui porte jusqu’à aujourd’hui une passion aux tissus, aux habits bien confectionnés etc. J’ai transféré cet amour artisanal au support papier…
Du reste, pour donner des exemples de cet avancée en spirale, il faudrait y regarder de plus près et voir comment tel ou tel élément, motif ou technique revient ou ne revient pas à travers les publications. C’est rarement très conscient, ni précis ou uniforme.

3. L’expérience minimaliste : fo(u)r watt, un livre radical

Jan Baetens : Passons, si tu veux bien, à une œuvre tout à fait singulière, qui est pour moi au carrefour — je n’oserais pas dire au centre — de tes interrogations : fo(u)r watt. Et commençons par le projet même de cette création : s’agit-il vraiment d’une adaptation (au sens fort du terme) du roman de Beckett ?

Sébastien Conard : Il s’agît de tout sauf d’une adaptation, du moins au sens conventionnel du terme. Je ne retranscris aucunement le contenu narratif de Watt. Tout au plus j’y évoque des bribes et, comme tu l’as bien décrit ailleurs, je redouble et donc je traduis la logique chère à Beckett, spécifiquement dans ce roman-là. Mais c’était tout sauf un but conscient, plutôt l’effet d’une démarche inspirée. En 2018, j’ai relu Watt après une dizaine d’années : j’ai beaucoup aimé ce roman vers mes 25 ans et il m’a paru tout aussi délicieux une décennie plus tard. Venait également de paraître la seconde édition du Château d’après Kafka par Olivier Deprez, que j’ai relu avec un énorme plaisir, également une dizaine d’années après ma première lecture de cette adaptation. Les deux relectures se sont contaminées. Je me suis amusé à offrir une réponse graphique, une sorte de livret-lettre, à Beckett et autour de Watt – le roman, le mot et le personnage. Je ne voulais pas passer des années à creuser une adaptation, comme l’a fait Deprez de façon fondamentale avec Le Château, mais je voulais néanmoins en ‘passer par-là’ (revoilà la spirale), c’est à dire : rendre quelque chose à Beckett et… à Watt. Le livret fo(u)r watt a donc dès sa conception, assez fortuite, quelque chose de confidentiel, comme plusieurs de mes publications d’ailleurs : en tant qu’artiste je m’adresse rarement à un public, je ne suis pas dans l’arène ; je me vois plutôt comme un auteur discret, une voix personnelle, un peu intravertie, qui s’adresse tout au plus à un lecteur ou une lectrice imaginaire. Nombre de mes publications ne dépassent pas l’intention de la lettre !

Jan Baetens : À première vue, le titre du livre semble un jeu de mots un peu facile : for/four. Mais les jeux de mots sont souvent contagieux et très vite on commence à se poser des questions sur le deuxième mot du titre : watt/what, par exemple… Et surtout, on ne sait plus si le jeu des possibles s’arrête à ces simples binômes ou s’il faut soupçonner d’autres dynamiques, notamment au niveau de la typographie. Par exemple, l’absence de majuscules invite à se demander si la forme des mots et des lettres ne compte pas autant que leurs sens. Ou encore au niveau sémantique : certains lecteurs prolongeront le mot « watt » en « wattman » et penseront inévitablement à la composition monovocalique de Perec, « What a man ». Comment est-ce que le livre même permet de s’orienter dans ce dédale ?

Sébastien Conard : Je crains que ce livret n’aide pas à s’orienter mais à se perdre, tout comme Watt, le personnage, se perd dans la réalité, vu que dès le départ il est déjà perdu dans le brouhaha des mots, le double de la langue et donc l’incertitude de ce qu’elle nomme in fine — tout le problème de Beckett. J’ai, à ma relecture de Watt, noté des phrases qui me touchaient, pas tellement au sens affectif mais dans cette étrange sorte de résonance presque purement linguistique qu’on rencontre chez Beckett : des phrases qui résonnent mais restent drôlement énigmatiques (ou énigmatiquement drôles). J’en ai retenu quelques-unes et je les ai réparties de façon symétrique dans le livret. Du reste, je me suis amusé à exécuter des dessins comme ils me venaient : ils montrent des fragments de ce que pourrait ‘voir’ ou ‘imaginer’ Watt, ou le lecteur avec lui, ou à sa place (voire Watt à la place du lecteur !) — et à partir du milieu de Watt il est d’autant plus évident que plus personne n’arrive à discerner le vrai du possiblement délirant — tout en indiquant constamment qu’il ne s’agît que de dessins… De là l’accent minimaliste sur le traitement, la trace, la répétition des formes simples etc. Tout comme Beckett traite les mots : ‘on’ dit des choses, mais ce sont des mots, rien que des mots, ce qui laisse perplexe quant à ce qui est éventuellement indiqué par toutes ces syllabes.

Jan Baetens : fo(u)r watt est une œuvre minimaliste, mais minimalisme et maximalisme sont loin d’être incompatibles. La concentration sur un petit nombre de paramètres, à l’exclusion de tout ce qui pourrait apporter une diversion, produit souvent des effets d’une complexité ahurissante, comme c’est le cas ici. J’espère que tu m’autoriseras cette comparaison de prime abord un rien surannée : on croit entrer dans un jardin à la française, pour se retrouver presque tout de suite dans le plus sophistiqué des labyrinthes — dont en plus on n’a nulle envie de sortir, tant chaque parcours révèle de nouvelles surprises. Quel était le programme initial du livre et a-t-il bifurqué en cours de route ?

Sébastien Conard : Comme je l’ai dit, je me suis limité à quelques phrases retenues, finalement quatre en tout, réparties symétriquement sur le livret, et trente et un dessins. Au préalable j’avais fait des croquis qui reprenaient en bref les grandes étapes du roman mais formaient aussi comme un parcours indépendant, un travelling à part entière : on peut parfaitement lire fo(u)r watt sans avoir lu Watt. Mais évidemment, lire mon livret comme une réponse au roman de Beckett, une sorte d’addendum graphique, fait toujours sens, il me semble. J’ai exécuté les dessins finaux quelque temps après les croquis, en prenant garde de respecter l’ordre et de maximiser les effets d’échos et de redondances graphiques, qui, bien sûr, font réponse au texte et au péritexte, et au roman de Beckett. Il n’y avait donc pas vraiment de programme, plutôt un désir et une intuition, un goût du jeu et un intérêt pour tout ce qui va de La Cage de Martin Vaughn-James — ‘this book is a maze !’ — aux bandes dessinées abstraites et minimalistes en passant par l’oubapo ou tout ce qu’on peut trouver dans la poésie visuelle et le livre d’artiste conceptuel ou autre. J’aime en effet l’économie des contenus et des moyens, et le côté générateur de ce qui est d’emblée conçu comme une possible ‘machine’. C’était déjà le cas avec Grid/Lamer et d’autant plus avec Lama China : fo(u)r watt reprend certainement des habitudes, des gestes, des réflexes et façons de faire déjà à l’œuvre. C’est une poussée, une nécessité d’économie, voire d’austérité productive, plutôt qu’un programme préconçu.

Jan Baetens : Il y a dans fo(u)r watt une dimension que je qualifierais volontiers d’encyclopédique, comme si tu avais essayé de parcourir en ces quelques pages la totalité de ce qu’il est possible de dire et de montrer entre deux couvertures. Celles-ci font d’ailleurs autant partie de l’œuvre que les pages d’intérieur : en ce sens, on pourrait dire que fo(u)r watt est aussi un texte sans hors-texte. C’est très net pour ce qui est des images, pour autant bien entendu qu’il soit encore possible de maintenir la division entre images et mots, ces derniers étant aussi des objets et des compositions éminemment visuels. Mais comment est-ce que cela fonctionne pour les fragments textuels, apparemment plus « modestes » ?

Sébastien Conard : Pour quelqu’un qui n’a pas lu Watt, voire rien de Beckett, le livret fo(u)r watt pourrait être lu comme rien d’autre qu’un travelling graphique avec une iconographie minimaliste très proche d’un idiome bande dessinée. En fait, c’est bien le cas, mais je pousse l’austérité à un point où elle devient productrice. Le graphisme implose par pauvreté et se retourne contre lui-même : il ne sert plus ledit ‘récit’. La diégèse est à peine soutenue, on voit bien ce qu’on voit, mais on n’y croit pas, c’est trop maigre, trop rude : on finit par douter de ce qu’on voit. Ce n’est que du dessin, de piètre qualité en plus : l’auteur ne s’est clairement pas appliqué à cacher les fautes et à maintenir la ‘suspension de l’incrédulité’. Quant au texte, soit les quatre phrases (citations) plus le soi-disant hors-texte, qui par la typographie et par la maquette est mis au même niveau que le texte même, il est extrêmement sec et tenu, lui aussi. (En fait, comme disait Derrida, il n’y a pas de hors-texte.) Mais rien que ces quatre phrases créent tout un univers possible, elles donnent un sens, voire une chronologie aux images ‘muettes’, figées, archi-simples, vides, immuables. Les quatre phrases évoquent un grand nombre d’éléments qui enferment le lecteur dans un possible récit imaginable, et suggèrent évidement tout l’univers de Watt pour qui l’a lu. Pour terminer en paraphrasant : les quatre phrases électrifient le tout, mais à très basse intensité bien sûr. Le titre en miroir sur la quatrième de couverture renvoie le lecteur au début comme dans une boucle entrouverte, et il scelle le livre comme un cercle presque fermé…

Jan Baetens : fo(u)r watt est un livre, radicalement : c’est un ensemble à feuilleter, dont on ne voit jamais en même temps ni le recto et le verso des pages, ni les pages les unes à côté des autres. Or tout au long de la lecture on ne pense qu’à « ça » : avoir sous les yeux et le recto et le verso des feuilles, puis accéder à toutes les pages en un seul coup d’œil, sous forme de chemin de fer ou de mosaïque (car le ruban n’est sans pas doute pas le seul modèle implicite de cet ensemble étalé dans le temps). Or cette vue d’ensemble reste structuralement interdite, tout en étant hyperprésente à l’esprit du lecteur, qui ne cesse d’en faire non seulement un objet de rêve mais le moteur de sa relecture. Est-ce que cette tension relève pour toi d’une sorte de narration et partant de littérature propre à ta manière d’explorer le monde des post-comics ? Une narration absolument temporelle mais non moins résolument hors séquence ?

Sébastien Conard : Oui, la séquence à sérieusement perdu de vitesse, disons. C’est certainement le cas dans mon travail, mais je le vois aussi ailleurs, par exemple chez des éditeurs tel que Adverse ou Matière, pour rester dans le champ de la narration graphique. C’est une influence des arts plastiques : l’influence cinématographique et cinétique est moins à l’œuvre dans la bande dessinée expérimentale actuelle et les post-comics. C’est bien la série et le sériel qui monte au zénith, ou même l’image unique, fixe et singulière, comme on en a l’habitude dans la peinture et la photographie ou le livre illustré de jeunesse. (Contrairement à la bande dessinée, ce dernier fait un usage plus contemplatif ou méditatif de l’image comme l’indiquait Thierry Groensteen dans Bande dessinée et narration.) On peut dire que la BDRG est passée du multicadre (pour Henri Van Lier, la bande dessinée est basé sur un « multicadre mutationnel ») mutationnel au cinématographique (la séquence), puis au littéraire, pour enfin participer de plus en plus à un champ plastique très étendu (c’est là où nous en sommes aujourd’hui), aujourd’hui, sans jamais tout à fait se confondre avec ce dernier. La peur que la BDRG se dissolve complètement dans l’Art est caricatural : je crois plutôt que l’art moderne et l’art contemporain ont aidé la BDRG à autonomiser un nombre de caractéristiques qui continuent à la définir, mais alors en termes de tensions et de polarités : série / séquence, grille / image unique, figuration / abstraction, narration / contemplation, mot / image etc. Même hors de l’objet livre ou album, par exemple dans une galerie, une artiste avec un background dans la BDRG va le plus souvent utiliser la grille différemment qu’un peintre par exemple, sans qu’il s’agisse forcément de séquence.
En ce qui me concerne, l’impression la plus forte que je garde des œuvres littéraires qui m’ont le plus marqué ou formé — mais il en va de même pour les films ou les œuvres d’art plastique — me vient de celles qui par une grande sobriété évoquent un maximum de choses tout en laissant le lecteur ou le spectateur que je suis faire au moins la moitié du travail dans un espace ouvert mais néanmoins partiellement délinéé. Ce sont souvent des œuvres qui présentent des bribes, qui fonctionnent par fragments, qui donnent à voir et à comprendre par le biais de fissures, comme si on restait finalement en dehors de l’œuvre. Ce qui est honnête, car on reste bel et bien en dehors de ce petit tas de matière spatio-temporelle éphémère. De telles œuvres — je pense intuitivement à Beckett, Rohmer, Toroni ou Soulages — ne sont pas arides ou mi-closes par souci d’hermétisme — comme les paresseux s’amusent à répéter. Elles savent que si elles tentaient de montrer davantage, elles seraient obscènes et probablement menteuses. C’est certainement cette préférence esthétique qui a formé fo(u)r watt et d’autres de mes travaux : il n’y a finalement pas tellement à dire ou à montrer, mais ce qu’on peut ‘mettre en scène’ ne peut l’être que très économiquement. Si on veut rester ‘juste’, on ne peut que dire et montrer peu, ce qui, très vite, semble évoquer beaucoup. Ce n’est évidemment qu’un effet, mais il n’est ni voulu ni recherché — ce serait snob, voire une escroquerie. Comme souvent on ne peut que dévoiler a minima, afin de rester suffisamment dans un certain équilibre éthique et esthétique, mais ce faisant on finit par montrer que cela vaut pour beaucoup de choses dans notre monde… Voiler relève de l’obscurantisme ou de l’arnaque, dévoiler du documentaire ou du fanatisme. Je suppose que tout art ou littérature réside ailleurs.
Il semblerait qu’en effet, dans mon travail, le livre devienne de plus en plus un objet radical et une condition fondamentale pour ce qui s’y passe, s’y développe en tout cas. Le livre est un espace où se déplie un ensemble temporel figé, spatialisé, et non seulement le ‘support’ sur lequel on imprime une séquence cinématographique dessinée. Je crois que ça va tout simplement dans le sens futur de la BDRG, ou du moins, c’est un de ses prolongements possibles.

(échange réalisé en octobre 2021)

Entretien par en février 2022