Daniel Merlin Goodbrey

par also available in english

Daniel Merlin Goodbrey est l'un des pionniers les plus importants et les plus prolifiques de la bande dessinée numérique. Débutant ses expérimentations autour de l'an 2000, il a exploré un large panorama de formes et d'utilisations de la publication en ligne, depuis les webcomics les plus simples jusqu'à l'interactivité pensée pour ordinateur ou tablette. C'est donc tout naturellement qu'il s'est récemment lancé dans une thèse à la University of Hertfordshire et qu'il participe au projet Electricomics. Pourtant, il reste étonnamment inconnu en France, même au sein de la communauté qui s'intéresse à la bande dessinée numérique, que ce soit dans la pratique ou dans la recherche. D'où cet entretien, qui (espérons-le) contribuera à régler cette situation paradoxale.

Tony : Vous avez commencé vos expérimentations entre bande dessinée et Internet autour de l’année 2000. On peut parler d’une sorte d’année-charnière, puisque c’est l’année où est paru le Reinventing Comics [Réinventer la bande dessinée] de Scott McCloud. Ce livre a-t-il été un déclic pour vous ? Ou êtes-vous venu à la bande dessinée numérique par d’autres voies et pour d’autres raisons ?

Daniel Merlin Goodbrey : Reinventing Comics a sans aucun doute été une grande influence pour moi, c’est vrai. Mais en réalité, j’avais déjà commencé à sérieusement faire de la bande dessinée sur le web en 1999 avec une série qui s’appelait Rust. Alasdair Watson s’occupait de l’écriture et du design, et je fournissais les visuels. Alasdair avait quelques idées intéressantes sur l’utilisation de l’animation pour enrichir la narration, et sur le recours au HTML pour la construction de la structure de la bande dessinée, afin qu’elle puisse s’adapter de manière dynamique aux dimensions de l’écran.
Travailler sur Rust m’avait sensibilisé au potentiel de la bande dessinée numérique, ce qui fait que quand Reinventing Comics est sorti, cela m’a vraiment ouvert l’esprit avec pas mal de nouvelles idées. Il y avait à l’époque beaucoup de potentialités suggérées par McCloud, mais que bien peu de personnes essayaient vraiment de mettre en œuvre. Je me suis donc mis en tête de combler ce manque, et j’ai commencé à produire des bandes dessinées numériques expérimentales aussi vite que je le pouvais. Au même moment, je suivais mes études de Master en Hyperfiction (récits interactifs à choix multiples) et mes créations se sont nourries des idées provenant de ce cursus.
En 2011, pour le projet de fin d’études de mon Master, j’ai créé l’hyper-bande dessinée Sixgun : Tales From An Unfolded Earth, qui a alors été publié en épisodes sur Comic Book Resources. J’ai vraiment essayé de mettre dans Sixgun toutes les idées que je pouvais sur la mise en page, l’interactivité, la navigation, les hyperliens et les structures narratives non linéaires. Je pense que c’est vraiment avec ça que je me suis fait un nom pour la première fois sur les scènes anglaises et américaines, en tant que « ce type qui fait des bandes dessinées numériques expérimentales ».

Tony : Une reconnaissance méritée. Sixgun propose un super exemple de la complexité de vos bandes dessinées numériques, qui dépasse de loin ce que fait McCloud dans ses propres créations. Sixgun mélange la page infinie avec sa « cousine » que j’appelle la « case infinie », et joue avec les ruptures et les combinaisons de cases. On le trouve sur votre site dans la catégorie « hypercomics » — et d’ailleurs, vous utilisez au moins trois termes distincts pour parler de bande dessinée numérique : hypercomics, webcomics, mais également, dans un certain sens, hyperfiction. Cela me renvoie au travail du chercheur Julien Falgas, qui soulignait la difficulté de nommer cette nouvelle forme d’expression. Pourquoi avoir choisi ces termes, et à quoi correspondent-ils pour vous ?

Daniel Merlin Goodbrey : Oui, en effet, il est nécessaire d’expliciter un peu ces différents termes. Hyperfiction est un mot que j’ai adopté lorsque je faisais mes études de Master. Je crois que c’est un terme qui n’est plus vraiment utilisé maintenant, mais en substance, c’est un terme comparable à hypertexte ou hypermédia, mais qui simplement englobe un peu plus de choses. Tout ce qui se trouve sur mon site dans la catégorie « hyperfiction », ce sont principalement de petits projets que j’avais faits durant mon Master. Je ne les considère pas vraiment comme étant de la bande dessinée, mais plutôt comme étant de petites expérimentations en narration interactive. Voici la définition que donne Ted Nelson d’hymermédia :

présentations articulées et opérantes qui répondent aux actions de l’utilisateur, systèmes de mots et d’images (par exemple) préordonnés qui peuvent être explorés librement ou par le biais de requêtes spécifiques (1974, 313).

C’est un peu pompeux, mais c’est lui qui a introduit cette notion, donc on ne peut pas lui en vouloir. Les Webcomics sont… des bandes dessinées sur le web. Il faudrait peut-être se montrer plus pointilleux, mais c’est principalement ce dont il s’agit. Hypercomics… eh bien en substance, c’est la combinaison de webcomics + hypermédia. Même s’il n’est pas nécessaire que ce soit en ligne (on peut proposer des apps ou des jeux hypercomics), et qu’il n’est même pas besoin que ce soit numérique (il existe des hypercomics sous forme de livre, ou des installations hypercomics sophistiquées en galeries). Et comme personne ici ne peut m’en empêcher, permettez-moi d’ailleurs de citer ma propre définition précise des hypercomics :

Un hypercomic peut être défini comme une bande dessinée avec une structure narrative non-linéaire. La non-linéarité est l’acceptation qu’il existe plusieurs autres chemins que celui qui est suivi… … La pluralité des cheminements dans un récit signifie que le lecteur doit effectuer un choix quant au chemin qu’il veut suivre… … Dans un hypercomic, les choix effectués par le lecteur peuvent déterminer la séquence dans laquelle les événements vont se produire, la résolution de ces événements ou le point de vue par lequel ces événements seront perçus (Goodbrey 2013, 291)

Ce n’est qu’un extrait, et je m’étends ensuite sur quelques paragraphes de plus, mais il y a là la base. Anecdote amusante : Ted Nelson a aussi inventé l’hypercomic, il y a très longtemps en 1970. Sacré type !

Tony : Merci pour ces définitions. Vous établissez une frontière nette entre ces termes : hyperfiction d’un côté, et un certain nombre de types de bandes dessinées numériques de l’autre. J’ai une question piège : où placeriez-vous la frontière entre bande dessinée traditionnelle, et bande dessinée numérique ? Et entre la bande dessinée numérique et les autres médias numériques ?

Daniel Merlin Goodbrey : Je vais contrer votre question-piège avec une réponse-piège — je pense que la meilleure façon de penser cette frontière entre bande dessinée traditionnelle et bande dessinée numérique est de décider qu’il n’y en a pas. De mon point de vue, tout cela est de la bande dessinée — c’est la même forme, cela partage un même ensemble de caractéristiques-clé qui détermine leur fonctionnement. Dans le cadre déterminé par cette forme, on peut identifier tel ou tel type de bande dessinée qui accorde plus ou moins d’importance à chacune de ces caractéristiques. Certains de ces types peuvent être « traditionnels » et se présentent sous forme de cases imprimées sur papier, ou comme strips dans un journal. D’autres types peuvent être « numériques » et exister en tant que webcomic ou app pour smartphone ou Virtual Reality Hyper Memes ou que sais-je encore (je viens probablement d’inventer cette dernière catégorie). Mais dans la manière dont tous ces formats fonctionnent, on trouve généralement plus d’éléments qui les rapprochent, que d’éléments qui les sépareraient.
Certes, j’imagine qu’on pourrait dire que les bandes dessinées « traditionnelles » sont généralement sur papier, alors que les bandes dessinées « numériques » ne le sont généralement pas, mais je ne crois pas que ce soit une frontière particulièrement intéressante à considérer. Et tous ces « généralement » vont certainement devenir de plus en plus tordues au fur et à mesure que des choses comme le papier numérique vont quitter les laboratoires de R&D pour entrer dans notre vie.

Quant à la frontière entre la bande dessinée numérique et les autres médias numériques… voyons. S’il existe un ensemble de caractéristiques-clé qui déterminent comment fonctionne la bande dessinée, je pense que considérer un média digital qui ne présente aucune de ces caractéristiques, et l’aborder comme si c’était une bande dessinée, ne sera pas très intéressant. Il incarne la non-bande dessinée. L’anti-bande dessinée. L’Ennemi Ultime de Toute la Bande Dessinée. Et puis ici, on a une bande dessinée numérique, qui présente la plupart des caractéristiques-clé de la bande dessinée et que l’on peut tout-à-fait aborder et discuter comme étant sans conteste de la bande dessinée. Entre ces deux pôles, il y a un certain nombre de cas-limites que l’on pourrait qualifier de « quasi-bande dessinée ». Il y a là des exemples qui incluent la plupart des caractéristiques-clé de la forme, et qui pourraient être abordés et discutés en tant que bande dessinée par toutes les parties concernées. Bien sûr, il y aura des exemples sur lesquels certains seront vraiment prêts à débattre, pour savoir quel statut leur accorder. Ce genre de cas-limite peut être très intéressant et utile à aborder, mais il arrive aussi qu’il entraîne des discussions stériles et répétées. Par le passé, j’étais beaucoup plus dogmatique sur la question de bande dessinée / non-bande dessinée, mais aujourd’hui j’ai plutôt tendance à essayer de garder un esprit ouvert sur le sujet.

Tony : En tant qu’auteur, vous avez beaucoup expérimenté depuis vos débuts, en utilisant toutes les possibilités des navigateurs web, et en adoptant une approche critique. En juin dernier, vous avez participé à la conférence « Poétiques de l’algorithme » à Liège, où vous mettiez en avant les choix auxquels se retrouve confronté un auteur entre les différents outils existant, les formats standards disponibles, et la façon de faire ces choix. C’est une approche qui m’a beaucoup surpris, venant du créateur du Tarquin Engine, un outil très personnel et « sur mesure ». C’est assez paradoxal : vous êtes devenu moins dogmatique sur ce qui fait une bande dessinée numérique, mais en même temps vous limitez vos propres créations à des formats standards. Qu’est-ce qui a amené ce changement ? Et dans quelle mesure Goodbrey-le-chercheur et Goodbrey-l’auteur doivent-ils négocier, si nécessaire ?

Daniel Merlin Goodbrey : Je pense qu’un changement important, qui a débouché sur cette présentation à Liège, a été de travailler avec Leah et Alan Moore sur le projet Electricomics. Dans le cadre de ce projet, nous essayions de développer un ensemble d’outils qu’un auteur de bande dessinée sans formation particulière au numérique pourrait utiliser pour créer des bandes dessinées numériques qui utilisent vraiment certaines des potentialités uniques du numérique. Même si j’avais ma casquette d’auteur à certains moments durant le projet, mon véritable rôle était celui de chercheur et de consultant. Cela m’a forcé à prendre un peu de recul sur la manière dont j’abordais mon propre travail (« il y a une seule bonne manière de faire cette chose, et c’est la manière à laquelle je suis arrivé et que j’utilise, et je dois construire les outils qui permettent de le faire »), et envisager toute la diversité des approches possibles pour quelqu’un qui voudrait faire de la bande dessinée numérique. Cela m’a amené à considérer toute création de bande dessinée comme une série de choix et de résultats, tout autant positifs que négatifs (« si tu choisis de faire une bande dessinée numérique de cette manière, cela te permettra de faire ceci ou cela, mais cela peut aussi te limiter et t’empêcher de faire ceci ou cela. »).

Quant à la négociation entre mes parties artistiques et littéraires (je suis convaincu que « parties » est le terme technique usuel), généralement je constate qu’elles sont assez proches et enclines à collaborer ensemble. Je dis « généralement », parce que ce long (et lent) échange par voie numérique que nous conduisons ensemble se déroule au même moment où je suis en train de vraiment conclure ma thèse sur la bande dessinée numérique. Ce qui fait que ma réponse à votre première question date de juillet, alors que j’étais en train de regrouper toute la matière disponible, et que je travaillais à transformer mes articles publiés en chapitres cohérents. Maintenant, je suis en train de répondre à cette question en décembre après avoir rédigé ma conclusion, ce qui fait que ma thèse est quasiment terminée. Comme il m’a fallu cravacher pour réussir à tout mettre en forme, cela fait environ six mois que j’ai dû faire une croix sur la création de bande dessinée. C’est la période la plus longue sans activité créative en marge de mon autre travail depuis… depuis toujours, je pense.
Ce qui fait qu’actuellement, je suis absolument un chercheur, mais j’ai vraiment très hâte de revenir à n’être qu’un auteur pendant un moment. Peut-être que je vieillis (c’est indéniable, je vieillis), mais ce que l’on apprend en réalité en six ans de doctorat, c’est que tout est incroyablement complexe, qu’en fait personne ne sait rien, et qu’il n’y a jamais une seule bonne réponse ou une seule bonne manière d’aborder les choses. Et aussi que de ne plus faire de bande dessinée pendant six mois, ça pue. Donc vous voyez, à partir de janvier, je vais simplement me mettre à faire de la bande dessinée, juste pour le plaisir de faire de la bande dessinée. Non pas que je veuille mettre de côté la recherche durablement, mais parce que je pense que j’ai vraiment besoin d’un peu de temps pour retrouver un équilibre, et retrouver mes marques avant de me sentir prêt à attaquer un nouveau domaine.

Tony : Je ne sais pas si c’est trop tôt pour poser la question, mais pensez-vous que le fait d’avoir eu à envisager toutes les manières possibles d’aborder la création de bande dessinée numérique a changé la manière dont vous l’abordez vous-même ?
J’aimerais aussi revenir un peu sur la question de ce qu’implique le choix d’un outil donné pour la création – notamment quand vous dites « il y a une seule bonne manière de faire cette chose, et c’est la manière à laquelle je suis arrivé et que j’utilise, et je dois construire les outils qui permettent de le faire ». Pourriez-vous nous éclairer sur votre processus créatif pour certaines de vos œuvres ?

Daniel Merlin Goodbrey : Ah, cela fait beaucoup de questions. Voyons voir. Je pense que cela pourrait changer ma manière d’aborder la création de bande dessinée numérique, oui. Bien qu’il soit probablement encore trop tôt pour savoir – il faut que je prenne le temps de replonger dans quelques-uns de mes projets personnels avant de vraiment savoir si mes méthodes de travail ont changé.

Quant à ma manière de travailler par le passé, je pense qu’elle a beaucoup changé d’un projet sur l’autre. S’il me fallait identifier des éléments communs, je dirais que la plupart de mes bandes dessinées prennent leur source dans l’une de ces trois approches :
1/ Un défi formel particulier, ou une lubie que j’ai envie de résoudre, ou dont je pense que je sais déjà qu’elle me permettra de faire quelque chose de nouveau ou d’intéressant avec le médium.
2/ Essayer une approche de création graphique qui me permette de faire des images qui ne sont pas trop moches, et qui pourraient possiblement devenir le support d’une narration séquentielle.
3/ Un titre ou un réplique particulière qui exige que l’on construise un récit autour.
Souvent, c’est un mélange des trois.

Ensuite, la bande dessinée grandit comme du corail, et vient à englober les idées qui passent, des lignes de dialogue et des dessins jusqu’à ce qu’elle soit terminée. Quelque part en chemin, je vais essayer de réfléchir aux thèmes soutenant l’histoire — suffisamment pour que j’aie le sentiment que la bande dessinée puisse avoir quelque chose à dire qui valent la peine et le temps que je vais consacrer à travailler dessus. Et j’essaie de faire en sorte d’avoir en tête un point final qui semble être une bonne conclusion, parce que je n’aime pas passer du temps sur quelque chose qu’il m’est impossible de terminer. Mais au-delà de ça, si possible j’essaie de repousser au maximum dans le processus créatif, la recherche de solution aux problèmes narratifs. Si je fais complètement le tour d’une bande dessinée avant d’avoir terminé sa réalisation, je sais qu’il y a un risque pour moi de finir par m’ennuyer et de ne pas arriver à finaliser les petits détails, du genre le dessin, les pages, le lettrage ou encore… en fait, la bande dessinée.

Tony : En tant que consultant pour Electricomics, comment avez-vous décidé quel genre de bande dessinée numérique l’utilisateur de l’app pourrait avoir envie de créer ? Avez-vous interrogé des auteurs pour cela ? La bande dessinée numérique a à peine 25 ans, tout reste encore possible. N’est-il pas un peu limitant de proposer aux auteurs un outil lui-même limité ? Par expérience, je sais que certains auteurs ont un peu peur de l’outil informatique. D’ailleurs, la plupart des « innovations » dans le domaine de la bande dessinée numérique viennent de personnes issues d’autres horizons (animation, jeu vidéo, web, audiovisuel) et dépassent souvent ce que l’on considère comme relevant de la bande dessinée numérique. Pensez-vous que les auteurs de bande dessinée soient vraiment les mieux placés pour faire de la bande dessinée numérique ? (cette question me concerne au premier plan, par rapport à la question très concrète d’enseigner à coder à des étudiants en art…)

Daniel Merlin Goodbrey : En effet, nous avons travaillé avec pas mal d’auteurs de bande dessinée, et nous avons pris en compte autant que possible leurs retours. Nous avons commencé avec un premier groupe d’auteurs et de dessinateurs de bande dessinée traditionnelle imprimée, afin d’avoir leur vision de ce qu’ils aimeraient faire en bande dessinée numérique. Puis, alors que le projet avançait, nous avons rajouté un groupe d’auteurs alternatifs papier et de bande dessinée numérique pour tester les outils que nous étions en train de développer, et nous donner des suggestions de modifications et d’améliorations. Plus tard dans le projet, nous avons aussi utilisé les outils avec des groupes d’étudiants en art à mon université, qui à leur tour nous ont fait des retours sur ce qui marchait et ce qui ne marchait pas.
Je pense que chacun des groupes avec lesquels nous avons travaillé a apporté quelque chose de différent au projet. Les auteurs de bande dessinée professionnels étaient peut-être ceux qui avaient le plus d’expérience avec le medium, mais ceux qui étaient le moins à l’aise avec le numérique. Les étudiants étaient les plus à l’aise sur ordinateur, mais moins sûrs d’eux-mêmes dans la création d’une bande dessinée. Notre but était de proposer un ensemble d’outil que ces deux groupes pourraient utiliser, ainsi que pour toutes les nuances existant entre les deux. Je crois qu’au final, on s’en est plutôt bien sorti avec ce que l’on a produit. Et cela aurait pu être encore mieux, mais nous avons beaucoup souffert des contraintes de temps et d’argent sur la fin du développement.

Tony : Au final, combien y-a-t’il de formats différents disponibles ? J’ai vu principalement des formats du type « turbomédia », mais je me base pour cela sur les vidéos sur YouTube, n’ayant pas d’iPad pour tester l’application. Par contre, j’ai pu remarquer une utilisation particulière de ce turbomédia, avec l’affichage simultané d’un grand nombre de cases (ce que j’appelle une « planche évolutive », comme ceci que vous aviez vu à Liège l’année passée). Y-a-t’il une raison particulière ? Et pourriez-vous revenir sur la genèse du projet Electricomics, et ce qui vous a décidé d’y participer ?

Daniel Merlin Goodbrey : Electricomics était un projet financé par NESTA [fondation d’intérêt public destinée à soutenir l’innovation, établie en 1998] qui visait à développer un ensemble d’outils open-source pour la création de bande dessinée numérique. C’était piloté par Leah et Alan Moore, et avait débuté comme une extension transmédia de la série de film Show Pieces d’Alan. Je suis arrivé sur le projet en étant l’un des chercheurs universitaires associés. J’ai aidé l’équipe à constituer le pitch de financement initial, et j’ai ensuite pris le rôle de consultant général sur toutes les choses liées à la bande dessinée numérique, tout en profitant de l’occasion pour enrichir ma recherche sur le sujet.
Les outils de base que nous avons développés permettaient la création aisée d’ajout de case dans le style « turbomédia », et avec un rien de bidouillage, la création dans le style de « toile infinie ». Mais le format avait aussi été pensé pour être facilement étendu avec HTML5, ce qui fait que dans le cadre du projet nous avons aussi créé quelques hypercomics qui proposaient plusieurs chemins dans la narration, et même une bande dessinée qui utilisait la fonctionnalité de « basculement » de l’iPad comme élément de sa navigation. L’ensemble a été construit sur une base de code open-source, ce qui fait que n’importe qui a la possibilité de le personnaliser et de partager ces contributions avec le reste des utilisateurs/créateurs.

Tony : Pour terminer sur Electricomics, quel est son modèle économique, et quels sont les futurs développements prévus ?

Daniel Merlin Goodbrey : Excellentes questions ! Mais malheureusement, elles ne sont pas de celles auxquelles je pourrais apporter une réponse — le projet est un peu en pause, le temps de trouver comment répondre précisément à ces questions. La difficulté principale est de trouver le moyen d’assurer un financement qui nous permettrait de pousser le projet encore plus loin, sans pour autant devoir abandonner la philosophie d’accès gratuit et de la bande-dessinée-éthique-pour-tous qui était au cœur de la chose. C’est Leah Moore qui dirige l’offensive sur ce sujet, et je suis convaincu qu’il y aura des nouvelles sur ce front au fil des progrès qui seront faits.

Tony : Une autre caractéristique de la bande dessinée numérique, réside dans ses liens qu’elle peut établir avec d’autres médias. Vous définissez plus haut une frontière nette entre la bande dessinée numérique et la « non-bande dessinée ». Pourtant, certaines de vos créations puisent leur inspiration dans d’autres médias. Je pense en particulier à The Empty Kingdom, qui est essentiellement un point ‘n click (posant la question de savoir s’il s’agit d’un point ‘n click en bande dessinée, ou d’une bande dessinée point ‘n click). D’ailleurs, comme c’est aussi le cas pour A duck has an adventure, elle est publiée sur une plateforme de jeux vidéo [Kongregate]. Dans quelle mesure vous inspirez-vous des jeux vidéos, d’autres médias ou d’autres formes numériques comme la littérature numérique ?

Daniel Merlin Goodbrey : Je pense que la frontière entre la bande dessinée et la non-bande dessinée est en fait très large et imprécise. Il y a la bande dessinée totalement identifiée, qui présente beaucoup des caractéristiques de la forme « bande dessinée », et puis il y a la probable non-bande dessinée, qui présente peu ou pas de ces caractéristiques. Mais la zone-frontière inclut beaucoup d’exemples qui présentent quelques caractéristiques de la forme « bande dessinée », qui pourraient (ou pas) être considérées comme relevant de la bande dessinée. Je voudrais souligner qu’une frontière floue n’est pas une mauvaise chose — c’est un espace nécessaire qui permet à notre acceptation de ce que pourrait être une bande dessinée de grandir et d’évoluer dans le temps, alors que la forme elle-même évolue et se transforme.
Si je devais catégoriser les deux bandes dessinées que vous avez citées, A Duck Has An Adventure et The Empty Kingdom, je les appellerais des « bandes dessinées-jeux vidéo ». Une « bande dessinée-jeu » est le terme auquel je suis arrivé pour décrire un format hybride qui présente un certain nombre des caractéristiques-clé tant de la forme « bande dessinée » que de la forme « jeu ». Pour moi, le genre le plus intéressant de « bande dessinée-jeu vidéo » est celui qui utilisé précisément certaines caractéristiques-clé de la forme « bande dessinée » dans leurs mécaniques de gameplay. On peut dire que dans la création de ces bandes dessinées, j’ai été fortement influence par les jeux vidéo indépendants et les casual games, et que j’espérais toucher autant les joueurs que les lecteurs de bande dessinée. En fait, l’un de mes objectifs assumés pour ces projets était de produire quelque chose qu’un public de gamers percevrait comme relevant du jeu, et qu’un lectorat de bande dessinée identifierait comme une bande dessinée. Je crois que j’ai plutôt réussi, peut-être même plus encore avec la communauté de joueurs de jeux indés, qui sont… comment dire ? … un peu plus ouverts que le lectorat de bande dessinée. Les jeux indés regroupent un très large panorama de styles de jeux différents, et donc je pense que leur public est habitué à s’attendre à la nouveauté et à l’imprévu. Pour les lecteurs de bande dessinée… c’est un peu moins le cas.
En ce qui me concerne, toutes les « bandes dessinées-jeux vidéo » que j’ai faite sont à la fois absolument des bandes dessinées, mais aussi absolument des jeux vidéo. Il y a quelques éléments qui vont, je pense, les pousser plus en direction du jeu ou de la bande dessinée, surtout sur la manière avec laquelle le joueur interagit et joue avec eux. Je ne vais pas entrer dans le détail ici (c’est un gros morceau de ma thèse), mais au final je pense qu’il est légitime de décrire Duck comme étant plus bande dessinée, et Kingdom comme étant plus jeu. Mais comme pour toutes les choses, il est possible que d’autres le perçoivent différemment.

Tony : Vous enseignez à la University of Hertfordshire. Quelle place accordez-vous dans votre enseignement à la bande dessinée numérique ? Comment encouragez-vous vos étudiants à aborder cet objet ?

Daniel Merlin Goodbrey : Pour les étudiants qui avaient une formation en design de média interactif, j’ai utilisé les projets d’hypercomics comme un moyen de développer leur compréhension des narrations interactives, et d’améliorer leur savoir-faire en programmation et en design visuel. Ces étudiants n’ont généralement pas suivi de cours sur la bande dessinée, ce qui fait que ça les ouvre à un nouveau domaine d’études et leurs hypercomics explorent souvent des directions très variées et intéressantes. Au fil des ans, certains ont persévéré et en sont venus à créer des hypercomics plus complexes pour leur projet de fin d’études, c’était très sympa de voir ça.

Actuellement, la plupart de mon temps d’enseignement est consacré au programme « Animation et jeux numériques », dont j’ai accepté d’assurer la co-direction il y a un an. Ces étudiants sont généralement très bien formés aux disciplines artistiques traditionnelles et connaissent au moins un peu la bande dessinée, et certains d’entre eux envisagent même de travailler dans l’industrie. Nous avons un projet de bande dessinée traditionnelle pour tous les élèves de première année (ils sont environ 110 par promotion) en guise d’introduction aux bases de design (personnage et environnement) et de narration visuelle qu’ils pourront par la suite appliquer à leurs projets d’animation ou de jeux. La bande dessinée est une forme idéale pour cela, parce qu’il est assez facile pour les étudiants d’en créer, mais en même temps elle nécessite d’eux qu’ils réfléchissent à tous les aspects du processus de design, depuis les personnages, la couleur et la lumière, jusqu’à la structure narrative et la narration visuelle.
Pour les étudiants du programme plus centré sur l’animation 2D, je leur propose quelques projets qui incorporent directement de la bande dessinée numérique. Il y en a un en première année qui leur donne la possibilité de faire leur propre série de webcomic, dans un module consacré au marketing et à l’édition en ligne, et sur les stratégies de constitutions d’un public sur le web. En seconde année, j’ai un projet d’hypercomic dans lequel les étudiants doivent créer une application d’hypercomic pour tablette ou smartphone. Il s’agit dans ce cas de confronter les animateurs 2D au travail dans un contexte interactif, tant dans le fait de créer des narrations interactives que dans l’apprentissage des logiciels et techniques de programmations associées. En troisième année, quelques étudiants choisissent aussi de faire de la bande dessinée le thème central de leur projet de fin d’études (jusqu’ici, nous avons eu des romans graphiques traditionnels, des webcomics et des « motion comics »).

En plus de tout cela, je supervise aussi quelques étudiants-chercheurs en deuxième cycle, qui travaillent dans des domaines proches de la bande dessinée et de la bande dessinée numérique. C’est quelque chose que j’aimerais plus faire, d’ailleurs, donc c’est un peu pour moi l’occasion de lancer une invitation : si vous lisez ceci et que vous pensez à faire un Master ou un Doctorat en bande dessinée numérique, venez à Hertfordshire !

Tony : Pendant que nous y sommes, y-a-t’il autre chose que vous voudriez ajouter ?

Daniel Merlin Goodbrey : Oh ! Il me faudrait signaler que quelque part durant les mois qui se sont écoulés entre ma réponse aux questions concernant Electricomics et cette discussion sur les « bandes dessinées-jeux », j’ai obtenu mon doctorat ! Ce qui fait que je suis désormais officiellement « Docteur Daniel », avec un Doctorat en Design sur « L’impact de la médiation numérique et de l’hybridation sur la forme « bande dessinée » ». Je le signale, non seulement pour me vanter (bon, surtout pour me vanter), mais aussi parce que cela signifie que le texte complet de ma thèse est désormais en ligne ici, pour ceux qui voudrait la lire. Elle couvre beaucoup des sujets que nous avons pu évoquer dans cet entretien, en détail cependant (mais malheureusement dans un langage plus aride et avec beaucoup moins d’humour).

[Propos tranquillement recueillis par email entre juillet 2016 et octobre 2017]

Entretien par en décembre 2017