Delmas x Jurictus

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L’art poursuit toujours son émancipation, et le livre dessiné poursuit sa métamorphose en se libérant de ses contraintes : contraintes de formes, de formats, de codes, de narration, de récit, contraintes commerciales, contraintes d’impression, contraintes d’expression, de dessin, de représentations. Vu de l’underground, la bande dessinée des éditeurs majeurs est embourbée dans son académisme de narrations et de styles qui se recopient les uns les autres. Ce qui est marginal aujourd'hui sera un jour majoritaire. Une utopie ? Ou un mouvement déjà bien installé qui modifie en profondeur la façon dont les artistes peuvent s’investir dans le livre.

Julien Raboteau dit Jurictus est diplômé des l’Ecole des Beaux-Arts du Mans en 2006. Depuis une dizaine d’années, il habite Marseille et publie des livres qui révèlent des visions cauchemardesques, des références occultes ou mythologiques.

Bibliographie : Phi Hung Xang Thor, Le Dernier Cri (2008) ; Heavy-Metal Cappela, Le Dernier Cri (2010) ; Rictusdome (avec Sam Rictus), Le Dernier Cri (2011) ; Frenchy Steel, United Dead Artists (2013) ; How to make demons, Erect magazine (2014) ; Tetsunorictus (avec Sam Rictus et Tetsunori Tawaraya), Le Dernier Cri (2015) ; Hairsteel, Flaneur Fanzine (2016) ; Trve Normand, Le Dernier Cri (2017)

Gabriel Delmas : Quel est ton parcours artistique ?

Jurictus : Je suis diplômé des Beaux-Arts du Mans promo 2006. A cette époque mes dessins sont publiés dans Hôpital Brut au Dernier Cri. Par la suite, Le Dernier Cri publie mon premier livre, en 2008, en sérigraphie. C’est un grand livre, une bande dessinée très art brut dans un paysage forestier où des enfants essayent de s’en sortir, un road movie en bicross dans un monde cauchemardesque au titre assez bizarre : PHI HUNG XANG THOR, nom de guerrier ou de héros à la fois asiatique et scandinave. Les mythes asiatiques et scandinaves sont mes principales inspirations.

Gabriel Delmas : Comment as-tu eu l’idée de ce livre ?

Jurictus : J’ai exorcisé un truc, c’est par rapport à un traumatisme quand j’étais enfant… par la suite, adolescent, j’ai fait beaucoup de rêves et de cauchemars, je n’en dirai pas plus.

Gabriel Delmas : C’est un livre très personnel, tu l’as d’ailleurs signé avec ton vrai nom aussi, et peut-être ton seul livre de type « bande dessinée » avec cases et bulles…

Jurictus : Oui… Après cette expérience, je suis parti voyager dans la région du Bengale jusqu’à la frontière du Jarkhand, à pied de l’est à l’ouest avec un ami. C’était en 2009. L’art populaire m’a fortement plu. Là-bas, j’ai découvert la danse Chhau et leurs masques extraordinaires. Je me suis passionné pour la mythologie, les religions, le Mahabharata, le récit du Bhagavad Gita ainsi que les histoires des croyances vikings, l’Edda de Snorri Sturluson, ainsi que d’autres cultes.

Gabriel Delmas : On retrouve toujours ce mélange de cultures anciennes et ces références visuelles dans ton travail…

Jurictus : Oui, avec la culture métal : en 2010, j’ai publié Heavy-Metal Cappella au Dernier Cri. Sur la couverture figure une interprétation de ces fameux masques indiens, c’est un livre en format vinyle où chaque page est une pochette d’album fictive aux références black metal et death metal. Grâce à cette publication, j’ai ensuite illustré des pochettes de disque pour le label Witch Bukkake ; Mika le bassiste de Satan s’en occupe. Puis c’est par Riton la Mort, le chanteur du groupe, que j’ai pu illustrer un split de leur groupe de black / grind… Après ça, j’ai fait des covers de Sete Star Sept, un groupe de grind de Tokyo, puis un artiste de techno allemand, Scheich in China, m’a contacté pour faire ses pochettes de disques. Je l’ai rencontré il y a quatre ans à Hambourg quand je chantais pour Vallonia, le projet de ciné concert de l’artiste Alice Assouline ; je devais faire des chants style noise japonaise à la Boredoms et à la black metal genre Attila Csihar de Mayhem. On jouait dans son club le Kraniche Bei Elbrucken et l’année dernière (en juin 2016), j’y ai fait une expo.

Gabriel Delmas : C’est important pour toi ce lien avec la musique… puis avec d’autres artistes du Dernier Cri

Jurictus : Je me nourris de ces expériences. En 2014, Pascale Saumade de la Pop Galerie m’a invité pour exposer au Miam à Sète, l’exposition « fan club » qui traitait du sujet des mélomanes, des fans, du rock. J’ai exposé là-bas mes dessins format vinyle, j’ai réexposé la même année pour Heta Uma, toute la scène underground japonaise en lien avec Pakito Bolino et Le Dernier Cri. Cette année-là, d’ailleurs, en été, j’avais une expo à Tokyo à la galerie Uplink où le soir du vernissage j’ai réalisé un live painting avec les sœurs Hamadaraka et Kosuké Kawamura ; pour l’occasion est sorti une boîte qui comportait un t-shirt et un ‘zine, recueil de mon travail du titre de l’expo « how to make demons » publié par Erect qui m’ont fait une interview ainsi que dans Ax, le nouveau Garo. Ichiba Daisuke l’année d’après a publié mes dessins sous forme de collages avec d’autres artistes japonais et Stu Mead. Je me suis lié d’amitié avec l’artiste Tetsunori Tarawaya. Du coup, avec Sam Rictus au Dernier Cri, on a imprimé Tetsunorictus, grand livre en sérigraphies très colorées remplies d’aliens et de démons lovecraftiens. On avait fait un peu la même chose avec Sam Rictus en 2011, toujours un livre au Dernier Cri sous la forme d’une fresque dépliable.

Gabriel Delmas : Tu as aussi travaillé avec d’autres éditeurs.

Jurictus : J’ai édité aussi chez Stéphane Blanquet, aux United Dead Artists, dans son journal et puis un livre solo, Frenchy Steel : c’est un livre qui reprend pour chaque page un groupe de grenouilles habillées en métalleux, ça c’était en 2013. En 2016, un éditeur underground d’Istanbul, Flaneur Fanzine a publié Hairsteel, jeu de mot entre le style d’une coiffure et l’acier, le métal.

Gabriel Delmas : D’où vient ton pseudonyme « Jurictus » ? Est ce en référence à Jehan Rictus, le poète anarchiste symboliste ?

Jurictus : Mon pseudonyme vient du préfixe de mon prénom julien JU et de Rictus. C’est surtout la définition même du mot, l’idée de la déformation, de la grimace, du sourire du diable qui m’a plu. C’est par mon pseudo que j’ai découvert Jehan Rictus, puisque bien sûr on m’a fait la remarque.
Donc sinon, je ne suis pas anarchiste mais je peux garder en commun avec lui ce côté symboliste ou bien sa mélancolie.

Gabriel Delmas : … et il y a ton « frère » graphique Sam Rictus. Vous avez décidé ensemble de prendre ces pseudos ? Comment ça s’est passé ?

Jurictus : Je considère Sam comme un frère, frère de sang, frère d’arme, collègue de guerre, car je suis quelqu’un de loyal. C’est un de mes meilleurs amis, on est né dans la même ville : Alençon. On a commencé à dessiner ensemble aux Beaux-Arts, donc ça fait super longtemps. Je ne sais plus en fait. Moi j’ai utilisé ce pseudo la première fois pour un projet ultra débile, une chorale heavy-metal faite de cris que j’avais appelé « Rictus ». J’avais fait une affiche et un CDR, je faisais des performances concert avec des peintures étendards et Sam, il y a bien 14 ans, l’a utilisé pour faire une affiche au Dernier Cri, pour son stage, et apprendre à imprimer. Mais on délirait beaucoup, je crois que oui j’avais dit à Sam que quand on serait vieux, on serait recouvert de rictus et non de rides, et que ça symboliserait toute la folie qu’il y a dans les traits de nos dessins. On voulait créer des formes folles, on était jeunes donc avec une putain d’envie de créer, voilà. Sinon je me serais appelé Julien Raboteau, car c’est mon nom, voilà. J’ai un profond sens de fierté et respect envers ma famille, d’où je viens, donc quand on m’appelait Julien Rictus ça me foutait une putain de haine car je ne voulais pas m’appeler du nom d’un inconnu, le nom de quelqu’un d’autre. Donc j’ai bataillé pour Jurictus, ça a fini par me plaire parce que ça plaisait… et maintenant je dessine ce pseudo en typo « Judas Priest » qui ressemble à des frites pourries. Il y a une différence entre Sam et moi, moi c’est Jurictus tout attaché et lui c’est « Sam Rictus », c’est détaché.

Gabriel Delmas : C’est aussi une référence aux « Corpse Paint » du black metal ? À L’homme qui rit de Victor Hugo ? Justement, ça dit beaucoup sur ton dessin, les grimaces, le côté piquant, metal…

Jurictus : Dans mon dessin, je ne veux pas rendre les choses accessibles, je veux qu’on entre dans les entrailles du dessin, qu’on entre dans un monde invisible qui n’est pas accessible au premier coup d’œil, il faut faire un effort, au niveau du regard, exciter l’œil. C’est ce que tous les amateurs, passionnés de dessin veulent. Décortiquer les choses, ça les amuse mais aussi ça permet d’enrichir son esprit, de s’interroger. Quand je dessine je peux être dans un état de transe, mais il ne faut pas être égoïste, faut la partager cette transe. Faut faire fonctionner sa glande pinéale, son troisième œil, la clé d’un monde lovecraftien. Je cherche quelque chose de monstrueux et d’élégant à la fois, je suis quelqu’un de tourmenté et mes tourments, je les ai utilisés comme une force, comme une science, une philosophie, j’ai pris ça comme une mission divine ou pas, mais quelque chose de ce genre, oui un templier, un chevalier teutonique du dessin. Et ça te fout ta vie en l’air comme le black metal, tu blasphèmes les codes du dessin, on te prend pour un artiste d’art brut alors que je suis totalement conscient de ce que je fais. Quand les gens disent « mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? », il y a la réponse dedans. Je suis très fan de Nick Blinko, artiste punk, et dans son projet Rudimentari Peni, il a compris l’essence du noir et blanc, l’innocence de l’enfance et la brutalité du monde adulte. La réalité c’est bien plus piquant et violent que ce que je dessine. Le noir comme une nuit profonde où on est perdu et le blanc qui brille et vacille parfois — mais son dessin est gris comme le mien, un tas de cendre, quelque chose qui se consume constamment. Le dessin c’est du metal extrême, il y a pas de limites dans la figuration, la façon de dessiner. Il devrait y avoir des pochettes de metal comme celle de Nick Blinko.

Gabriel Delmas : Tu y ajoutes aussi une dimension grotesque comme avec le titre de ton dernier livre True Normand ou les visages de grenouilles dans Frenchy steel , on pourrait dire un certain humour noir…

Jurictus : « Trve Normand » comme « trve black metal » avec un V donc pas un U, et normand parce que c’est mes racines, pour le calva, mon LSD à moi, et la passion pour les bon repas féodaux. Bien que la ripaille pour les miséreux comme moi, ce n’est pas tous les jours, car le grand sacrifice dans cette chienlit, c’est de trimer. Mais c’est normal de galérer, faut pas chialer, c’est un choix de vie, un style de vie. Donc des fois un digeo et une petite blanquette de veau, faut se faire plaisir, apprécier la vie. OUI il y a du grotesque là-dedans, du fun, c’est spontané mais fier comme un étendard. C’est mon côté souverainiste, les racines, l’attachement, l’enracinement, le sol. C’est ça aussi le romantisme dans le black metal et je suis un romantique, j’ai pas peur de le dire. Mes souvenirs d’enfance, la brume, la pierre, le granit, l’herbe verte, la brume, la rosée, ça fait partie de moi bien que je rôtis sous le soleil de plomb de Marseille. Je m’en plains pas, j’ai une vie pour l’instant ici, j’ai mes amis, un noyau dur. Mais oui dans ce délire viking metal, il y a une sensibilité de viking à la Moondog aussi. Et dans les dessins, bien sûr, il y a des références populaires, t’as bien remarqué que je dessinais des gros mec musculeux ça viens de « He-man » (Musclor, quoi), Hokuto no Ken, Conan, c’est-à-dire une enfance. même des gars de la scène Hard Rock Metal comme John Mikl Thor ou Cronos de Venom — il y a eu un numéro de Kerrang, un roman photo dans lequel ils se mettent en scène avec des haches, genre faut sauver la princesse. Et puis j’ai toujours aimé les trucs délirants et mignons à la fois, tout ce qui est yôkai japonais, anim’ japonaise, et oui un peu de kawai dans ce putain de cauchemar chaotique que je propose, c’est super délirant, ça fait du bien… Donc non pas humour noir. Mais les grenouilles, oui je les ai bien mises en scène sur des motos bizarres avec toute une mythologie indo-européenne, à la fois l’Edda et le Mahabharata. « Frenchy Steel, » encore une référence à Judas Priest, l’album British Steel. C’est un peu les « tortues ninja » français quoi, vu que c’est des grenouilles : froggy, froggies au pluriel, c’est comme ça que les anglais appellent les français, parce que on mange des cuisses de grenouilles à ce qu’il parait ! ! ! ! je trouve qu’il y a pas assez de bidoche là-dedans ! ! !

Gabriel Delmas : Tu cites Motu, Hokuto no ken, quel est ton rapport à la bande dessinée ? Est-ce que tu en lis encore aujourd’hui ? Pourquoi te sers-tu de l’objet livre pour montrer ton travail ?

Jurictus : J’en lis très peu en ce moment, je devrais m’y remettre, Je lis l’histoire mais parfois je suis attiré que par le dessin : par exemple j’ai quelques éditions de Shigeru Mizuki en japonais, je ne peux pas les lire, je m’attache aux détails, à son pointillisme, ce coté gravure, chaque case est un tableau, une œuvre, c’est magique. Et puis il y a des auteurs qui ont dynamité la bande dessinée comme Gary Panter ou Pascal Doury, donc qui sont plus que des dessinateurs de bande dessinée, ils transcendent la figuration sous différentes formes. J’aime beaucoup Druillet, ça m’inspire pour faire autre chose que de la bande dessinée, Je dessine de grands formats aussi, je viens d’en terminer un de 1,50m sur 1,50m. L’objet livre ça vient du fait que mes livres sortent surtout au Dernier Cri : Pakito m’a édité de grands beaux livres, qui sont pour moi des estampes, c’est de l’impression certes, mais ça n’a rien à voir avec l’original. Tu crées une œuvre, c’est un acte artistique, la sérigraphie c’est de la peinture sur une feuille, donc tu as du graphisme mais ça peut devenir pictural si tu utilises de la couleur, ça fait marcher ton sens olfactif.
Le livre ça permet de rependre ton poison, ton virus, ça permet aux gens d’avoir un coup de cœur si ils achètent ton livre, tu les as possédés. C’est bien, c’est ça qui crée un mouvement, des passionnés, ça se trouve partout, dans ta bibliothèque, un centre d’art, une galerie, une librairie spécialisée, dans un atelier, un festival de micro-éditions. Un livre, c’est comme un musée qui peut voyager et à la fois ça a une âme, de la valeur, ça fait partie de l’histoire de ce qu’on a voulu ressentir en tant qu’humain. Brûler les livres c’est détruire l’histoire de l’humanité, destruction de notre civilisation. Chaque être humain est bercé par des choses qui l’entourent, là où il est né, là où il est parti vivre, là où il a voyagé, des choses qui l’intéressent et qu’il a découvert. Mais je ne pense pas faire que des livres ; c’est une façon de montrer ce que je fais. Je fais des expositions aussi, et récemment j’ai participé à la résidence de l’association « Pick Up » à Nantes où j’ai peint, j’ai réalisé de grandes fresques sur les murs de la prison de Nantes, et en 2018, je vais faire une résidence artistique en Ariège où je développerai surtout une idée de support et de format.

Gabriel Delmas : Quand tu dis qu’on « te prend pour un artiste d’art brut, alors que tu es totalement conscient de ce que tu fais »… si tu as fait les Beaux-Arts, tu ne peux pas vraiment faire de l’art brut de toutes façons, ou alors c’est une pose calculée. Je reviens à ce fantasme d’art brut qui touche presque tous les artistes. Toujours cette idée moderne, moderniste, de la pureté, du langage direct, sans science, qui serait plus vrai, plus honnête… Comme si l’artiste (un autre mot avec lequel les artistes modernes ne sont pas à l’aise, il renvoie au passé, au grand art) devait être pur, inconscient, une sorte de prophète instinctif, le fou du village global… Le Van Gogh maudit mais pur, loin de l’argent et des galeries… J’aimerais aborder avec toi cette névrose qui touche pas mal d’artistes. Tu me sembles un peu à contre-courant de la majorité du milieu dans ce que tu dis, tu parles de « racines » de « souverainisme » par exemple, et artistiquement tu sembles plutôt punk, ou black metal (le black metal ayant pour origine le punk hard core ou le crust), et tes dessins sont dans un espace avec perspective signifiante. On pense à Nick Blinko effectivement, mais aussi aux dessins précolombiens, ou européens mais avant la Renaissance. Avant les principes académiques. Que penses-tu des illustrateurs typés « Black Metal » comme Gozien Crayon ou Riddick ? Et est-ce que la musique a une influence particulière sur ton travail ou c’est une concordance d’univers seulement ? Pour le dire autrement, est-ce que ton dessin est vraiment black metal ? Quel type de black metal ? Tu parles de « blasphème des codes du dessin », de quels codes exactement (parce qu’il y a plusieurs codes) ?

Jurictus : Je n’essaie pas d’être un artiste d’art brut ou je l’ai pas cherché et si on me désigne ainsi, je suis ce que je suis. Oui c’est un terme qui désigne l’art de patients en psychiatrie ou ceux qui sont autodidactes ou qui n’ont pas eu d’enseignement artistique, qui n’ont pas de connaissance artistique mais dont le travail artistique est totalement étonnant. Les artistes d’art brut ont des vies formidables comme Augustin Lesage qui peignait des palais mésopotamiens mystiques, car il était guidé par des voix venant de divinités. Artiste spirite, une force supérieure le guidait, lui disait ce qu’il devait peindre… C’était, comment dire, une mission.
Je ne me vois pas ainsi, mais je suis animé par une énergie que je ne peux pas nier, c’est-à-dire que la création est vitale et qu’elle m’habite. Ce serait signer mon arrêt de mort que de l’éviter, c’est comme si on ne donnait pas d’eau à une plante. Cette énergie donne un sens à ma vie et au monde qui m’entoure, car je produis quelque chose qui est une réponse à toutes les choses, les curiosités qui ont traversés ma vie d’enfant et d’adulte. Je pense que l’art est une réponse à l’existence, il dépasse tout et c’est à la fois un mystère. Je laisse aller ma singularité que j’ai travaillée au fil des ans, d’arrache-pied… De toute façon pour invoquer des choses, il faut travailler et avec un travail fourni et régulier… Cela nous dépasse et le dessin se fait tout seul, ça devient automatique, ça devient naturel, par une spontanéité qu’il faut manier, dompter pendant des années, la magie s’opère et tu offres au monde une part de toi comme tout autre créateur.
Mais avec ça j’ai absorbé beaucoup de choses comme l’art médiéval comme tu dis. Mais je suis fasciné par des démons et des merveilles, et la peinture de Grunewald et Bosch sont des bons exemples. Il y a des artistes dit outsider qui ont fait partie du mouvement surréaliste comme Friedrich Schröder Sonnenstern. Quand je vois ses dessins c’est très mystérieux, je vois de l’art médiéval turc, de l’art populaire indien, le Bengale, c’est un sentiment –ça parle de quoi, de psychanalyse, d’occultisme ? ça fascinait les surréalistes. Et dans l’art moderne, ils n’ont pas trahi l’art, ils continuaient à dépasser les limites de ce qu’on pouvait faire en matière de dessin ou de peinture, genre peut-on dessiner la musique ?
Riddick, Gozien, oui c’est bien, sans plus, Quoique je ressens plus de choses avec le dessin de Chris Moyen, on a l’impression que ses monstres sont fait de marbre. Je trouve qu’il sait bien manier le blanc, c’est un génie pour te faire apparaître un spectre, il a un trait très élégant. Mais le meilleur dessinateur dans le metal c’est Andhoenk. Bon, Michel Away de Voivod, j’adore, mais Andhoenk du groupe Sacrifice Indo de Surabaya en Indonésie il est génial, il invoque les esprits de ses ancêtres, fait apparaître héros, dieux et démons javanais. Je l’adore, c’est de toute beauté.
Le black metal — oui, j’aime le black metal : j’écoute des groupes comme bien sûr Mayhem, Burzum, Darkthrone, mais aussi Profanatica, Bestial, Summoning, Havoehj, Beherit, Arckanum, Vlad Tepes, Belketre, Mutiilation, Striborg, des trucs plus tordu — Blut aus Nord, grand fan. Mais j’écoute beaucoup de choses et de styles de musique différents. Quand je dessine, j’écoute toujours de la musique, c’est mon moteur, les guitares saturées, les voix de chanteurs gutturaux, stridents de possédés, Toutes les palettes d’émotions éveillent ma sensibilité et guident mon dessin.
Le blasphème des codes, c’est la destruction de la perspective pour ne laisser qu’un chaos où je suis le maître. Voilà, mon dessin a une ligne stridente comme des cris aigus, saturés comme une guitare, c’est du blast beat drawing, ça cogne. La musique m’influence et j’ai fait des pochettes de disques pour du grind, du doom, de la musique électronique.

Gabriel Delmas : Est-ce que tu es intéressé par les illustrations de type Frazetta ou Warhammer, plutôt fantasy, jeux de rôles ?

Jurictus : Oui, bien sûr, Frank Frazetta, Richard Corben, la saga de Den, j’ai lu Conan de Robert Howard. J’ai pas trop joué aux jeux de rôles, ça m’intéresse, j’aurais dû, tu t’immerges dans un monde, faire un jeu de rôle où tu dessines, pourquoi pas…
Ha oui Warhammer, d’ailleurs les pochettes de Bolt Thrower sont faites par les artistes de Warhammer. Ah bah oui, tu vois les armures les plus dingues possibles, j’adore, c’est complètement baroque. D’ailleurs, il y a une race de démons les Slaanesh du dieu-démon Slaanesh qui m’ont beaucoup inspiré, avec toutes ses cornes, langues gigantesques, tentacules, protubérances — ça me renvoie à Giger et Giger me renvoie à Zdzislaw Beksinski. Je suis très intéressé par la fantasy parce que j’adore la mythologie.

Gabriel Delmas : Quels sont les artistes que tu vois régulièrement, avec lesquels tu vas discuter souvent de dessin, d’art, de techniques, de pratique, de sensations, qui vont regarder ce que tu fais attentivement ou dont tu regardes les œuvres ?

Jurictus : Ce sont essentiellement des artistes du Dernier Cri dont Pakito Bolino –il me guide, il me conseille qu’il faut que je me sorte les doigts du cul pour faire de la peinture,
Il y a Craoman qui a une très belle vision de l’environnement qui l’entoure et de la nature, donc c’est intéressant. Julien Gardon, bien sûr, un bon soldat, c’est pas la moitié d’une feignasse, il va pas rater le lever du jour et il y va à fond, ses dessins sont électriques, remplis d’émotions et de caractère. Il y a mes amis : Judex, qui est une encyclopédie vivante, poète de la science-fiction et Patrick Lombe incroyable dessinateur, super guitariste, un shaman contemporain. Bien sur mon ami Sam Rictus, on partage beaucoup de choses, ainsi que Alice Assouline qui m’a invité dans son projet ciné-concert-performance ; Vallonia, une peintre de talent qui invoque des choses aussi, elle dessine, fait des volumes. Riton La Mort, le maître du noir et blanc, très grand littéraire, amateur de poésie ; mon ami Edouard Hennion avec qui j’ai fait les Beaux-arts. Et je suis aussi très proche de Tetsunori Tarawaya, le maître des parasites.

Gabriel Delmas : Tu vas donc faire de la peinture ?

Jurictus : Oui pourquoi pas ? J’aimerais bien, je ne sais pas quand.

Gabriel Delmas : Qu’est ce que le black metal pour toi ? Que serait le black metal graphique ?

Jurictus : C’est une musique profonde, d’enraciné, la musique du sol et de la terre qui tient ses racines profondes dans la mémoire du passé. C’est un écho, une résonance, une énergie qui vacillent dans les profondeurs de la matière noire, la musique du néant et du cosmos, mystère de l’éternité. Une musique qui te hante, introspective, poétique et romantique, une musique de vieux loup solitaire qui te met face à toi-même et à l’humanité, ce qu’elle a de mauvais ! ! ! C’est une faucheuse ! ! ! Après, le black metal graphique prend son existence dans sa non-existence, parce que déjà le black metal c’est de la musique. Ça dépend de l’individu, ce qu’il ou elle ressent, c’est juste une philosophie si tu ressens ça en toi, l’inspiration ce que ça incarne et a de la valeur pour toi, la nature de ton trait. En gros, comme dirait Vondur : No compromise ! Oui pas de compromis, déferle tout ce qui a en toi, n’essaie pas de plaire, sois vrai, authentique ! Et après on s’en fout, faut être curieux, s’intéresser à plein de choses, pas qu’au black, faut pas que ça devienne une mode, juste un noyau dur, une gangrène que t’as en toi depuis toujours que tu traînes, une tumeur.

Gabriel Delmas : J’ai la sensation qu’il y a quelque chose de tellurique, même dans le trait, dans les inspirations. Une gangrène, oui, un acide aussi. Je me souviens avoir beaucoup regardé les fanzines de dessins « black metal » au début des années 2000, parce qu’on me les donnait.
A la fin des années 1990, il y avait pas mal de ces préoccupations qui tournaient et qui avaient du mal à trouver leur voie. ça se catalysait dans la musique mais pas seulement. Comme si Le seigneur des anneaux était une nouvelle Bible… Je ne sais pas si tu as vu ça comme moi…

Jurictus : Oui, à la fois je parle d’un sentiment, ce qui t’anime au plus profond de tes entrailles ! ! ! Ce qui te guide ! ! ! Une force ! Un moteur ! Après oui, le black metal est une musique, c’est de la musique c’est tout — rien de plus, on lui a donné un nom, c’est juste qu’elle nous possède et nous fait faire des trucs, comme dessiner des dessins bizarres ! ! !

Gabriel Delmas : Justement, à quoi ça sert tout ça ? Pourquoi ces dessins bizarres ? Pour mourir comment ? Laisser ces œuvres pour rencontrer qui ?

Jurictus : Alors là, oui, à quoi ça sert de se torturer la tête à faire tout ça alors que ça nous fout dans la merde ? qu’est-ce que ça veut dire de sacrifier sa vie produire une œuvre dont tout le monde se fout ? parce que maintenant aujourd’hui, à quoi ça sert de faire cet art, est-ce utile, qu’est-ce qui nous pousse à le faire, pourquoi au fond de nous c’est important, pourquoi c’est important ? Je me pose ces questions car j’ai mis trop d’importance dans ce que je fais et je me dis — si il n’y avait plus l’essence, même de l’art, si elle s’évapore, ce qui nous fait sourire et réfléchir, si il n’y avait plus ça, prenons-la comme une entité qui garde le monde en vie. Mais si il y a des gens qui méprisent l’art, ils en voient quand même et en sont émus. Voilà, c’est comme si l’art était Vishnu et si il y avait plus Vishnu. Shiva détruirait le monde parce qu’on serait un monde de merde couvert de merde, et il le détruirait car on aurait détruit l’art et le détruirait pour en créer un nouveau. Et si l’art et la poésie étaient mort, ce serait comme 1984 de Georges Orwell version urotsukidôji, du pornhub à outrance comme mode d’éducation civique, on serait des consommateurs extrêmes, compulsifs et obèses, on se calerait notre iPad ou notre smartphone dans le cul, ça serait un monde apocalyptique de la consommation et de la bêtise humaine… Enfin là, je vais trop loin. On est des poètes, on a une mission, on transmet des choses, on raconte des choses, on fait interagir, on crée des réactions, on montre des choses, on fait prendre conscience sur des choses que les gens ne voient pas.

Gabriel Delmas : Le dessin, la peinture, la bande dessinée peuvent faire apparaître ce qui est caché. Les œuvres n’ont de sens que si elles expriment des sentiments, des émotions incompréhensibles autrement. Je me méfie aussi des objets dits « artistiques » qui sont avant tout du divertissement. Tu as une vision très positive du rôle de l’art, quelque chose qui aurait une vertu civilisatrice en somme…

Jurictus : Oui, l’art comme organe de la civilisation. Il faut de la magie dans l’air, mais là on suffoque le monde part en couille !

Gabriel Delmas : Tu voudrais qu’il se passe quelque chose pour que ça change ?

Jurictus : Un big bang !

Gabriel Delmas : Tout détruire et tout recommencer, appeler Shiva ?

Jurictus : J’en sais rien, je continue à rouler ma bosse sur cette longue route de merde !
J’aime ce que je fais, c’est tout, et on est plusieurs comme ça…de la lumière ! ! ! ! Une petite constellation de créateurs quoi. On n’est pas des destructeurs.

[Entretien réalisé par mail en octobre-novembre 2017]

Entretien par en décembre 2017