Delmas x Poincelet

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Frédéric Poincelet est un dessinateur atypique. Acteur et observateur attentif des productions underground imprimées du milieu parisien, son œuvre s’y déploie depuis les années 80 et principalement dans des graphzines et bandes dessinées indépendantes. Il se passionne aujourd'hui pour la lithographie. Exclusivement dessinateur ou presque, il porte son regard attentif sur le dessin dans son champ le plus vaste, et évolue vers une harmonie de plus en plus classique.

Biographie succincte : Frédéric Poincelet (né le 15 août 1967 à Sartrouville) est un dessinateur français. Il étudie le graphisme à l’Ecole de Communication Visuelle, et devient actif dans l’édition underground avec la structure Lune Produck/Art contemporain. Il publie avec Le dernier criHôpital brutBang !TecknikartDouble et ego comme x. En 1998, il rejoint ego comme x, y publie plusieurs livres et devient le graphiste de la maison d’édition. Il fonde Frédéric Magazine en 2004 avec Fleury, Pidoux, Boinot et Kerozen.

Bibliographie sélective : Des filles à la tête d’argent, Lune produck (1992) ; Elle se sent bien trop pâle, Le dernier cri (1994) ; Livre de prières, Amok (1998) ; Une relecture, ego comme x (1998) ; Le périodique, ego comme x (1999-2002) ; Essai de sentimentalisme, ego comme x (avec Loïc Néhou, 2001) ; Mon bel amour, ego comme x (2006) ; Frédéric Magazine I, FLTMSTPC éditions (2006) ; PoésieLa 5e Couche (2008) ; Frédéric Magazine III, FLTMSTPC éditions (2009) ; Le Château des ruisseaux, Dupuis (2012) ; SNS TTR, Michel Lagarde (2016)

Gabriel Delmas : A quel moment t’es-tu dit que tu allais être artiste, faire de la bande dessinée, montrer des dessins ?

Frédéric Poincelet : Je ne me suis jamais dit cela, j’ai toujours tenté d’y échapper, d’échapper à « l’artiste ». Tout en sachant que c’était la seule chose qui m’intéressait et que je n’allais pas pouvoir faire autrement que de m’y coller…

Gabriel Delmas : Pourquoi vouloir échapper à l’artiste ? Au cours de mes discussions, je me rends compte que beaucoup d’artistes sont gênés avec le mot « artiste ». Pour moi, c’est assez simple, pourtant : l’artiste est celui qui détient les savoirs de son art. Les savoirs techniques : comment se servir des outils, comment préparer une toile, etc…, et les savoirs artistiques : l’anatomie, la perspective etc… Même s’il sait aussi ne pas les utiliser, les perturber et inventer son « art », sa manière.

Frédéric Poincelet : Je pense que c’est juste un problème d’humilité mal placée, une fumeuse modestie par rapport à ce statut que l’on a en tant qu’artiste ; jeune homme, tu n’assumes pas frontalement l’aristocratique statut que tu fantasmes de toucher.
Moi, la grande révélation, le moment où j’ai senti ce statut, c’est quand j’ai découvert au supermarché du coin, une photocopieuse. La duplication ! Pouvoir produire/reproduire comme je le voulais ! Car c’était cela qui m’intéressait gamin : faire des livres. C’est cette magie-là qui m’a toujours parlé, alors je me suis mis à produire des images, des dessins, des photos, des textes… pour pouvoir remplir les pages de ces proto-zines que je faisais, pour pouvoir plier du papier, agrafer des pages et tenir ça dans mes petites mains souillées par le toner de la photocopieuse.
Dessiner pour moi n’a jamais été un acte d’autisme. Mon but c’était ; éditer : d’exposer mon « mal » avec dignité.

Gabriel Delmas : Quels sont les livres qui t’influençaient à cette époque ? Quels étaient tes modèles, tes références ? Pourquoi l’édition te paraît donner de la dignité au dessin ?

Frédéric Poincelet : Ce n’est pas de donner de la dignité au dessin, mais de la dignité à se montrer « soi »… montrer son art, c’est montrer sa bite, et je trouve qu’il faut savoir se raconter pour ne pas être pathétique dans ce déshabillage. Le livre c’est cela (quand il est réussi), c’est s’exhiber avec élégance.
Mes modèles ? Du moment que c’était imprimé, cela me fascinait, je voulais tous les livres. Tu prends tout et puis tu fais le tri, tu affines en fonction de ce qui te met en transe ou pas. La première prise de conscience de ce que pouvait être « l’art », c’est par Jack Kirby que cela m’est venu. Dans la masse des choses que je regardais, lisais, dans cet ensemble convenu, bien fabriqué, Kirby a été la première fêlure d’une matière dessinée pure, d’un ailleurs. Ce n’était plus confortable à regarder, cela posait question : pourquoi « du dessin » me menait dans un autre monde ? Pourquoi y étais-je sensible ?

Gabriel Delmas : Quel dessin est confortable ? Ça dépend de notre culture, non ? De ce que l’on a vu et aimé enfant ?

Frédéric Poincelet : Confortable au sens où cela fait plaisir à l’enfant qui aime être en terrain connu…
Un dogme dans lequel, plus tard, je me suis retrouvé, c’est celui de Elles sont de sortie, de Pascal Doury et Bruno Richard ; tout simplement parce que cela me parlait d’évidente façon… ils niaient l’intérêt du fétichisme de l’œuvre originale, du marché allant avec celle-ci, prônant avant tout l’art imprimé, la seule façon de montrer, de diffuser, de vendre son art, c’était le livre ! Un livre comme une exposition portative à la portée de chacun, des livres de dessin pur, j’y ai appris à lire le dessin. J’ai longtemps baigné dans leurs livres, dans l’univers du graphzine, que tout un chacun pouvait pénétrer, et qui était devenu mien.

Gabriel Delmas : Justement, le principe du graphzine reste celui-là, un catalogue d’exposition qui n’a pas forcément de lieu, si ce n’est celui de cet assemblage. Quelle que soit sa qualité, je pense que le principe sera toujours valable. A la rigueur, même, le ‘zine fait avec les moyens les plus simples (la photocopie la moins chère sur le papier reprographie le plus bas de gamme) est à mon avis le meilleur. J’ai passé de longues heures sur des photocopieuses aussi, à coller et recoller, avant Photoshop, quand j’étais enfant, l’encre finissait par coller aux doigts, et puis des dimanches à faire des sortes de dessins avec les marqueurs Pentel.
C’est adolescent que tu t’es dirigé vers le Graphzine ? Comment ça s’est passé ? Quel a été le déclic, tes débuts dans le milieu du Graphzine ?

Frédéric Poincelet : En 1985, je suis encore au lycée, en Picardie, et j’y rencontre un petit nouveau, très cultivé, complètement en marge de nos centres d’intérêt et de nos goûts de lycéens. En cours d’art plastique où nous sympathisons, je ris de ses dessins tordus, du grand n’importe quoi ! ! ! Il me fait découvrir des bouts de photocopies pliées en x morceaux qui deviennent des livres… Les dessins, les siens et ceux qu’ils me montrent dans ces livres me terrifient et me fascinent… j’étais à l’époque à « bugger » sur ce que j’avais trouvé de plus extrême en matière de comics : Bill Sienkiewicz. J’avais envie d’aller ailleurs. Cette amitié m’a ouvert une infinité de possible, j’ai très vite adhéré, assimilé, capté tout cela… j’étais accro. Ce garçon, c’est Sébastien Morlighem des éditions S2 l’art ?, nous nous sommes mis ensemble à dessiner, à éditer, à rencontrer d’autres dessinateurs. Je me souviens, qu’une fois à Paris, il m’avait trainé à un rendez-vous qu’il avait pour un projet de graphzine. C’était, je crois, en 1987, chez Y5P5.
Y5P5 n’était pas seul chez lui, il y avait son ami Lombardi et un autre type avec qui nous avons sympathisé, le type nous a montré son boulot, je crois un dessin/volume/marionnette accroché au plafond de la pièce dans laquelle habitait Y5P5 et Lombardi… Cette œuvre nous a tous scotchés. Le type, c’était Paquito Bolino.

Gabriel Delmas : Donc, c’est à partir de 1987 que tu as commencé à être actif. Les autres acteurs se sont greffés petit à petit à ces groupes informels, j’imagine. Quels étaient les objectifs de ces graphzines de l’époque ? Vous alliez directement déjà voir Jacques Noël ?

Frédéric Poincelet : Diable ! Ta question impose quasiment une histoire du graphzine, et personne ne l’a encore écrite cette histoire. Il y a eu des tentatives, certes, mais à mon sens ; à côté du sujet, extrêmement partielle, ou pire partiale. Ceux qui s’y intéressent le font bien trop tard et surtout, ne l’ont pas vécu. Cette histoire ne peut être écrite que par les acteurs de l’histoire, et des acteurs qui auraient eu la volonté, la présence d’esprit, ce qui était assez improbable, même à l’époque, de collecter cette production.
J’aurais pu, j’aurais aimé, être, de par mon tempérament, ce collecteur, mais je suis arrivé trop tard, je suis arrivé et ai participé à certaines mutations du graphzine, mais aucunement à sa naissance, trop jeune pour en être… J’ai acquis tout ce que je pouvais attraper à partir de 87 en tentant de rattraper mon retard sur ce que l’on pouvait encore trouver ; ce qui traînait chez les artistes quand on se croisait, ou aux Yeux fertiles, la librairie dans laquelle Jacques Noël était employé. Il y avait aménagé un petit coin pour ces publications qu’il défendait depuis le début et qu’il nous achetait ferme, par soutien. C’est encore Sébastien Morlighem qui m’a emmené là. J’y ai découvert le « carton » miraculeux dans lequel Jacques rangeait les graphzines, dans cette librairie assez classique par rapport à ce qu’il fera avec Jean-Pierre Faur au Regard moderne fin 1991.
Si Jacques Noël a été le grand passeur qu’il a été, c’est aussi dû à sa pratique artistique, étant lui-même dessinateur, expérimentateur. Participant, vers 1972, à Anagrom, revue de sorcellerie, d’ésotérisme… où son psychédélisme sombre annonçait, je trouve, une partie de l’esthétique du graphzine de la fin des années 1980, mais lui ne dessinait plus à cette époque, ou en tout cas, ne montrait plus rien… il avait retrouvé les dernières années de sa vie, un écho, et l’envie de montrer, grâce à Nazi Knife, sa nouvelle famille artistique.
C’est à cette époque, fréquentant Jacques Noël, que j’ai compris qu’il était utopique de penser tout appréhender, que certains graphzines n’allaient exister qu’à dix exemplaires, que ces exemplaires, que j’ai pu voir dans les mains de graphzineurs à des fêtes étaient voués à disparaître durant cette même soirée, que l’on ne pourrait tout sauver mais que la légende était là dans ces sublimes bouts de photocopies, dans ces graphzines qui n’ont jamais vraiment existé que dans nos yeux affamés.
Dans cette tentative « d’histoire », que ta question me demande, je dirais, encore, avant de creuser d’avantage, que l’on ne pourra jamais que traiter la partie émergée de l’iceberg, qu’il faut être humble et savoir avant que de commencer que le sujet nous échappera forcément en partie, qu’il y a de la perte, énorme, car personne n’a pu collecter tout ce qui est sorti depuis le début des années 1960.

Gabriel Delmas : Oui et cette production n’a fait qu’augmenter d’années en années, sans obligatoirement chercher à se faire connaître même des collectionneurs ou de ceux qui voulaient les référencer…

Frédéric Poincelet : L’on peut aussi se demander, s’il faut éclaircir les choses, ou si cette histoire ne doit pas, en partie, rester une légende que quelques traces avaliseraient…
Sébastien Morlighem et d’autres sont entrés dans le graphzine par la porte du mail art, qui préfigure et qui par certains points factuels s’amalgame avec le graphzine (livre d’artiste produit à peu de frais), élaboré ou très sommaire. Les échanges postaux, internationaux, du mail art débutent au début des années 1960. Ce sont des courriers customisés, des échanges entre artistes, pouvant se transformer en publications photocopiées, rehaussées à la main par des collages, voire une touche de couleur.
Une autre influence artistique notable des années 1960, qui posent d’autres bases que celles de l’esthétique des comics underground qui révolutionne le monde du dessin des années 1960, C’est Hairy who, la publication des peintres/dessinateurs de Chicago (Karl Wirsum, Jim Nutt, Gladys Nilsson, Art Green, Jim Falconer et Suellen Rocca). Ils publieront Hairy who, comme un pendant à leurs expositions, entre 1966 et 1968, publications n’ayant rien à voir avec un catalogue ou de la bande dessinée : des livres autonomes de dessins, imprimés en sérigraphie et/ou offset. Cette esthétique est importante pour des gens comme Bruno Richard et Pascal Doury. Le premier numéro de Elles Sont de sorties (la publication de Richard et Doury) qui naît en 1976 vient de ces bases-là, de ce positionnement du livre autonome de l’exposition, qu’ils pousseront jusqu’à une autonomie bien plus militante face au marché de l’art et au rejet qu’ils en feront.

Gabriel Delmas : Et on peut dire que ça reste toujours les bases du graphzine.

Frédéric Poincelet : Morlighem était, quand nous nous sommes connu, dans la vague du mail art des années 80, il continuera longtemps dans ses publications à faire se rencontrer mailartistes et graphzineurs. Et moi, de commencer, comme lui, à échanger par courrier pour des projets de publications, avec Y5/P5 ou Bruno Richard avant de les rencontrer véritablement.
Voilà où j’étais à la fin des années 1980. J’avais, grâce au livre Graphic production que Bruno Richard avait publié en 1983 aux éditions Autrement, pu découvrir ce qui était inaccessible. Cet ensemble d’images souterraines du monde entier que Richard avait accumulé et rassemblé, ce condensé de 1000 images multipliait à souhait les questions à se poser sur ce monde ; le texte de présentation de Richard mythifiant davantage encore l’ensemble. Mais permettait en tout cas d’avoir dans l’œil les noms de Hairy who, Gary Panter, Tomeu Cabot, etc… Nombre de livres introuvables.
Par contre, on trouvait encore assez aisément les publications de Bazooka, qui sont apparus en 1975, jusqu’à leur explosion en 1978 dans la publication que Libération leur offrait : Un regard moderne. C’est entre ces deux dates qu’apparaît le premier numéro de Elles sont de sorties, en 1976. Plus de quarante ans plus tard, Bruno Richard approche quasiment les 150 numéros d’Elles sont de sorties
Pour signifier la singularité d’Elles sont de sorties, il faut noter qu’il y a très tôt une proximité du graphzine avec la bande dessinée. Soit (comme le font Doury et Richard) par appropriation sauvage d’une culture « bas de gamme » qui ne les intéresse aucunement comme pratique en soi ; ou par jeu de réappropriation/destruction de ce monde lié à l’enfance, que l’on trouve aussi chez Bazooka, ainsi que chez Placid et Muzo, qui publient leur premier numéro en 1980.
Il n’y a pas chez Doury et Richard ce que l’on peut nommer « la tentation de la bande dessinée », qui effleure dans beaucoup de graphzines entre 1983 à 1990, dans nombre de collectifs, qui ne se positionnent aucunement avec la même viscérale intransigeance, transgressive d’Elles sont de sorties, la même implication intellectuelle contre le marché de l’art. Une position finalement, malgré eux, très « art contemporain » dans cette réflexion sur l’objet, et les partis-pris auto-fictionnels qu’ils menèrent durant des années.

Gabriel Delmas : Cette « tentation de la bande dessinée » me semble extrêmement intéressante. C’est souvent ce que je recherche. Quand la succession de dessins provoque une sorte de rythme, de musique, de « pièce » graphique…

Frédéric Poincelet : Les publications entre 1983 et 1990 sont empreintes de cette « tentation de bande dessinée », de par le jeu des sujets imposés, narration absconse ou minimale, mais narration tout de même. D’ailleurs, c’est plutôt dans l’implication par rapport au dessin comme finalité en soi qu’il faut voir la différence. Car si pour Doury et Richard, le dessin est un absolu, pour quantité d’autres artistes, il est plutôt question d’images, images dessinées bien sûr, mais quantité de cette production est très illustrative… La radicalité artistique de Richard et Doury, est rare, précieuse, et à contre-courant de ce que produisait les images de leurs camarades de publications. Elle n’a pas vieilli, car ils étaient quasiment les seuls à parler de ce qui nous intéresse : le dessin.
Je suis un peu dur, et c’est facile de l’être avec le recul du temps. De voir ce qui a tenu et ce qui est de l’anecdote. Reste que dans cette production de 1983 à 1990, dans les collectifs (Basic, Crimes et Loisirs, Infrarot, TamTam, Amstragram, Au sec, Je suis partout, Croquemitaine, Toi et moi pour toujours, l’APAAR, etc…), il y a des perles remarquables de Placid, de Muzo, de Y5/P5, de Captain Cavern, de Krabs, de Toffe, de Caro, etc… qui y flamboient.
Parallèlement à ces collectifs, en 1985, Pascal Doury (avec les éditions de l’APAAR) crée une série de livres monographiques, au format A6 : la Collection Cristal. Le nom vient d’un papier, le « papier cristal », qui sert aux bibliophiles à protéger leurs précieux ouvrages. Doury crée le premier ouvrage de cette collection. Il couvre la jaquette qui emballe la couverture de ce papier cristal, jouant ainsi du précieux de la bibliophilie, des conventions du livre d’art qu’il confronte à son dessin. Suivront dans cette collection : Bruno Richard, Gary Panter, Ti5, Placid, Mirka Lugosi, Lagautrière, Jocelin.
Dans le Culbe de Pascal Doury est pour moi ce que le graphzine a produit de plus beau dans l’adéquation formelle du livre et de son contenu, le format de poche (carnet intime), appuyant ainsi l’apport auto-fictionnel que Doury glisse dans les textes qu’il dissémine à l’intérieur de la jaquette. C’est un énorme choc pour moi, une évidence qui marquera ma pratique du livre.

Gabriel Delmas : Oui, on voit des liens évidents quand on connaît ta production… Il a influencé beaucoup de dessinateurs qui ont investi le genre « auto-fiction » de la fin des années 1990 et début 2000.

Frédéric Poincelet : En 1987, apparaissent aussi les premiers graphzines de Pierre La Police, et moi, je commence, comme je te l’ai dit, à publier, mais le collectif ne m’intéresse pas et je me rends compte que l’image non plus. Je suis à la recherche de dessin, ce que j’aime, c’est rencontrer des œuvres et de voir quel livre il va être possible de produire pour être à la hauteur de ce que je découvre. Du coup, je me lance dans des livres de cent à deux cents pages de dessins… de Olivier Pigassou, Sébastien Morlighem, Donato di Nunno, Kérozen, Bruno Richard, Paquito Bolino. C’est cela qui m’excite, faire les livres que j’aimerais avoir, comme Dans le Culbe m’avait excité.
La fin des années 1980 voit, pour moi, s’épuiser l’énergie du graphzine, c’est en 1990 que naît la maison d’édition l’Association ainsi que Chacal puant, et c’est remarquable de signifiant, car cette « tentation de bande dessinée » que j’évoquais, voit s’ouvrir à elle le réceptacle idéal à ses envies : nombres d’artistes, « les narratifs », passent à la bande dessinée délaissant le dessin.
C’est là où je suis utile à la cause, car les illuminés comme moi (ceux qui ont été éduqués aux dogmes de Elles sont de sorties) vont se mettre au travail, s’occuper de ce champ qui n’intéresse plus grand monde : le dessin, qui ne se justifie que pour lui-même. Nous le défendrons avec foi. Je continue ainsi mes publications monographiques, creusant ma ligne. Sur cette même conviction, mais par d’autres moyens, Paquito Bolino crée en 1993 le Dernier Cri. Nous défendons presque les même dessinateurs, mais pas de la même façon. Nous sommes, à cette époque, assez proches, collaborant à nos projets mutuels. Je l’édite et je participe avec Kérozen, Pigassou, Y5/P5, Pierre La Police, Léo, Nuvish, etc… à l’aventure du Dernier cri. Comme de bons camarades, nous nous chamaillerons, moi trouvant le travail du Dernier cri trop interventionniste sur le dessin et lui le mien, trop art contemporain. Pour Paquito, peu importe la mise en couleur ou le recadrage d’un dessin, si le dessin est fort, il supporte tout… alors que moi, j’en défendais la fragilité et l’espace non dessiné de la page comme faisant autant partie du dessin que celle dessinée, bref… on s’amusait bien !
J’ai continué à éditer jusqu’en 2000. Pour recommencer en 2004 avec Frédéric Magazine.
Frédéric Magazine correspond à ce que j’ai toujours défendu en dessin, ce tout, cette force/fragilité, enrichi des rencontres que j’ai pu faire à partir de 1994 avec l’univers de Emmanuelle Pidoux, et en 1999 avec Super Kasher de Hendrik Hegray, exemples notables et marquants. Ainsi que l’éclectisme de goût que Alexis Lemoine m’a insufflé lorsque l’on travaillait ensemble sur les collectifs qu’il éditait chez Capharnaüm.
Frédéric Magazine est, bien sûr, redevable du travail d’édition de Kérozen sur les publications BAZAR et Politique qu’il mène dès 2001, qui défrichent et qui posent le nouveau réseau des dessinateurs qui n’ont pas connu les graphzines. C’est cette proximité avec Kérozen, Emmanuelle Pidoux puis Frédéric Fleury et Isabelle Boinot qui crée ce collectif de Frédéric Magazine, ainsi que la réaction à ce que nous prenons pour un rapt de nos convictions, l’intérêt soudain de l’art contemporain pour le dessin : ce que nous avions défendu, soudain, à nos yeux dévoyé.

Gabriel Delmas : Je ne percevais pas la difficulté des choses, ça me semblait libre. Je pense qu’il y a une grande naïveté de s’imaginer que le dessin doit être naturel, immédiat. Quand on était enfants, presque tous les dessinateurs de bande dessinée étaient des artisans qui travaillaient énormément les formes et contraignaient leurs expressions.

Frédéric Poincelet : Tu as raison, si l’on parle de bande dessinée, la qualité convenue/reconnue en cette matière, c’est bien souvent cette immédiate virtuosité, ce Graal qui hypnotise l’œil du public : connaisseur ou pas… les deux se rejoignant dans l’esbroufe de cette convention du don du dessin. De cette facilité sans faille, combien de virtuosité tournant en rond mécaniquement pour quelques créateurs dont l’immédiateté est la voix véritable ? Combien, en parallèle, le labeur est douteux, le travail honteux, comme une entrave à la créativité, qu’il tende vers le « bien fait » ou le « tordu »… La virtuosité pour moi doit être combattue, car elle tourne à vide. Elle doit être brimée, pour la rendre fragile, pour lui rendre le travail nécessaire. Pour moi, le grand dessinateur de bande dessinée, c’est Alex Toth ! Virtuose fabuleux, qui a passé sa carrière à repousser les limites imposées par sa virtuosité à chercher sans cesse les formes à donner à ses récits.

Gabriel Delmas : Je ne suis pas très sensible à ce genre de bande dessinée… J’aime bien quand ça déraille… quand le produit n’est pas parfait, quand on sent que le dessinateur ne maîtrise pas tout. Je me dis que s’il dessine trop facilement, il ne va rien découvrir d’inconnu, que le code ou la synthèse graphique l’enferment. Je trouve que l’artisanat a pris trop de place dans ce monde de la bande dessinée, et dans l’art contemporain aussi, sûrement à cause de la bande dessinée. On voit aussi beaucoup de tableaux-illustrations. On assiste à un contre-coup de l’expressionnisme, peut-être aussi parce que tous les styles cohabitent, actuellement.

Frédéric Poincelet : J’aime la névrose combative de Toth contre sa virtuosité, pour tout tordre à sa pensée, ce qui le rend complètement artiste, graphomane et sans limites dans ses recherches.
Mais j’aime tout autant, le tordu, le bancal, les bandes dessinées qu’il faut aller chercher dans les bas-fonds, dans les poubelles… Je parle des œuvres publiées par André Guerber dans les années 1970/1980, ces bandes dessinées de gare (à la marge d’Elvifrance), de trouffions, j’aime vraiment cela. Le dessin est tordu, les intentions sont frontales, pas de pose, pas d’auteurisme. On est là, devant un véritable artiste, qui œuvrant, se battant avec toute sa médiocrité, sort une œuvre touchante et d’une richesse graphique prodigieuse tout en se vautrant dans ses erreurs, dans le raté. Mais sans rien lâcher de ses intentions et avançant dans la boue, sans peur avec sa seule hargne comme savoir-faire. Guerber publiait, on peut le voir ainsi, de l’art brut en bande dessinée, une bande dessinée proche de ce qu’était Elvifrance, sauf que chez Elvifrance nous avions pour quelques géniaux tacherons surtout des petits artisans, alors que chez Guerber, ça allait bien plus loin, une certaine frange céleste. Je défends cela contre tout cynisme, tout postmodernisme et second degré amusé ! Comme le sont ces géniales bandes dessinées, esthétique punk avant l’heure.
Je parle du raté comme un versant occulte à la beauté, une beauté souillée qu’on l’on préfère détester car il faut avoir voyagé pour l’aimer à sa juste et haute valeur. Le raté a donné vie à nombre d’artistes qui l’on prit comme esthétique, qui l’on défendu, cultivé, vénéré, bien sûr avec leur savoir-faire et leur science artistique, mais qui s’en revendiquent : Gary Panter, Mark Beyer, Yusaku Hanakuma, Takeshi Nemoto, Hendrik Hegray, Frédéric Fleury pour n’en citer que quelques-uns.
Moi, je ne vois que des bandes dessinées qui n’ont justement rien à voir, qui se disputent dans leurs convictions en permanence. Qui se confondent dans leur intentions : artistiques pour certaines, artisanales pour d’autres… je les regarde toutes de la même façon, car devant moi j’ai toujours du dessin, mais malgré tout mon cerveau sait dans quel champ, commercialement, elles œuvrent, pour quel public ! Car à l’origine, ce médium est une industrie, avec des artisans que l’on fait bosser : Tezuka, Franquin, Jijé, Kirby… ce sont des artisans que les éditeurs ont pressurisés, ont fait produire, coûte que coûte. Et malgré cela, ces artisans ont produit une œuvre, pour combien d’autres qui ont sombré dans le plus crasse oubli.
Le mal, en fait, c’est de croire qu’il faille être artiste pour faire une œuvre… Il n’y a plus de talentueux artisans, c’est un statut obsolète ; mais quantité d’artistes aux ambitions douteuses et d’artisans sans ambition.

Gabriel Delmas : Ah, je vois pourtant beaucoup d’artisans dans un monde qui a placé l’artisanat avant les imperfections de l’art. Quand je dis « art », je dis justement « liberté » opposée aux codes de l’artisanat. Ce qui ne veut pas dire que l’art soit sans artisanat, mais plutôt que l’art ajoute une liberté aux contraintes de l’artisanat. Se débarrasser totalement de l’artisanat conduit à l’abstraction, à l’art brut. Mais l’artisanat est partout, il commence dès qu’il y a répétition des formes qui ont fait leurs preuves. Même un art brut peut devenir artisanal. Aujourd’hui, il est populaire, voire populiste (concept à la mode), une sorte de contre-valeur à l’expressionnisme qui avait remplacé l’académisme d’antan.
L’objet « livre » ou « fascicule » existe à partir de quelques agrafes, quel que soit le papier et le format. On voit ça avec le comics, ou avec le manga même. Il y a un certain fétichisme du bel objet cher en France qui correspond à un snobisme : si l’objet est beau et cher, c’est que c’est bien.

Frédéric Poincelet : Vaste et douloureuse question. Il y a un nom à la tête de ses nouvelles valeurs de l’objet livre, c’est celui de Chris Ware. Il est pour moi celui qui a chamboulé la conception du livre en bande dessinée. De penser le livre comme objet et partie intégrante de l’œuvre qui est proposée à lire (ce qui parait pourtant assez évident). Avant lui, c’était au petit bonheur la chance si un graphiste se mettait à faire un bon boulot sur le livre dont il avait la charge. Ware a édifié le monde de l’édition, jusqu’à, hélas, l’écœurement. Jusqu’à l’excès que cette soudaine découverte chez les graphistes a créé : un nouveau terrain de jeux… Le navrant manque de culture du livre au sein même du monde de l’édition est frappant et lorsque Chris Ware et ses propositions séduisantes, flatteuses, ont ouvert les voix de l’évidence… Les éditeurs se sont engouffrés là-dedans, s’y vautrant avec la plus totale inintelligence ! Mélangeant commerce, prétention artistique, nouveau marché juteux du roman graphique, tout un état qui donne vite envie d’en finir plutôt que de débattre sur ce terrain nauséabond.
Mais nous voici parlant commerce, bande dessinée et part de marché alors que nous parlions de la Beauté.

Gabriel Delmas : La beauté est très rare dans une société libérale qui célèbre l’expression individuelle. Qu’elle soit ratée ou classique, elles sont toutes égales devant le marché. La célébrité et le commerce l’emportent sur la beauté depuis longtemps. Donc on pourrait aussi penser que la beauté est devenue totalement occulte dans un monde où le raté est banal. Est-ce que les dessins qui crissent sont aujourd’hui aussi révolutionnaires ou indépendants qu’on le dit ? On voit du « laid » et du « provocant » au second degré partout… à mon avis, c’est le conformisme de notre époque, produit par une armée d’ »artistes » inconscients qui ne bouleversent, ne déshonorent ou ne ridiculisent plus rien. Je me mets dans le lot, souvent. D’ailleurs, comment devenir conscient ? Et pourquoi surtout…

Frédéric Poincelet : Je crois que la Beauté est l’essence même de l’irrévérence que nous avons envie d’offrir à ce monde du divertissement, du commun, du convenu, pour le martyriser un peu. La Beauté est une belle salope qui ne se laissera pas baiser par le postmodernisme ambiant, par la dérision bon enfant, par la blague, par l’implication politique, au premier comme au second degré. La Beauté ne sera jamais dupe des siens, elle est Art, elle sait que nous œuvrons pour elle et non pas pour nous, certainement pas pour nos petites carrières et les dividendes qui vont avec.

Gabriel Delmas : Je pense à la relativité du dessin et de la position de l’observateur. On peut parler de culture, mais ce n’est pas suffisant. Si on se met à pratiquer d’une certaine manière le dessin, on va regarder tous les dessins qui se trouvent « dans un territoire trop éloigné du nôtre » sans pouvoir les comprendre, et on risque de trouver ça laid, inutile, inintéressant. Il n’y a pas d’absolu, et toutes ces visions relatives n’ont aucune hiérarchie. Même certains artistes qu’il est convenu de trouver géniaux, on peut les oublier, les dénigrer, leur trouver des défauts repoussants. Si bien que tout jugement du dessin est relatif, partiel, partial et presque inutile. C’est ce que l’expressionnisme a renforcé : mettre tout en balance. Dès Le Greco, peut-être même avant. On met le coq de Picasso en face du coq de Gérôme et toute la supposée hiérarchie académique s’effondre.
Ce que je suis en train d’écrire peut sembler vaseux à quelqu’un qui s’appuie sur ses certitudes, sa culture ou son bon goût. L’art, le dessin, l’œuvre sont des phares que l’on peut renverser sans cesse. Et l’histoire de l’art l’a toujours montré. On peut aussi jouer avec le dessin, évidemment, souhaiter faire des erreurs en toute conscience, jouer avec l’instable, avec les faussetés plus ou moins consciemment. Je pense que l’on dira, quand on sera très vieux, si on y parvient, qu’on n’a jamais rien su de vraiment valable et qu’on s’est distrait sérieusement avec de la musique, quelque chose de volatile… les moments de dessins peuvent aussi s’envoler, disparaître. On crée des choses, des surfaces, des images mais elles ne sont rien. Les grandes œuvres pleine de savoirs comme ces grands tableaux romantiques du Louvre sont volatiles et les graphzines un peu pompeux et romantiques pour pas grand-chose bien souvent. On n’échappe pas au kitsch. Même si on nous a appris qu’il était le « mal » dans l’art.

Frédéric Poincelet : Je crois, qu’il faut checker en permanence ses références, ne pas s’embourber dans l’humeur, l’humain. Travailler sans cesse sa base de données, la faire travailler en continue, pour supprimer l’affect qui suinte de nous. Supprimer l’humeur qui nous travaille, « l’avis », il n’y a pas d’avis à avoir sur une œuvre, nous ne sommes pas dans un débat, ni dans un échange. Juste une communion, débarrassée du goût.

Gabriel Delmas : Oui, il n’y a pas d’avis, pas de critique vraiment à part celles qui cherchent à aimer l’œuvre. C’est très difficile d’aimer l’art, de communier avec lui. Effectivement, il faut se débarrasser du goût, même si le goût veut nous reprendre sans cesse.
Que penses-tu de l’œuvre de William Bouguereau ? J’ai l’impression que cet artiste est le centre de gravité de beaucoup de positionnements arbitraires, ou en réaction, d’abord à Paris puis aux Etats-Unis. Aujourd’hui, on commence enfin à avoir du recul. Comment le vois-tu ? Quelle place tu lui donnes ?

Frédéric Poincelet : Bouguereau est remarquable dans la question du goût, du bon, du mauvais ; celui d’une époque, celui des modes, des académismes successifs qui dévaluèrent et réévaluèrent son art. Intéressant de savoir si l’on peut se débarrasser du contexte pour apprécier une œuvre d’art ; si l’on peut se débarrasser de l’appris de l’époque pour un absolu, absent de toute hiérarchie. En cela, je dirais que William Bouguereau et Jürg Kreienbühl, dans ces paysages de bidonvilles, font le même boulot, la recherche de la beauté. Chacun se servant de son époque pour arriver à son art, tous deux étant à contretemps des mouvements artistiques, révèlent dans un goût qui n’est pas celui de la norme, une dissonance qui est l’essence de l’art. Tout est suite d’académismes, de vérité d’où il faut extraire les artistes, les mettre à plat. Si il y a besoin d’un contexte pour justifier une œuvre d’art, cela pose question, une œuvre doit tenir le coup sans béquilles. Nier Bouguereau, c’est nier le flux artistique, qui de Ingres circule en Bouguereau, Maxfield Parrish, Dali puis plus récemment Mati Klarwein et Richard Corben…

Gabriel Delmas : C’est la question du kitsch… Renoir disait qu’il essayait de continuer le Louvre, et que les pompiers étaient, eux, les « révolutionnaires ». Il se pensait incarner la tradition. Si on le regarde après Fragonard ou Watteau, on peut très bien comprendre pourquoi il continue le Louvre. Dans de précédentes discussions, je maintenais qu’il n’y a que des traditions en art, que les révolutions sont des illusions, et toutes les alternatives ne sont que des chemins plus ou moins reconnus selon les périodes. Il est difficile d’échapper à son temps. Même si on est à contretemps de la majorité. Mais pour prolonger ma question, quand toi, tu vas à Orsay, regardes-tu avec la même attention Van Gogh et Bouguereau ? Je sais que tu as un intérêt pour des visions artistiques très diverses, un peu comme moi, tu ne rejettes pas ce qui t’es opposé. L’académisme poussé à l’extrême de Bouguereau, en tant qu’artiste, dessinateur, peintre, tu le perçois comment ? Il a à la fois un savoir technique incroyable et un style artistique qui, pour le moment encore, est une sorte d’apothéose du kitsch. Picasso ou Matisse s’opposaient à lui, alors que Picasso vénérait Ingres.

Frédéric Poincelet : Bouguereau a été un laps de temps, « la peinture » de son époque, puis a vite été dévalué. Outre les circonvolutions des époques qui font et défont, qu’est ce qui fait que des artistes comme Matisse ou Picasso, n’ont jamais connu de dévaluation d’intérêt ? L’évidence de leur talent qui écrase toutes les écoles ? L’absence de l’anecdotique ? Je me suis construit sur la culture stupide, adolescente, du « bien fait ». Bouguereau me fait donc naturellement plaisir, mais en réaction à ces bases ; j’ai une fascination pour le raté, le laid, le tordu, le fragile ; cette beauté-là m’intéresse bien plus que la pyrotechnie d’un Bouguereau. Je citais Corben précédemment car sa pyrotechnie à lui est pleine de poésie, de permissions vis-à-vis de l’académisme, tout est permis. C’est amusant d’apprécier un Bouguereau, mais on ne construit pas grand-chose sur de l’anecdote.

Gabriel Delmas : Est-ce que Corben a créé un art kitsch ? Son dessin est une déformation de l’académisme, oui, un peu comme chez Pougheon. Qu’est-ce qui est pour toi de l’anecdote et qu’est ce qui ne l’est pas ? As-tu une définition de l’anecdote ?

Frédéric Poincelet : J’aime beaucoup Poughéon… Quant à Corben, pour moi, il travaille sur le grotesque. Il exacerbe et tord l’académisme pour construire son monde, on est dans un dessin-mondeCe n’est pas du kitsch ou de l’anecdote car c’est une perpétuelle recréation, chez lui tout est art. Le sujet du kitsch, en fait, n’est pas bien palpitant car chacun va y poser ce qu’il veut en fonction de sa culture, on tourne en rond ; comme le kitsch. Pour moi, c’est une dégénérescence stérile, une esthétique en boucle. Il y a donc, bien sûr, un kitsch pompier, un kitsch underground, etc… Une grande partie de la production en bande dessinée est elle aussi, involontairement, sous la coupe du kitsch.

Gabriel Delmas : Certains artistes vont jusqu’à le revendiquer : je pense à Nerdrum qui en précise sa définition… mais tu ne m’as pas dit pour l’anecdote…

Frédéric Poincelet : On va être avec Odd Nerdrum sur un postulat de provocation, c’est un Rembrandt dégénéré qui se vautre dans une iconographie bien trop lisible, évidente, anecdotique… C’est pour moi une peinture anecdotique. Si l’on appuie sur la pédale du kitsch, il y a Martin Eder qui n’a pas peur d’aller très loin, de monter le volume… et que j’aime infiniment plus que Nerdrum, car il est moins lisible. L’anecdote, c’est la petite histoire prévisible qui gâche la peinture.

Gabriel Delmas : Par « l’anecdote » tu entends que la peinture est trop évidente, trop lisible, trop clichée ? Qu’elle soit dans son époque ou même en dehors de son époque ? Elle n’a pas de mystère. Est-ce que les dessins et peintures cubistes sont encore lisibles ? Est-ce que l’immense production abstraite plus ou moins réussie est kitsch ? Ou est-ce seulement de la décoration comme le disait Bacon ?

Frédéric Poincelet : Mais c’est très décoratif Bacon, les alliances de couleurs sont très séduisantes. Quand je parle de l’anecdote, je pense vraiment à la petite histoire, au côté trop narratif que peut avoir tout un pan de la figuration de notre époque. Trop explicite à mon goût. Même le mystère peut être trop explicite, le « mystérieux » : quelle horreur ! Ce n’est pas ce que je cherche en art, ce qui me plait, c’est de ne pas être ailleurs que dans l’œuvre, ne pas être dans « mes petites références », « mon petit goût bien sûr de lui », mais dans l’essence de ce qui compose la peinture même… dans ce qui est un univers en soi quasi mystique.

Gabriel Delmas : La mystique plutôt que le mystère… qu’estce qui va retenir ton attention quand tu regardes des dessins, par exemple les albums « les êtres de lumière » de Jean Pleyers ?

Frédéric Poincelet : Ha ha ! Là on entre dans un autre domaine, les codes et les règles ne sont plus les mêmes… On entre en Bande dessinée, là où la narration rentre en jeu et bataille avec le dessin. Je ne regarde pas de la même façon du dessin « autonome », que du dessin de bande dessinée. Deux façons de lire. Deux façons de se nourrir.
Dans Les êtres de lumière, j’aime tout, le dessin tenu, rigide, la surabondance graphique, l’invention des formes, l’application laborieuse de Pleyers qui case après case tient son histoire, peu palpitante, mais qui hypnotise l’œil par ses inventions perpétuelles et ses tentatives psychédéliques, tout cela tenu par la discipline de la bande dessinée. On est dans une bande dessinée qui ne fonctionne pas comme elle le devrait, elle échappe aux intentions de son auteur, elle devient de par ses maladresses une œuvre à part, c’est rare… Une œuvre qui se contemple, mais une contemplation où l’on est tenu par la main, narrative, on est en promenade dans la folie qu’a Pleyers de tenir son histoire, dont on se fiche. Tout comme Druillet, on est dans cette poésie de poser des dessins côte à côte… et de voir ce qui se passe. De voir ce qui échappe au dessinateur.

Gabriel Delmas : Oui, avant même que tu ne le cites, je pensais à Druillet. Mais on revient au mystère, donc, comme partie de la mystique. Mystère par l’erreur, l’accident, la maladresse. Ce que révèle l’œuvre par ce qui est caché au premier abord. Tu ne regardes pas de la même façon bande dessinée et dessin autonome, mais ta façon de créer des livres avec des suites de dessin, que ce soit seul ou dans des graphzines comme Frédéric Magazine cherche peut être cette poésie qui naît de la juxtaposition de fragments hétéroclites. Et la promenade dans le musée (si ce n’est sa narration chronologique souvent) produit le même effet en plus grand, et dans l’espace.

Frédéric Poincelet : Avec Frédéric Magazine, ce que l’on cherche, c’est du dialogue. Faire qu’un ensemble de dessins parle, nous mène sur un terrain autre que nos habitudes de figuration, de narration. Que le dessin en tant que vocabulaire, grammaire, raconte ce qui se joue d’interaction entre les dessins d’artistes différents. Une fusion de la matière dessinée. Montrer comment chaque artiste avec sa langue propre enrichit la discussion que Frédéric Magazine propose au sein de ses pages, l’alimente, la pousse dans ses retranchements, dans ses chapelles. Cela en produisant une orgie poétique dans laquelle chaque voix, entonne la mystique du dessin. Nous cherchons les voix que l’on a pas encore entendues ainsi que les voies que nous n’avons pas encore prises. Le dessin qui se réinvente en permanence.

Gabriel Delmas : Le premier truc que j’ai vu de toi, c’est le premier numéro du Périodique où tu t’es dessiné dans une position combative. J’étais jeune et ma culture, c’était l’expressionnisme. J’aimais tous ces peintres allemands contemporains de l’après-guerre (Bernard Heisig, Georg Baselitz …) qui avaient imposé une vision déstructurée du corps. Pour moi, c’était mal dessiné ( au sens académique), mais ça collait aussi à ce que je voulais dire et à ce que je voulais faire. Les corps harmonieux me semblaient trop lointains. Il fallait déformer, rendre visible le malaise intérieur. Une forme de dépression. Et tu as tenu ces figures longtemps avant de travailler vers une harmonie un peu plus jazz. Pourquoi ?

Frédéric Poincelet : A l’époque dont tu parles, celle du premier Périodique, je venais de réaliser Une relecture, tentative de narration, du moins de s’essayer à la bande dessinée ! Elle me tentait, cette bande dessinée avec ses airs ; « tu montes chéri, que je te raconte une histoire »… Après cette Relecture, impossible de continuer la même veine, on fait ce coup-là, une fois, pas deux.
Bref, j’étais dans l’esthétique de mon dessin de l’époque, celui du graphzine, des livres faits au Dernier cri. Dessin à la plume, torturé et saturé, réaliste mais avec beaucoup de liberté avec celui-ci… Puis, je me suis retrouvé devant le dogme, du dessin-écriture de la bande dessinée, et j’ai trouvé un dessin ; ou je lâchais mon « réalisme-torturé » pour le « minimal-saturé » (rires)… Mais trouvant, que je défigurais mon dessin à le mettre au service des contingences des histoires, j’avais besoin de poser au moins en couverture quelque chose qui soit vraiment dessiné. Que le lecteur, rêvé, sache que le dessin de bande dessinée, dégueulasse, de ces histoires, n’était pas du dessin. Que c’était juste une blague  : « au service de ».
C’est pourquoi je poussais sur ces couvertures, au maximum le réalisme de mon dessin, toujours saturé certes, mais moins grotesque qu’auparavant : pour garder la main.
Puis je me suis fatigué de cette façon, de la facilité acquise, répétitive. Pour en prendre le contre-pied, j’ai changé de masque, poussant le réalisme et l’épure avec Mon bel amour et Le château des ruisseaux. Ces étapes participent du même mouvement vivant de mon dessin, plié au service de la bande dessinée ou autonome de toutes contingences, il part de cet expressionnisme des corps qui t’a marqué, tout comme moi, une délectation de la jeunesse à malmener les corps, à l’image de nos âmes tourmentées…
Comme j’ai un penchant naturel à me lasser de moi-même, à avoir la prétention de vouloir avancer, pour ne pas m’asphyxier, j’ai continué à creuser le réalisme, quitte à perdre de l’originalité pittoresque, acquise un temps. Ne pas se tuer, plutôt que de faire fructifier son patrimoine. D’expériences, en expériences, le grotesque a muté…, la recherche de beauté alimentant ces transformations. Mutations naturelles.

Gabriel Delmas : Quand tu dessines, te laisses-tu guider par le hasard, l’accident, l’erreur, ou est-ce au contraire un processus mental, contrôlé ?

Frédéric Poincelet : Je sais très précisément ce que je veux produire comme dessin, où je veux aller quand j’élabore un dessin… mais, par chance, j’échoue à chaque fois ! Je me plante et je me retrouve ailleurs, à combattre autre chose que ce à quoi je m’attendais… et c’est toujours palpitant, passionnant à surmonter parce que le résultat est toujours plus intéressant que ce que je voulais trouver. Quand on dessine, il ne faut pas avoir peur de soi.

Gabriel Delmas : Grande vérité : « Quand on dessine, il ne faut pas avoir peur de soi. »
Il y a souvent une délectation à échouer, ou à montrer l’horreur palpitant sous la tentative de beauté. Certains pourraient penser que ce sont des facilités, ces résultats que l’on sait : la vieillesse ou la laideur sont plus faciles à représenter que l’enfant ou la beauté. L’harmonie est plus simple, mais sa beauté tient sur des équilibres subtils et fragiles. Les déformations et les exagérations comblent nos manques. Notre époque est prisonnière de l’expressionnisme, de la caricature. Et les tentatives d’harmonies s’alimentent souvent de photos, et perdent en force. Le défi est souvent là : comment affirmer l’harmonie avec force ?

Frédéric Poincelet : Notre époque est prise au chantage de la personnalité, de la vision de chacun, qu’il faut à tout prix tenir, tenir au plus haut l’originalité de son art, de sa vision… je dirais de son escroquerie. Chacun trompe son monde, de son petit talent, de la surenchère de son unicité. Nous nous escroquons les premiers sur nos dons, notre unicité, nous sommes de piètres menteurs prêt à croire à notre talent, prêt à croire que l’art nous appartient et que l’on va jouer, ou se jouer, de lui. On crée : les yeux fermés sur nos mensonges. Je rêve de voir, une harmonie débarrassée du talent de chacun, d’une harmonie sans les intentions de l’artiste lui hurlant son amour… une harmonie factuelle. Devenir une machine sans émotion produisant de la beauté pure, un logiciel de purification pour nos talents viciés, j’ai parfois ce fantasme irréalisable ; qu’il est intéressant d’avoir à l’esprit quand on creuse. Mais avec des siècles de sentimentalisme artistique et de subjectivité moisie, c’est loin d’être joué.

Gabriel Delmas : Tu penses que c’est le sentimentalisme qui nous a entraîné vers autant de paresse ? Croire en notre subjectivité ? Je pense que c’est l’absence de Dieu. Plus l’humanité se débarrasse d’idéal commun et moins elle tente de rejoindre un idéal artistique. Le réalisme soviétique ou d’une manière générale l’art des dictatures par exemple sont aussi illustratifs et académiques que la grande peinture pompier. Elles échouent parce qu’elles ne portent pas de rêves et leurs mythologies sont assez limitées et contrefaites. Évidemment, nous subissons aujourd’hui une autre forme de dictature, insidieuse, parce que nous pensons être libres, mais le culte de la laideur ou des perversions sont tout aussi conformes que les peintures d’histoires. Nos histoires sont seulement devenues des caricatures conscientes. Cela dit l’art du XXIe siècle est déjà le plus riche et le plus complet. Il est si vaste qu’il sera impossible d’en faire l’inventaire. Il contient tout. Je suis heureux de vivre notre époque artistique. Le siècle précédent me parait être plus tragique.

Frédéric Poincelet : La tragédie de notre siècle vient du besoin de savoir, du besoin de certitudes. De comprendre le monde et les règles objectives qui le régissent, alors que nous ne sommes que subjectivité sentimentale. Comment mettre devant soi le Doute, comme moteur de création, alors que nous sommes régis par une société qui en a peur, qui ne cherche qu’à l’exterminer.

Gabriel Delmas : La meilleure façon de douter est de chercher à ouvrir au maximum son intérêt pour des formes d’expressions très différentes. J’ai un seul regret, c’est de n’avoir pas pu rencontrer et interroger le peintre André Leroux, décédé en 1997. Il fût le dernier d’une époque qui a connu la conception ancienne de l’apprentissage artistique, élève de Laurens et fils d’une grande lignée d’artistes français dont Auguste Leroux.

Frédéric Poincelet : Tu as raison, il faut creuser, même le pied dans la tombe… Vois comme nos idoles, Munch pour moi, Goya pour toi, jamais ont lâché le morceau, toujours tout déboulonné, systématiquement. Tu évoquais Leroux, je convoquerais Sickert. Walter Sickert, jeune homme, fut proche de Degas, il n’eut de cesse de dessiner, graver, peindre… Et à 80 ans, en 1940, il questionne la réappropriation d’images préexistantes, s’appropriant des documents photographiques de la presse populaire pour en faire peinture, il préfigure le pop art, c’est sublime ! Il se fout de la gueule de la peinture, en se dépassant une dernière fois avant de mourir, laissant des toiles magistrales. Sa vie fut un scandale permanent à la face de l’art, questionnant la peinture muséale tout en peignant la chair des putes de Camden town, sans être une peinture pour l’intelligentsia comme chez Lucien Freud qui l’a beaucoup regardé, une chair dans laquelle la mort fait son œuvre.

Gabriel Delmas : Comment vois-tu l’expression de la sensualité, la chair, l’animalité, l’instinct ? Est-ce que ces figurations te dérangent ou t’attirent ? Je pense à Liberatore, Serpieri ou Manara… On voit souvent dans la production graphique underground des étalages de fantasmes sexuels mais d’une façon très mentale, et peu charnelle. Comme si exprimer ses obsessions autrement que d’une manière froide était indécent. Il y a une retenue et ces dessins sont comme des sortes de schémas bien souvent. Ils n’excitent pas, ne sont pas dérangeants. Cherchent-ils à éviter le kitsch d’une représentation trop sensible ?

Frédéric Poincelet : Je suis profondément d’accord avec toi. L’underground et la sensualité, c’est un truc de curés. Il y a une peur énorme à produire une image génératrice de désir. Alors, on provoque, par l’outrance vide de désir, par haine du goût bourgeois pour la chose érotique, très dix-neuvièmiste, du cabinet feutré de l’amateur… du coup, entre la peur de produire pour cet art bourgeois et la complaisance de la surenchère underground, ou du positionnement postmoderne, on tombe sur des machines qui tournent à vide et qui rabâchent des fantasmes froids, fabriqués, par convention.
J’adore le dessin de Stu Mead ou de Toshio Saeki, mais comme tu le dis ; c’est très mental. Peu ont essayé en dehors de ce « marché » spécifique, masturbatoire où Liberatore et Manara œuvrent de sortir autre chose… de tenter de produire un dessin, qui ait une vraie essence d’œuvre tout en se coltinant le jeu de la représentation du beau. Il y a une vraie gageure dans le jeu de la représentation de l’être désiré(e). En bande dessinée, me vient le nom de Fabrice Neaud, lorsqu’il dessine l’objet de son désir, la beauté est là, c’est une donnée primordiale de son récit… on le ressent, même si ce n’est pas « ton histoire ».

Gabriel Delmas : Tu dis quelque chose qu’il est devenu rare de lire : « se coltiner le jeu de la représentation du beau »… D’aucuns diraient que c’est un caractère réactionnaire de l’œuvre d’art. Ou que c’est un principe académique qui vient soutenir une vision du travail artistique subordonné à la ressemblance… Il y a tout un courant plutôt naturaliste actuellement aux Etats-Unis et en Europe soutenu par des académies privées qui travaille dans ce sens… Même si je suis pour une réhabilitation des grands tableaux pompiers de la fin du XIXème pour ce qu’ils ont d’extraordinaires et finalement moins bourgeois que les paysages impressionnistes ou les natures mortes cubistes, il me semble que l’expressionnisme est le courant majoritaire aujourd’hui chez les artistes qui se veulent indépendants parce qu’il n’impose justement aucune contrainte. Toi-même à tes débuts, tu avais ce genre de dessin… Tu as même créé une sorte de mode chez pas mal de graphistes plutôt parisiens… Un expressionnisme un peu punk dont on voit bien la filiation… Comment te situes-tu avec ce problème du beau ?

Frédéric Poincelet : La question de la Beauté… je pense que c’est passionnant de « se la coltiner », car c’est un abîme sans fond, un puits où se nourrir, où l’on ne sera jamais rassasié. Bien évidement, la beauté n’est pas l’apanage de l’académisme ni de l’art pompier, elle est une possibilité de se grandir de se battre contre plus grand que soit. On ne peut la toucher, ni la soumettre… jamais. On essaye en vain et c’est ce qui est beau. Échouer et construire une œuvre sur cet échec. Avec cet échec, avec notre petitesse. Voilà ce que peut être la beauté.
L’art vit de contraintes, et tendre vers le beau, tenter même de le souiller, là est le creuset de l’artiste.
Je dis cela et, bien sûr, notre lecteur se fait une image de mes propos, avec sa propre idée de la beauté… pour m’illustrer et aller plus loin, je dirais que Bernard Buffet est un très bel exemple de l’artiste qui a tendu toute sa vie vers cette idée du « beau », à le tordre à lui, à son monde, le souiller tout en étant en permanence tendu vers cet absolu. C’est très « beau », en cela, Bernard Buffet.

Gabriel Delmas : La beauté, c’est l’échec à créer du beau. J’aime bien cette équation, elle est assez vraie. On en parlait tout à l’heure avec cette histoire de « raté occulte ». J’avais soutenu il y a longtemps cette démarche qui me paraissait évidente : l’échec, l’accident, le raté, dits et répétés avec de plus en plus de force peuvent créer des formes qui sont belles. La laideur aussi a ses harmonies ; les chemins sont tortueux et divers. La vision académique, c’est penser que les formes de la nature sont les seules possibles pour exprimer la beauté, parce qu’elles ont une harmonie naturelle, une loi d’équilibre qui soutient le vivant. Mais si le raté et l’accident deviennent des mécanismes, ce sont eux qui sont académiques tout autant que les « sujets punk trash » qui ne disent plus rien. Ils créent un monde parallèle avec ses propres références contre-natures. Un peu à la manière de Disney, ou des Cartoons, et leurs stylisations mainstream, un peu écœurantes.
Ce qui est difficile, au début, c’est de comprendre qu’il faut surtout densifier sa vision, rendre plus lourd, mettre du poids dans ses dessins, dans ses peintures, approfondir toujours un peu plus. Souvent aujourd’hui, on voit des « artistes » se contenter du croquis, du premier jet, de la surface, de la première apparition des formes sur le support. Je ne dis pas que c’est impossible de fonctionner comme ça, mais en restant au premier niveau de sa propre vision, on se condamne à répéter la même chose, les mêmes mots, ce même proto-squelette de formes. En épuisant sa vision (ce que demanderait la peinture, logiquement, puisqu’elle est un approfondissement du dessin), on va jusqu’au bout de ce qu’on est capable de voir et de représenter.
Quand je dis tout ça, je pense inévitablement à Rembrandt dont les œuvres sont d’une incroyable densité. Cette liberté et cette densité ensemble me paraissent manquer aujourd’hui. Il y a un individualisme qui se couple à un côté ludique et les deux ensemble relativisent beaucoup notre appréciation du dessin qui se contente de plus en plus d’être un jeu de références et de codes.

Frédéric Poincelet : Globalement, notre époque veut que les choses soient « payantes », que ça « cogne » ! Que cela fasse plaisir à voir, plaisir à comprendre et plaisir à produire…
Culture du divertissement avant tout, nous ne sommes plus là pour creuser une œuvre, mais pour la faire connaitre ; c’est-à-dire qu’elle soit facilement assimilable et ainsi la faire fructifier au plus vite. Et tes « jeux de références et de codes », c’est-à-dire la culture, celle qui nous a formés, portés, élevés… n’intéressent plus vraiment les nouvelles générations. NOUS sommes des vieux avec un fonctionnement obsolète. Nous nous sommes construits sur la culture des livres et de cette quête de la connaissance, des échelles, ce fétichisme-là ! C’est fini !
Les nouvelles générations n’ont plus besoin de ce fétichisme, de cette culture du livre, des valeurs, des hiérarchisations et de la contextualisation que nous a enseignées notre culture des beaux-arts. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une nouvelle culture, sans hiérarchie, sans contextualisation, tout est disponible : tout est nourriture pour produire de l’art !
Nous verrons ce que cela va donner, pour l’instant, nous en sommes aux balbutiements, à l’onanisme… on se fait plaisir. On pioche ici et là pour produire un art qui fait plaisir au regard, comme il fait plaisir aux artistes qui le produisent… il faut attendre pour voir comment cet « embryon », va générer une nouvelle culture, de nouvelles valeurs basées sur ce tout disponible et l’art qui va avec, radicalement neuf.

Gabriel Delmas : Ah pourtant, j’ai l’impression que cet « embryon » est déjà bien installé et même rabâché. Qu’il soit embryon c’est vrai, qu’il soit onanisme c’est vrai aussi, mais il est mort-né. D’ailleurs tout est mort-né, à notre époque post-moderne.
On pourrait s’amuser à prédire le retour d’un art d’état, avec des artistes-artisans travaillant pour le pouvoir, mais il faudrait un changement de régime politique et économique et une certaine autarcie artistique. Est-ce possible aujourd’hui ? Le libéralisme semble bien installé. Tout ce qui vient est donc un élément du tout marchand. Ou l’œuvre s’adresse aux millionnaires, ou elle s’adresse à une société underground qui est en fait un microcosme d’artistes, une sorte de tribu à la marge et disparate. Entre les deux, c’est le règne du divertissement, des artisans travaillant pour l’industrie du divertissement. Est-ce que ces industries sont équivalentes aux pouvoirs d’avant ? Oui, forcément. L’art est donc toujours un peu chez ces artistes-artisans travaillant pour l’industrie du divertissement (bandes dessinées, illustrations, jeux vidéos, dessins animés etc.) et un peu dans les microcosmes underground. Quant à l’art des galeries pour millionnaires, ce sont des « choisis » que l’on pioche dans la zone turbulente pour spéculer arbitrairement. Est-ce que cela va changer ? Est-ce qu’il va y avoir une nouvelle façon de montrer/vendre son art ? Pour l’instant, je ne sais pas.
Je pense que tout ce qui est dessin appartient au dessin et que le dessin ne peut pas changer, ni progresser bien sûr, ni évoluer. Il est toujours le même. Ce qui change, c’est le balbutiement dont tu parles… Oui, on peut balbutier sur d’autres images qui n’ont pas été vues ou assemblées de la sorte avant, mais le squelette est toujours humain, toujours le même ; toujours ces mêmes mécaniques. « On se fait plaisir, ça cogne », ce que tu dis me semble bien vu. Dans les mots, dans ce qu’on voudrait…
Le divertissement donne valeur d’art à ce qui en avait déjà, sans en avoir la reconnaissance. Par exemple, les formes d’une figurine eighties d’un personnage de Goldorak, dont finalement la série se trouve très limitée trente ans après, a valeur d’objet d’art, même si ce n’était pas son destin à l’origine. Ce fétichisme ne me dérange pas. De la même manière, le fanzine/graphzine d’un artiste va acquérir une valeur exponentielle avec le temps… Dans ces deux exemples, il n’y a pas usurpation du statut d’œuvre. On a seulement déplacé les traditions. On a enlevé le droit aux riches de décider ce qui était art. Le côté populaire et révolutionnaire est nécessaire. De la même façon, on s’affranchit des références, on ajoute à la somme des connaissances, on délégitimise les artistes pour millionnaires au profit des artistes pour connaisseurs, pour savants, pour personnes attentives.
Est-il nécessaire d’être célèbre ? Dans un monde où tout est disponible, c’est plutôt l’inverse. L’artiste est celui qui est caché. L’underground s’oppose aux stars : il n’y a pas plus opposé. L’underground est le lieu des anti-stars. Dès qu’un artiste est trop célébré, il quitte la friche pour être conforme à ce qui est véritablement pompier (comme Koons, Murakami ou McCarthy)… Ce romantisme particulièrement vif en France est toujours valable : l’artiste est maudit. Et le Bouguereau maudit à son tour par les bourgeois de la modernité, revient en grâce par sa malédiction. Il y a quelque chose de christique dans cette volonté de crucifier l’artiste avant de le ressusciter pour qu’il soit finalement divinisé.
Mais tous ces mouvements sont des jeux. Le marché, finalement, n’a pas connu de révolution.

Frédéric Poincelet : Le marché, n’a pas besoin de révolution… il a juste besoin d’être alimenté.
Que les artistes produisent de la « révolution » ou de la « convention », le marché digérera la chose, et peu importe le goût que ça a. Et même, si l’œuvre sent un peu le souffre, ça alimentera les discutions et les spéculations. Donc rien ne nous intéresse de ce côté, tout est balisé et la course après une quelconque gloire nous indiffère tout autant, nous en sommes d’accord.
Au sujet de cette nouvelle culture que j’évoquais, je ne prêche pas qu’elle sera « mieux » que la nôtre, je m’interroge sur ce que l’on ne peut prévoir ; les formes nouvelles, qu’elles soient « art » ou « véhicule » de cet art… J’ai envie d’être surpris, de croire à des métamorphoses qui nous échappent, que nous ne pouvons concevoir, cela m’amuse.
Mais sous mon optimisme benêt, je sais que tu as raison. Par contre, pour moi, le dessin ne change, ni ne progresse ! Je ne le vois pas comme ça, il ne peut s’épuiser puisqu’il est la voix de celui qui le trace, son écriture, son essence même… comment veux-tu épuiser ça, même si la bêtise peut faire rabâcher à toute une société les même idées ? le « génie » réapparaît toujours, quasi indépendant de celui qui l’habite, le transfigurant. C’est toutes ses voix, habitées, que l’on cherche à rassembler avec Frédéric Magazine.

Gabriel Delmas : Oui, c’est ce que je disais, le dessin ne change pas, ne progresse pas ; il est toujours le même. Ses variations ne sont que superficielles. C’est pourquoi Rembrandt reste toujours génial aujourd’hui, et tous ces « nouveaux dessins » qui cognent, ne cognent que dans ce que l’image produit comme effet. La nouveauté les rend singuliers pour une durée très courte. Très vite, ils deviennent aussi kitsch que ceux qu’ils sont censés renouveler. La relativité n’empêche pas le génie. Même si Staël est très critique envers Goya ; et pourtant, des deux, un seul me semble être génial. Mais le « génie » est aussi un concept moderne qui voudrait qu’un artiste ait la grâce quoiqu’il fasse… Pour reprendre encore une fois cet exemple, Rembrandt est génial parce qu’il a approfondi son art, parce qu’il l’a densifié le plus possible. Il est génial par rapport à ses engagements, ses tentatives. L’artiste est dans un monde autarcique. Ce que les autres font n’est pas en compétition avec son travail personnel. On échoue par rapport à soi, et non par rapport aux autres.

Frédéric Poincelet : Mettons de côté ce que l’image produit, sa superficialité. J’ai envie de voir le dessin comme une entité propre, toujours sollicitée : qui habite l’artiste, qui l’utilise pour creuser, à travers les personnalités qu’elle hante, son langage. Langage qui même rabâché depuis des millénaires continue à s’enrichir, à se renouveler… il faut savoir voir et il ne peut y avoir de compétition dans ces conditions, puisque nous œuvrons tous pour la même cause, que notre voix soit merdique ou géniale.

Gabriel Delmas : Oui c’est une vision naturaliste que tu as du dessin… comme une forme commune à tous, un squelette qu’on incarne de manière différente. Je me souviens avoir dit à un de mes professeurs à peu près la même chose : il n’y a un seul dessin et nous en tentons des variations malgré nous. C’est aussi une vision très proche de l’académisme historique.
Mais je veux revenir un peu sur le marché. Tu dis qu’il a seulement besoin d’être alimenté… Oui c’est le fonctionnement de tout marché, mais peut être qu’on pourrait considérer que ce marché de l’art, des artistes, des artisans peut changer de système de valeur. Il s’est, depuis que l’art existe, continuellement métamorphosé. La question que je me pose c’est : peut-il se métamorphoser au sein d’une économie libérale qui semble installée pour longtemps ? Ou est-ce que toute apparition de quelque chose d’inédit est condamnée à devenir un produit de plus, qui s’ajoute à l’offre toujours plus grande de produits ? L’œuvre peut-elle retrouver une essence sacrée ? Quand je parle de « produit », je le fais sciemment, même si le terme me gêne. Il s’agit de plus en plus et inévitablement de « produits » artistiques.

Frédéric Poincelet : A part quelques fous, bruts et autres Outsiders… L’art s’est toujours construit sur un marché, non ? Les peintures d’essence sacrées ont été créées pour honorer des commandes privées, comme aujourd’hui quand l’artiste répond aux sollicitations du marché… Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises raisons de produire de l’art, tout cela est enchevêtré, même de façon profondément intime, même si l’on ne veut pas se « salir », il y a toujours un moment où l’on veut « se montrer », prouver, ou le vulgaire prend le pas… cette vulgarité, je trouve, fait partie des forces qui construisent une œuvre malgré elle.

Gabriel Delmas : Pas forcément. Il y a une certaine gratuité dans l’acte artistique. Comme on peut jouer de la musique pour seulement partager un moment, on peut donner des visions en peinture ou en sculpture d’une façon gratuite. Le marché n’a pas toujours été là et n’est pas forcément la seule finalité de la société humaine, ou alors c’est que le libéralisme nous a totalement absorbé. Mais il y a aussi cette fonction sacrée de l’art dont je parlais… Il est possible qu’avant tout matérialisme et tout mercantilisme, la nécessité de l’art ait été seulement sacrée.

Frédéric Poincelet : Pour moi, on ne fait pas de l’art pour partager… c’est pour cela que je ne peux comparer les arts… Mais, pour rester dans ta comparaison, on n’avance pas si on « joue » juste pour soi, pour les copains, en boucle… malgré la « souillure » du marché, tu as besoin de te confronter au « monde », du marché, et plus largement. Je pense que si personne ne vient te bousculer dans ta pratique, que ce soit pour te tuer ou t’encenser, tu asphyxies ton art, tu végètes. Je n’ai pas de vision romantique d’un art qu’il faut protéger des marchands, l’art est bien plus balèze que ça… il fait croire au marché que c’est lui qui tient les rênes, grâce à quelques tocards de premier plan bien serviles, mais il n’a absolument pas la main !

Gabriel Delmas : Pourtant, la plupart des productions underground que tu défends aussi « jouent dans la boucle », en dehors du marché !

Frédéric Poincelet : Ces productions ont leur marché propre (artistes, amateurs, collectionneurs…), un marché en marge, pas forcément par choix d’ailleurs ! Et qui regarde, bien souvent du côté du marché « officiel »… mais ce n’est pas grave comme je te le disais !

Gabriel Delmas : Ces productions ne sont pas faites pour le « marché » pour autant… Elles sont surtout des expressions artistiques qui se veulent le plus libre possible. Leur finalité n’est pas de vendre. Elles cherchent souvent une économie d’autofinancement sans profits, à travers un réseau de milieux associatifs et autres. La liberté de créer est prise aussi en conscience de la marginalité de ce micro-marché. Ces formes d’art n’en sont pas sacrées pour autant. Quand je parlais de sacré, je pensais surtout aux « arts » dits « premiers » qui ont été créés bien loin des préoccupations du marché de l’art.

Frédéric Poincelet : Ces productions underground, les crois-tu vraiment « libres » ? Quand on voit le nombre de faiseurs, de copistes d’authenticité par rapport aux quelques véritables génies qui y œuvrent… Combien de Gary Panter ou de « King »Terry Yumura pour des armées de pâles copies battant la campagne de l’underground ?
J’avais compris quand tu parlais « d’art sacré » ; que tu évoquais les primitifs flamands, hollandais, français… d’où ma réponse au sujet du marché qui passait commande à ces « artisans ».
Les « arts premiers », c’est une autre question, leur créateurs avaient bien volonté de créer un objet sacré, par contre est ce que leurs intentions étaient de créer un objet « artistique » ? N’est-ce pas pure projection de notre culture de colons et d’appropriation de vouloir le lire ainsi, et qui au fil du temps l’a fait « art » ; voit comment DADA à vite engloutit ces objets.

Gabriel Delmas : L’authenticité et la liberté ne sont pas sur le même plan. Il y a toujours des influences et des langages communs. Il n’y a pas plus conforme à un autre punk qu’un punk qui veut être identifié comme tel. Le dress code est partout. Mais l’authenticité n’est pas non plus un problème pour les arts premiers. Si ces objets de culte sont des objets d’art ? Je le pense, assurément. Tout autant que les objets cultuels ou les reliquaires des églises. A mon avis, même, le principe de l’art est cette « adresse » au divin, à l’au-delà, à la mort, à l’inconnu, au mystère etc… C’est l’absence de « sacré » qui est caractéristique de notre époque. A moins que notre « sacré » soit devenu « l’argent » que contient l’œuvre. La valeur financière sacrée comme tous ces records de salles de vente.

Frédéric Poincelet : Ce qui est bien en art, c’est que tu peux œuvrer avec toute ta créativité, toute ton authenticité et en toute liberté et être le plus misérable des tacherons. Donner tout au « divin » et être à pleurer de petitesse, être le plus cynique des artistes et avoir la grâce… Je suis d’accord avec toi, l’art et le sacré ne font qu’un, on entre en art comme on entre en religion, une question de Foi, mais l’on ne « prie » pas tous de la même façon.

Gabriel Delmas : Oui, il n’y a pas de chemins sûrs, ni de chemins de traverse qui permettent de sanctuariser sa trajectoire. Il n’y a pas non plus de parcours exemplaire. Tout ce qui est primé révèle le conformisme d’une époque, c’est très difficile d’échapper à la mode, d’être un « insoumis » finalement (mot sans connotation politique) et encore plus en France (pays révolutionnaire ?) où cette histoire d’académisme revient toujours comme une forme de repoussoir, ancré dans nos références culturelles.

Frédéric Poincelet : Il faut surtout être très pur pour ne pas céder aux sirènes des échelles de valeurs, des « médailles » décernées à l’un et pas à l’autre… savoir ne pas « mériter ». S’oublier, ne pas s’abîmer dans son fonds de commerce, ne pas devenir le petit épicier de son art. Nous parlions de « sacré », me voici à sermonner (rires). Heureusement que c’est en échouant que l’on avance (gros rires) !
Comment te sens-tu par rapport à ce charmant programme ?

Gabriel Delmas : Personnellement, je pense que c’est une histoire de force de caractère et je ressens souvent les choses un peu de la même façon que toi. Je pourrais cosigner pas mal de tes sermons. Pour moi, toute la société bruyante des villes est une illusion. Nous pouvons aussi refuser ces principes, ces façons actuelles d’envisager le monde. Nous ne sommes pas obligés d’être dans le flux.

Frédéric Poincelet : Si je veux, moi, me coltiner le « monde », c’est que j’ai besoin de voir, regarder, savoir ce qui se fait, en art bien sûr ! Rien d’autre ne m’intéresse… Et cette curiosité me vient de mon attachement au livre, je me suis construit avec cette idée du livre comme un absolu, comme un monde en soit, autonome de l’autre, qui me parle.
Et de part cet attachement à la diffusion de la « parole », je ne peux envisager l’art sans sa diffusion, sans le livre. Je ne cherche pas le « dialogue », je n’ai pas besoin d’avoir de réponses à ce que je « produis », mais j’ai besoin de cette connexion.

Gabriel Delmas : Si la vente des œuvres est primordiale, la création est détachée de cette étape commerciale. La création va vers les autres, évidemment. Mais elle se construit d’abord dans un être avant d’aller à la rencontre d’autres. Est-ce que cet être doit obligatoirement se trouver sur la scène ? Dans le flux, dans le tourbillon pour être connecté ?

Frédéric Poincelet : Ce n’est pas parce que l’artiste crée seul qu’il l’est… encore une fois, nous ne parlons pas d’artistes bruts ou outsiders qui œuvrent en dehors d’une culture. Nous parlons, surtout, d’artistes qui ont eu un parcours artistique, comme toi, comme moi, comme 90 % des gens qui créent : qui ont appris, emmagasiné des connaissances, un savoir, et qui se sont construits avec. Ce « en retrait du monde », pour « nous autres » me semble un leurre, une idée romantique de son indépendance au monde de l’art, une erreur ! Car, je vois l’artiste tourner en rond sur son savoir, sur la cristallisation de ses années de formation… moi, je suis pour tuer tout cela, tout cet apprentissage nostalgique, en l’écrasant d’apports nouveaux, je veux tout savoir, tout voir… après à toi d’avoir les reins solides ! Je trouve ça très stimulant !
Je comprends bien que l’on puisse vouloir se débarrasser de l’acquis, de l’enseigné, et tenter de retrouver une virginité… plutôt que le vide, je propose le plein, en allant au-delà des tendances de nos sociétés. Car la virginité, je n’y crois pas, désapprendre est un leurre.
Chacun de nous deux parle, depuis un moment, d’art en essayant de l’abstraire, ou pas, du marché. Et pour s’y remettre en plein, qu’en est-il, de celui créé spécifiquement pour un marché, celui de l’illustration ; l’art de la commande ? Comment des Doré, des Tibor Csernus, des Zdenek Burian, des Frazetta, écrasés par les impératifs, sortent leurs bijoux ciselés à la face du commerce ?

Gabriel Delmas : Oui, comme l’art pompier en son temps. Mais « pompier » pour moi c’est une qualité qu’ont certaines œuvres académiques. Rochegrosse, par exemple, je suis allé faire l’aller-retour dans la journée jusqu’à Moulins pour aller voir l’exposition, et j’avais dérangé plusieurs fois les gardiens et conservateurs pour voir les œuvres en réserves. Même chose avec Aimé Morot. Le fait est que pour se connecter à beaucoup de chefs-d’œuvres oubliés, il faut aller aujourd’hui dans les petits musées de province où ces tableaux ont été envoyés, pour débarrasser les grands musées parisiens. Je pense par exemple au grand tableau de Tattegrain qui est à Cassel, aujourd’hui, heureusement restauré.

Frédéric Poincelet : C’est tout toi ça, tu devrais t’atteler à une relecture du truc !

Gabriel Delmas : J’ai une haute estime pour les peintres qui étaient capables de faire ces grandes toiles avec un métier bien solide… leur savoir calmerait tous les prétentieux de notre époque.
Mais ce n’est pas mon truc totalement… mon dessin est trop dérangé pour ce genre de choses. Si je m’attelais à produire ce genre d’œuvres, je sais que perdrais l’envie en cours de route, et et que je voudrais changer la donne, commencer à vouloir exagérer les harmonies, ou à aller vers l’excès. L’art académique repose beaucoup sur une méthode et cette méthode est opposée à ma manière. Je suis extrêmement sensible à la peinture d’Antonio Mancini, par exemple, bien plus qu’à Sargent, son protecteur, bien plus académique et qui m’ennuie un peu plus, avec sa virtuosité. Mancini est réaliste et il piétine. Ses toiles sont empesées et empâtées avec son système de grille, et même s’il a une méthode qui semble très lourde (par rapport à la légèreté apparente d’un Sargent), on a l’impression que le tableau est arrivé en lumière en partie par hasard, à la suite d’un combat épuisant… Il y a là quelque chose qui me parle : cette lutte. Ce résultat né d’un combat long et répété. Je ne peux pas être scrupuleusement attaché à mon sujet et honnête artisan jusqu’au bout. Je suis réaliste mais pas académique. Ma famille, c’est Goya, Munch, Carrière, Mancini, Bacon entre autres. Munch aussi reprenait sans fin ses toiles. Il était insatisfait, détruisait et recouvrait. L’académisme loue l’achevé, le bien fini. Je vois l’expression de la sensibilité comme une étape supplémentaire à la construction et non la construction comme finalité.

Frédéric Poincelet : Je comprends, tu as ça dans le sang, mais tenter une expérience contre nature, peut mener sur des chemins que l’on aurait jamais envisagés. Mais est-on armé pour prendre encore ces chemins… Tu me dis, parlant de la technique des pompiers, que ton dessin est trop dérangé pour ce genre de choses… On se drape, tous, bien souvent par rapport à la technique pure dans un désintérêt dédaigneux de celle-ci, l’époque se posant au-dessus de ces questions triviales. Nous sommes passés à « autre chose » et encore une fois, l’originalité, la voix de chacun, est portée en drapeau face à ce genre de questionnement réactionnaire. Mais l’évidente pauvreté technique qui nous habite, bien souvent, me pose question : ces chemins sont-ils encore possiblement empruntables ou définitivement perdus ? On aimerait bien y aller, mais est-ce qu’on en a le niveau, et si… que peut-on y faire aujourd’hui ?

Gabriel Delmas : Oh non, ce n’est pas du tout perdu. Des quantités d’artistes sont capables de produire ces images artisanales. Il suffit de faire un tour sur instagram, ou artstation pour s’en rendre compte. C’est parfaitement réactionnaire, oui, de croire que ce savoir est perdu alors qu’il est bien plus vivant aujourd’hui qu’hier. Je n’ai pas, personnellement, d’intérêt distancié pour la virtuosité technique. Comme je le disais, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui sont capables de passer de longues journées pour construire une image académique sans la perturber. Je vois très bien comment elles sont construites, mais je n’ai pas simplement l’esprit pour les faire. Tu sais, c’est un peu comme la cuisine, la pâtisserie, où il faut suivre très précisément une recette, peser chaque ingrédient. Là c’est pareil. Je crois que certains ont un démon en eux, qui, à un moment, a envie de tout saccager ou d’agir avec une certaine violence face à son sujet, peut-être se surprendre en permanence pour ne pas s’ennuyer, d’improviser sur la recette, de transformer la recette. Ça ne veut pas dire qu’on ne comprend pas la construction académique, ça veut simplement dire qu’on est trop excité pour suivre la même méthode à chaque fois. Ce qui n’a rien à voir avec le « réalisme » au sens baconien du terme. Je me considère comme réaliste, parce que j’ai envie de rendre compte du réel, et que ce que je fais soit de ce réel-là. Il ne s’agit pas du « réalisme » comme petit genre, comme on a l’habitude de l’entendre dans la bande dessinée ou l’illustration.
Je pense que la « pauvreté technique » dont tu parles est une illusion. On a la technique dont on a besoin. Il n’y a pas de limites à nos possibilités techniques. Les limites sont celles de ce que l’on ressent. C’est très difficile de bien « sentir » son œuvre. C’est là bien souvent que se situe l’échec. J’ai connu dans les académies des dessinateurs tout à fait exceptionnels dans la reproduction de plâtres antiques au graphite sur de grandes feuilles, mais ils étaient incapables de « composer » avec ce savoir acquis à reproduire. L’artiste est celui qui « compose ». Et sa composition utilisera la technique dont il a besoin pour composer. J’aime beaucoup le « combat de coqs » de Gérôme. Sa technique est fascinante. Mais les coqs de Soutine disent quelque chose de plus, à mon avis. On pourrait vouloir une peinture qui soit aussi savante que celle de Gérôme et aussi expressive que celle de Soutine. Mais il faudra pour la faire, mettre de côté une bonne partie du savoir. Il est difficile d’être total. En faisant des choix, on ne s’appauvrit pas techniquement, on utilise les instruments dont on a besoin pour sa musique.
Le paradoxe amusant, c’est que, finalement, on a vu au XIXe siècle les artistes se passer de l’enseignement académique des Beaux-Arts pour arriver à produire des œuvres tout à fait personnelles. Aujourd’hui, on voit une grande quantité d’illustrateurs et peintres académiques se passer totalement de l’enseignement « moderniste » des écoles de Beaux-Arts pour arriver à produire des œuvres tout à fait académiques de très bon niveau. L’art est toujours en dehors de l’école. Il ne fallait pas vouloir enseigner autre chose que la grammaire dans les écoles d’art. Est-ce réactionnaire de dire ça ? Je crois qu’il faut admettre qu’on ne peut enseigner que des savoirs et pas des sensibilités. On peut aussi voir l’école comme un lieu de rencontres privilégiées entre aspirants artistes…
En bande dessinée, c’est un peu la même chose, je me sens plus proche de Buzzelli que de Cuvelier, de Druillet plutôt que Moebius ou de Corben plutôt que de Mignola. Il y a un moment où si le déraillement n’est pas permis, on étouffe. C’est d’ailleurs pour ça que je n’aime pas Hergé. Il est prodigieux mais pas assez dérangé pour moi.

Frédéric Poincelet : Je suis bien d’accord avec toi sur ce déraillement nécessaire à la vie de l’œuvre, elle est criante chez Buzzelli, Corben ou Druillet, mais je ne le trouve pas chez ces artistes « académiques » d’instagram que tu évoques, ou alors je le trouve désuet, puéril, il ne touche pas la folie qu’est l’Art, j’y étouffe… Je n’y trouve pas la réponse à mon questionnement sur la technique : qu’en faire quand elle est trop là et/ou comment faire quand elle est absente. Dans les deux cas, il y a un handicap, on traîne la patte, ça ne décolle pas.
Ces artistes sont fous, certes, mais de technique, ils en sont addicts, de manière stérile, encore une fois anecdotique, référentielle, nostalgique. Je n’y crois pas, ou très rarement, comme chez Csernus. Tu penses quoi de Tibor Csernus ?

Gabriel Delmas : J’en suis un grand admirateur de Csernus. Et dès ses couvertures pour J’ai lu SF. Il y a des chefs d’œuvre dans ces illustrations. Mais penses-tu vraiment que Rochegrosse quand il peint Andromaque, il a à peine 20 ans, traîne la patte ? Si j’avais fait une pareille toile à cet âge, je ne me serais pas vu comme handicapé par la technique. Quand j’avais vingt ans, tout le monde ignorait Rochegrosse, ce n’était pas de l’art, à peine du barbouillage servile selon nos professeurs qui admiraient Morandi. Déjà à l’époque leurs certitudes m’agressaient. Je voulais équilibrer un peu les jugements péremptoires. Aujourd’hui, on ne pense plus comme ça. D’un certain côté, le post-modernisme permet d’apprécier à la fois Rochegrosse, Morandi ou Doury.

Frédéric Poincelet : Excuse-moi, nous nous sommes mal compris, je ne parlais pas des grands pompiers historiques, je parlais des « néo-académistes » d’instagram.
Csernus est dans un réel entre-deux artiste/artisan, vraiment passionnant ! Le contre-exemple des restrictions que je t’énonçais.

Gabriel Delmas : Csernus est un des plus grand peintre du XXe siècle. L’histoire de l’art du XXe siècle n’a pas encore été écrite, loin de là. Tu apprécies l’art de Frazetta ? Les « académistes » d’aujourd’hui sont surtout dans le domaine de l’illustration, du concept art pour le jeu vidéo ou le cinéma. Il y a une logique là-dedans. Ceux qui œuvrent dans le peinture sont souvent bien plus « naturalistes ». Ils ne produisent pas de peinture d’Histoire (qui est le Grand Genre académique). Mais des « méthodes » pour faire des portraits assez sages bien souvent.

Frédéric Poincelet : Bien entendu, très, très, grand dessinateur Frazetta ! Il a dû pleurer devant l’Andromaque de Rochegrosse.
Parmi tous ces travailleurs à la solde du contrat juteux, le génial Paul Gillon a de toute sa vie, œuvré que sous commande, une vie de mercenaire… Mais, tout en honorant contrat sur contrat, il n’a jamais cessé de faire parler le dessin dans son œuvre ! Peu importe parfois, les mauvaises motivations, regarde André Guerber (l’Elvifrance du pauvre), les pépites qu’il a éditées, bijoux au dessin scabreux et bancal, qui n’auraient jamais vu le jour sans la vilaine impulsion de se faire un peu de fric facile en éditant ces libidineuses bandes dessinées pour bidasses.
On peut encenser l’underground comme champ de liberté, mais certainement pas comme voie unique de l’expression du génie, et ce même quand elle échappe à son créateur ou à son commanditaire… tombe-t-on alors chez Guerber dans une forme d’art brut ? Y-a-t-il de l’art brut en bande dessinée ? Druillet peut-être ?

Gabriel Delmas : Pour moi, Druillet c’est l’underground chez Dargaud, preuve que c’était possible. Et oui, Art brut aussi…

Frédéric Poincelet : Autres époques, autres mœurs !

Gabriel Delmas : Est-ce que ça veut dire aussi que toi, tu vas te mettre à la peinture académique et commencer à peindre de grandes toiles d’histoire ou de mythologie ?

Frédéric Poincelet : Non, je ne me mettrais pas à la peinture, j’ai lâché le morceau, il y a bien longtemps, pour le dessin. Et même si mon dessin est de plus en plus pictural de par l’apport coloré, cette pratique n’est pas la mienne, même si la peinture excite mon dessin.
Mais cela m’intéresserait au plus haut point de m’y coller par le dessin. De voir ce que je pourrais, en appuyant sur la pédale de l’académisme ; produire. Moi qui ai parfois l’impression que mon dessin est de plus en plus pompier, ça serait l’occasion de tenter de se confronter à un sujet aussi improbable… De jouer de la technique, j’aime le bancal de goût, mais la technicité titille, évidement, ma pratique. Jouer de ce que l’on ne maîtrise pas, pour se voir mener ailleurs.

Gabriel Delmas : Si ton dessin est de plus en plus pompier, tu ne crains pas de verser dans l’ »anecdotique » que tu voyais chez Bouguerreau ?

Frédéric Poincelet : Disons que l’emploi du terme pompier était « un bon mot », je suis bien loin, d’avoir le niveau… Mais la tentation de se confronter au sujet demeure, malgré l’écueil ; et du sujet et de la technique, ils restent des moteurs passionnants auxquels se confronter… D’autant plus que je me retrouve par cet entretien, nommé, comme l’ennemi de l’anecdote, il est intéressant de s’y coller, voir ce qui est possible de tirer de l’anecdote même… Je n’ignore pas que pour avoir part à la Vérité, ma pensée doit s’allumer à une autre lumière.

Gabriel Delmas : Je te dirais que je n’ai toujours pas bien compris cette histoire d’anecdote

Frédéric Poincelet : L’anecdote ; c’est le détail en trop qui transforme la Peinture en illustration, le détail qui transforme la magie mystique en trucage cheap ! C’est mettre un slip pour cacher le cul du Colosse de Goya à la place du voile de brume qui l’habille. L’anecdote, c’est la mauvaise idée qui gâche l’œuvre.

Gabriel Delmas : Les peintres pompiers sont-ils toujours anecdotiques ? J’ai le souvenir d’être passé devant L’assaut de Bouguereau à Orsay et il était à hauteur de regard… Et ce fut un choc, malgré le côté totalement fou du sujet et de la manière. La technique de dessin est tellement incroyable, et les nuances des chairs vraiment subtiles. J’ai lu un peu comme toute personne qui se cultive ce que Matisse, Picasso ou même Dali disent et reprochent à Bouguereau. Il me semble qu’il y a une crispation légitime mais avec le recul, avec le temps, ces peintures me semblent contenir des visions qu’on ne reproche curieusement pas à Raphaël ou Vinci ou même à Ingres…. Je trouve toutes ces crispations suspectes. Est-ce anecdotique ? J’ai la sensation que Morandi ou Derain ne le sont pas moins, dans un genre bien différent.

Frédéric Poincelet : Je suis d’accord avec toi, l’anecdote n’a rien de spécifique aux Pompiers, peut être leur reproche-t-on d’être trop lisibles, trop à leur sujet… Mais L’assaut est pour moi aucunement anecdotique, Bouguereau est là, jusqu’au-boutiste, et c’est superbe. De plus la question du dessin qui tient leur peinture, nous intéresse tout deux, évidemment, grandement.

Gabriel Delmas : Tu as une vision ouverte du dessin, tu apprécies des champs contradictoires et très différents de ton expression. Comment tu te situes avec tout ça, par rapport à ton dessin ? Tu le trouves comment ton dessin ?

Frédéric Poincelet : Tu me permets de mettre au clair deux-trois choses sur le rapport à sa culture, à son sens critique… Où ne rentrerait pas la notion de sa propre œuvre. Je n’ai pas les goûts, ni la culture que peut supposer avoir mon dessin, je n’ai pas besoin d’avoir derrière mon épaule, l’œil de mon travail surveillant mon goût, et le bon aloi ma curiosité. Et réciproquement, je n’ai pas besoin que ma culture surveille mon dessin. Ce sont deux mondes séparés, nous sommes tous multiples et il est délicieux de ne pas toujours être la même personne.
Sur cette idée, j’ai fait l’expérience via Instagram de présenter sous pseudonyme bidon, un ensemble de livres, plus de 600 livres choisis dans ma bibliothèque et représentatif de mes attirances, tenter le « laisse-moi voir ta bibliothèque je serais qui tu es… ». Un ensemble savamment décousu et très cohérent, une expérience qui n’était pas : « les livres de… », mais des livres qui se parlent, se répondent. J’ai eu quantité de questions pour savoir qui était derrière cet ensemble incompréhensible… pour comprendre (ça agace quand on ne comprend pas). Parce que cet ensemble ne construisait pas une personne cohérente, mais multiple, j’aime ça. Et cet ensemble, cette culture, ne se pose pas comme les fondations propres de mon dessin. Le dessin est un autre moi.
Pour cela, j’aimerais pouvoir critiquer, aimer, détester sans que mon dessin soit montré du doigt, sans que l’on me rappelle « qui je suis », « qui je suis pour me permettre »… justement, « personne » et tant mieux.
L’avis critique que je pourrais avoir, tout comme ma boulimie de livres, d’art, n’est pas là pour me placer au-dessus de la mêlée, ni mon appétit pour nourrir mon œuvre. Je ne suis plus perméable aux influences depuis longtemps, mon dessin en fait m’en protège, car je ne sais pas emprunter, mon dessin ne sait que faire de ce que mon goût apprécie ou dicterait, le dessin se promène ailleurs.
Tu me demandais comment je trouve mon dessin, j’aime bien cette question, je la trouve « touchante »… elle pose le dessin comme une personne à qui on demanderait des nouvelles. J’adore, ça correspond bien à ma mystique du dessin.
Sur mon dessin, parfois je me dis : là…, je touche à quelque chose ! Un truc énorme, un moment de grâce ! Que personne ne verra ! Personne ne se rendra compte du truc fabuleux que je viens de trouver… parce que nous ne regardons pas, parce qu’on s’en fout.
Nous sommes tous trop occupés pour regarder vraiment le travail des autres. Et les critiques, qui n’ont rien d’autres à faire, se vautrent dans la facilité, dans ce qu’ils comprennent, dans ce qui flatte leurs références anecdotiques, voir partisanes.
Nous autres artistes, on se sait très malins, et c’est normal, on ne peut pas vraiment œuvrer sans vouloir atomiser ce qui a déjà été fait, ou en tous cas avoir envie de s’y frotter. On se tue pour cela, pour trouver…, en vain. Mais c’est bien aussi ; que nos egos soient piétinés en permanence, ça permet de savoir ce que l’on veut, ce que l’on veut vraiment.
Ce que je veux vraiment, c’est que mon dessin, ce vieux camarade, me surprenne. Je me doute de ce qu’il va me raconter, je me fais chaque fois une idée de la conversation que l’on va avoir, et en fait… non ! Il tort toujours son histoire comme je ne me l’attendais pas, il me déçoit dans mes attentes, il me chamboule mes préconçus. Mais, même quand il me déçoit, c’est mieux que ce que j’allais lui demander. Je ne le maîtrise pas.

Gabriel Delmas : Je te vois bienveillant avec les autres artistes. Je me souviens de mes débuts, tu m’encourageais, tu trouvais les choses à défendre. Et je me demande comment tu regardes ton dessin. Est-ce que ta passion pour l’art te protège ? Que devons-nous atteindre, quel est la finalité de toutes ces expressions ? Pourquoi continuer ?

Frédéric Poincelet : L’Art me protège de tout : de la vie, du monde, de notre époque, de lui-même… de sa puérile prétention, alors qu’il n’est que divertissement et produit commercial, qu’il n’est que complaisance et séduction.
Tu me dis bienveillant, alors que je suis un nazillon du dessin… Tu le sais bien, à se nourrir quotidiennement de cela, on finit par savoir ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas. Disons que ma bienveillance est plutôt une science du pressenti, du potentiel, je pressens où les choses peuvent se développer… comme dans « les horribles bande dessinées gothiques » que tu produisais à tes débuts et qui m’ont enthousiasmées, parce qu’il y avait un dessin unique, quelque chose de jamais vu, et ça, c’est ce qui m’excite, quand il y a du dessin, c’est ça : Frédéric Magazine… toutes ces particules uniques de dessin, à découvrir en permanence, à comprendre, à aimer… tous les dessins ne sont pas aimables, tous ne peuvent pas être aimés, nous ne sommes pas tous armés pour ça, pour comprendre, c’est du travail.
Est-ce que je suis dessinateur parce que j’ai cette compréhension naturelle du dessin, ou cette compréhension du dessin me vient de ma position de dessinateur, du fait que je parle cette langue… J’ai envie de penser que l’interaction des deux est une fausse piste, que c’est encore une autre partie des multiples personnes que je puis être qui gère cela, ce job d’aimer.
Le dessin peut être infini de choses, mais ce qui résume le plus mon sentiment se retrouve dans cette phrase de Steinberg : « Ce que je dessine, c’est du dessin ». Nous ne sommes pas, ici, dans la compréhension du monde, le dessin n’est pas au service de nos petits questionnements, de nos troubles, de notre romantisme. Mais dans l’invention d’un monde autonome régit par aucunes règles. Flippant ? Un délicieux abyme.
Pourquoi continuer me demandais-tu ; parce que l’on est très loin d’avoir fini la discussion.

Gabriel Delmas : Oui, je ressens exactement aussi ce que tu dis, et je te rejoins sur cette idée qu’il faut malmener le bon goût. Mais moins sur cette idée de « monde autonome régi par aucunes règles » ; ça, je pense c’est une illusion. Nous sommes prisonniers dans notre espace, et puis dans notre époque, et pour finir dans notre vision je dirais « biologique ».

Frédéric Poincelet : Je ne dis pas « malmener », je dis qu’il faut travailler pour comprendre et se débarrasser de l’affect du bon et du mauvais goût.

Gabriel Delmas : C’est la question du goût encore une fois, et d’où on regarde. Difficile de tout embrasser, tout savoir et tout comprendre. Et d’être capable de se construire avec des éléments contradictoires. Le dessin comme une énergie qui cherche son chemin, hors de soi, pour exister dans la matière. Quoiqu’il représente, quel que soit le sujet. On fait trop attention au sujet et au contexte, alors que seule la « manière » compte.
Je te trouve bienveillant parce que tu veux embrasser tous les dessins qui ont ces fragilités personnelles. J’ai cet appétit aussi. Je me fous pas mal de quelle famille de dessin ou si le sujet ou la manière collent avec ce qu’il est convenu d’apprécier. Le snobisme m’ennuie. Je comprends quand même que tu es bienveillant mais que tu ne vois de l’intérêt que dans ce qui est sensible et savant à la fois. Ce qui est savant ne dépend que de notre culture et d’apprentissages successifs. La sensibilité est personnelle et unique.
Je connais un grand nombre d’artistes très talentueux, dont les œuvres de jeunesse resteront dans l’ombre, qui ont arrêté de dessiner. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai pas de réponses satisfaisantes.

Frédéric Poincelet : Mais pourquoi s’arrêter ? Par lâcheté ? Par faiblesse ? Il y a surement quantité de bonnes raisons… Mais la plus évidente est évidemment le manque de Foi, je l’ai déjà dit ; on entre en Art comme on entre en Religion. Mais là où la Foi religieuse nie le doute, l’Art, lui, ne se construit que sur le doute, c’est cette lutte, cette douleur-là qui le grandit.
Et peu importe cette sale manie qu’est le talent, qu’est la facilité… tu me dis que beaucoup de jeunes gens ont arrêté de créer alors qu’ils avaient du talent… tant mieux, grand bonheur ! Nous en voilà débarrassés, on n’a que faire des bons élèves ici qui se servent de leur talent comme d’un passe-temps. Il faut autre chose que le talent pour être artiste, il faut être convaincu de l’évidence du doute.

Gabriel Delmas : Que deviendront les fantassins maladroits que tu tenteras de protéger dans Frédéric Magazine face au déferlement de la virtuosité ?

Frédéric Poincelet : En effet, la Foi n’est pas une mince affaire, il faut être véritablement fou de dessin et illuminé pour tenir le coup… D’autant plus lorsque tu visites ces territoires non pas en touriste, mais comme chercheur impliqué ; qui veut apprendre, assimiler ce qui se crée jours après jours… les territoires sont vastes, ils parlent tous de dessin, mais ils ne le savent pas forcément et sont très éparpillés par leur zone d’action, illustration, art contemporain, bande dessinée, livres d’artiste….
Hélas, nous faisons tous partie de cet abyme sans fond qu’est internet, de ce puits ridicule d’où se reflète la misère de nos egos, la gloire misérable d’un instant. Je ne me sers d’internet que pour pister les traces éditées par les artistes, pour trouver du livre, la marque notable, tangible d’une nécessité à montrer vraiment, pérenne.
Plus tu es fragile dans ton dessin, plus tu es fort, protégé des tentations, de la course à la performance, de l’épate pyrotechnique de la jeunesse. Laissons passer les virtuosités séduisantes d’un moment et que la jeunesse finisse ses humanités, studia humanitatis.

Gabriel Delmas : Tout passera, quoi qu’il arrive, et le dessin fragile ne donnera pas toujours le génie venu de l’anomalie et de la rébellion. Il le donnera même rarement parce que les arts plastiques ou graphiques sont des arts à maturation lente, on commence à ne posséder véritablement son art que tardivement, finalement. Les précocités sont virtuoses mais pas aussi denses que ce que la maturité permet. Encore que Michel-Ange était très dense très jeune, exception notable. Et il y a l’épuisement dont je parlais. Tu dis : manque de Foi. J’aime bien cette vision. Pourquoi pas. Mais aussi manque de curiosité, manque de danger, manque de passion, manque de travail vrai et profond. Je trouve que ce qu’il manque souvent c’est l’approfondissement. On se contente beaucoup des premiers jets. Le dessin n’est pas que l’esquisse et tous ses possibles. Les pyrotechnies tentent aussi d’approfondir l’image, de creuser le temps du dessin au lieu de se satisfaire du premier moment instable.

Frédéric Poincelet : Je sais…
Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me relève, au lieu de me décourager, me console…
Voilà ce que déclamait Delacroix. Je prêche pour édifier les masses. Je suis dans l’absolu de ce qui doit nous grandir. Mais comme nous sommes de braves petits cons, nous nous vautrerons comme il se doit dans la surface. Il y a de la perte, c’est normal et je le répète ; peu importe.

Gabriel Delmas : Il ne restera personne. C’est bien ce qu’il y a de réussi dans l’art pictural. On fait, et tout s’efface. Lascaux est un accident. Tout l’art préhistorique aurait dû disparaître. Et tout finira par disparaître de toute façon. Cette disparition de l’art pictural est sa réussite. Il va vers son achèvement : la mort de son corps matériel. Comme tout corps. Tout ce qu’on dessine est totalement raté. On échoue sans cesse, illuminé ou pas, horrible ou beau, par rapport à notre vision. On réussit quand on s’efface.

Frédéric Poincelet : J’aime ma dégradation, non pas l’objet pour lequel je me dégrade, mais ma dégradation en elle-même. Qu’y a-t-il dans un tel Art, qui ne mérite admiration et louange ?

[Entretien réalisé par mail entre septembre 2017 et mai 2018]

Entretien par en juin 2018