DoubleBOB en multiplicités

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Dans le livre La Crâne rouge de Nicole Claude et de DoubleBOB publié au FRMK en collaboration avec La "S" Grand Atelier dans la collection Knock Outsider! en 2012, s'offrait déjà au regard des images (de nature à la fois parcellaires et instantanées) de fragments de textes en lettres capitales (retranscriptions en apparence brutes de paroles de Nicole Claude) et de pièces dessinées en alternance par les deux artistes. En s'offrant successivement sur la feuille et en donnant à voir une simultanéité autant qu'une multiplicité de facettes d'un même sujet (les auteurs s'y confondant presque), c'est la nature même de l'image comme lieu symbolique qui y était exaltée. L'exploration se poursuit aujourd'hui avec le tout petit recueil de DoubleBOB Mes Locataires (FRMK, collection Florette, 2018), cette fois-ci réalisé en solo et continuant à investir l'image dans ses simultanéités (de lectures) et dans ses multiplicités (de sujets), reflet d'une articulation première et d'un siège narratif.

Annabelle Dupret : Je te connais avant toute chose pour le livre que tu as fait avec Nicole Claude à La « S » Grand Atelier, un projet à la fois très contraignant dans un sens et, en même temps, exploratoire. Tu y as sans doute trouvé une extrême liberté, tout en faisant face aux barrages de la langue et aux frontières personnelles. Pourrais-tu faire des ponts entre l’expérience de ton livre Mes locataires, qui vient de paraître au FRMK (collection Florette) et le livre La crâne rouge (collection Knock Outsider !) que tu avais fait avec Nicole Claude ?

DoubleBOB : Je crois fondamentalement que la manière d’envisager la chose, dans un projet comme dans l’autre, est restée la même. Avec Nicole, la question était d’envisager les choses à deux. Mais, je crois que, dans ce livre comme dans l’autre, j’ai chaque fois eu une seule façon de m’y prendre (et d’ailleurs je ne saurais pas faire autrement). En effet, avec Nicole, là aussi, ce qui nous permettait de nous réunir, c’était de nous baser sur un processus qui n’était pas du tout linéaire. Cela gravitait autour d’une constellation d’instants de création.

Annabelle Dupret : Cette non-linéarité a peut-être attesté d’un écart qu’il serait risqué d’oublier. Mais c’est justement cette orientation qui a réuni en une lecture ces multiplicités sur les pages. Est-ce que la forme « journal » n’est pas également particulièrement présente dans ces captations « d’instants de création », qu’elle soit réalisée en solo ou en duo ?

DoubleBOB : Chacune de mes bandes dessinées prend forme dans un instant, dans un moment unique de vie. Celle-ci n’aurait pas pu être créée dans un autre moment vécu, dans un autre déroulement de moments. Là, je suis en train de travailler sur une nouvelle bande dessinée. Ça va être assez long je pense. C’est justement une histoire qui se déroule sur un an sous forme de journal.

Annabelle Dupret : Comment as-tu réalisé Mes locataires ? Quel temps cela a-t-il pris ? Comment cet entrelacement de bribes d’ »écrits » et d’ »images » a pris forme dans le temps ? Pourrais-tu également dire ce que ça « raconte » ?

DoubleBOB : Je l’ai commencé, et puis j’ai dû l’interrompre pendant un certain temps. J’ai pu ensuite le reprendre. Ce que j’aimerais préciser, c’est que, souvent, c’est parce que je ne sais pas raconter quelque chose que j’en fais une bande dessinée au final. Et cette situation, ce n’est pas du tout un effet de style de ma part pour dire que je ne sais pas raconter les choses. Pour répondre à ta question sur ce que ce livre raconte, disons alors, abstraitement, que le livre Mes locataires part de l’idée ou du fait que différents sujets peuvent constituer, de manières bien distinctes en même temps, une seule et même personne.

Annabelle Dupret : Est-ce que, dans le livre Mes locataires, on trouve des fragments de situations que tu as vécues et les croisements de celles-ci avec des éléments imaginaires ?

DoubleBOB : C’est justement une question qui n’est pas simple. Il s’y trouve des éléments qui étaient déjà présents dans mes livres précédents. Il y a un passage intitulé « nous ne sommes pas un ». L’impression que nous avons d’être un sujet « un » est illusoire, c’est un leurre. C’est justement ce qui s’y trouve. N’est-ce pas un peu triste de se réduire et de se limiter à cette forme étroite et cernée de conception de soi comme un sujet unique ?

Annabelle Dupret : Ces formes multiples, est-ce qu’elles croisent des figures que tu rencontres dans ta vie aussi ou des signes que tu trouves autour de toi ?

DoubleBOB : Un élément de départ, c’est que je ne veux pas du tout voir la folie comme une maladie. Car c’est plein de choses à la fois. Je pense par exemple précisément à Fernando Pessoa. J’aime beaucoup ses « poèmes désassemblés »[1]. Dans l’introduction d’un de ses recueils (il parlait justement vraiment bien de cela), il explique sa rencontre avec son maître ultime de poésie, Alberto Caeiro, cet auteur dont il explique avoir beaucoup (et presque tout) appris. Or justement, au final, Alberto Caeiro, cette personne/personnage/auteur, on apprend que Fernando Pessoa l’a créé de toute pièce. C’est en fait simplement une autre possibilité de lui, une autre forme, dont le texte est la trace et la marque concrète. Il faut bien comprendre qu’il considère véritablement cette personne comme une tout autre personne que lui, une personne qui lui a montré beaucoup de choses qu’il n’aurait pas pu voir sans la rencontrer. Ça vaut la peine de le lire. C’est hyper simple. Toutes ces personnes sont lui-même sans, en même temps, rien avoir en commun avec lui-même.

Annabelle Dupret : …Donc, un auteur éminent qui a sur lui une pleine influence !

DoubleBOB : J’ajouterais que je pense que cet exemple n’est pas seulement une image. C’est un fait. Il s’est réellement enseigné des choses. Ce deuxième sujet de lui-même lui permet de s’instruire et d’apprendre des choses auxquelles il n’aurait absolument pas accès autrement qu’en le considérant comme tout autre. Rien ne serait possible si il se limitait à l’idée que cette personne constitue un seul et même sujet avec lui-même.

Annabelle Dupret : Quelle est, personnellement, ta relation au dessin ? C’est peut-être un autre personnage de toi-même qui t’a instruit le dessin !

DoubleBOB : Je dessine presque tous les jours. J’essaye souvent de consacrer ma matinée à dessiner. Et le reste de la journée, je fais tout ce que j’ai à faire de la vie ! Le dessin, c’est un accès au jeu, un accès à tout ce qui ne passe pas en verbe. Car, comme je te disais, je me retrouve, en dessinant, à dire des choses que je n’arrive pas normalement à dire. Je suis donc en même temps hyper content de pouvoir les dessiner ! Le dessin fait complètement partie de ce que je suis aujourd’hui ! Je pense que c’est quelque chose de vraiment génial pour ça. Je crois que n’importe qui, à travers d’autres formes que les miennes (musique, danse ou tout autre chose) peut trouver les mêmes possibilités de vivre des choses qu’il ne pourrait pas vivre autrement. Moi, j’ai le dessin et ça me va !
Ma bande dessinée actuelle, en cours de dessin, j’ai beaucoup plus le sentiment que c’est elle qui me mène quelque part et non moi qui la guide ! Pour le moment je m’intéresse à une idée qui serait l’ »aller-retour avec la matière ». C’est-à-dire l’idée que, dans un premier temps, tu vas écrire un texte ou que tu vas faire un dessin : ça, c’est l’aller. C’est toi qui le fais et tu l’envoies quelque part. Or, il y a  en fait cette chose hyper étonnante qui te renvoie quelque chose progressivement. Tu peux donc même le voir comme quelque chose qui vient de quelqu’un d’autre. C’est cela qui va influer sur toi.

Annabelle Dupret : C’est à se demander si le retour n’est pas une certaine forme qui vient en fait de toi-même (par une voie inconnue)…

DoubleBOB : Je dirais même que d’une certaine façon, si le retour ne se fait pas, c’est qu’en quelque sorte l’aller ne s’est pas fait non plus. Ça signifierait que ce que tu as fait alors, tu l’as peut-être fait techniquement, mais tu n’as pas voyagé avec.

Annabelle Dupret : J’aimerais te poser une question plus générale et éditoriale. Où te trouves-tu le mieux par rapport à ce genre de réalisations ?

DoubleBOB : Ces dessins, je les fais toujours et vraiment parce que j’ai envie de les faire. Le fait qu’ils soient édités ou pas n’intervient pas dans mon motif à le faire. Mais je suis également super heureux d’avoir rencontré le FRMK et qu’ils apprécient, qu’ils soutiennent et réalisent les bouquins. Mais ce que je tiens à souligner, comme je te le dis, c’est que, à mon niveau (c’est vital), l’édition d’un livre ne sera jamais une condition pour que je fasse une bande dessinée. Si je souhaite la faire, je la ferai toujours. Et si elle n’intéresse personne, je l’auto-éditerai. Donc, quand j’ai fait quelque chose, je le montre au FRMK, et on discute de la mise en forme finale car je fais souvent les choses à l’arrache sans avoir encore de couverture ou d’architecture générale du livre. Et on discute de cela. Mais par contre, la bande dessinée, elle-même, elle est déjà complètement faite par moi à ce moment de présentation au FRMK.

Annabelle Dupret : Tu donnes la matière brute telle qu’elle est et, à part la mise en forme éditoriale ou les questions de livre, rien n’est à ajouter.

DoubleBOB : Il y a même des drames techniques qui ont été sauvés comme ça. Les dessins de Mes locataires avaient été faits sur des vieux facturiers. Au départ, je n’avais même pas pensé que ça ferait une bande dessinée. C’était destiné à être une petite auto-édition en une trentaine d’exemplaires destinés à des personnes que je connais. Et le FRMK m’a proposé de le faire (et j’ai été tout de suite trop content !). Par contre, c’était un drame technique parce que je me retrouvais, avant de les scanner, avec une infinité de bouts de papier collés les uns aux autres. Et ça, c’est atroce pour quelqu’un qui fait la maquette. Et, qui plus est, il fallait que j’ajoute des pages supplémentaires, comme je te l’ai expliqué pour les besoins de la maquette. Or je me suis retrouvé en fin de parcours sans plus aucunes de ces feuilles de « facturier » sur lesquelles j’avais fait tout le reste pour finaliser la maquette. De plus, c’était extrêmement fragile.

Annabelle Dupret : Et comment avez-vous résolu cela ?

DoubleBOB : En fait, en réalité, le papier n’est pas le même partout. J’ai récolté plein de petits bouts et je les ai recollés entre eux. Donc, c’est vrai que pour moi, la bande dessinée se fait toujours avant d’être pensée en publication, et après… c’est un grand rafistolage !

[Entretien réalisé en janvier 2019]

Notes

  1. Fernando Pessoa, Poèmes désassemblés. Tome V de l’édition de ses œuvres, traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier, Christian Bourgeois éditeur, 1989.
Entretien par en mai 2019