Emmanuel Lepage
Avec la sortie en parallèle de deux bandes dessinées, Emmanuel Lepage livre un témoignage fascinant sur la Zone aujourd'hui. Des maisons abandonnées, une poupée laissée seule sur l'asphalte. Au fond, la tour de la centrale dont le réacteur a explosé en 1986, monstre géant qui règne sur les fantômes de Tchernobyl.
Les planches sombres d’Emmanuel Lepage, réalisées à l’aquarelle, serrent le ventre. Le dessinateur est à l’honneur avec une double publication chez deux maisons d’édition : Un printemps à Tchernobyl (Futuropolis), ainsi que Les fleurs de Tchernobyl (La boîte à bulles). Il y rend compte d’un voyage réalisé en 2008 dans la Zone, à l’initiative de deux associations, les Dessin’Acteurs et Les enfants de Tchernobyl. Mais ces ouvrages dévoilent un visage inattendu de la région marquée par la catastrophe nucléaire, avec des panoramas d’une grande beauté. L’auteur revient sur cette singulière expérience.
Emmanuel Lepage : Un printemps à Tchernobyl est le récit en bande dessinée d’un voyage aux bords de la Zone interdite et à l’intérieur de celle-ci. J’ai fait ce voyage en 2008 en compagnie d’un autre illustrateur, Gildas Chasseboeuf, à l’initiative de l’association des Dessin’Acteurs et de deux comédiens, Pascal Rueff et Morgan Touzé.
Gwendal Fossois : Quel en était le but ?
Emmanuel Lepage : L’idée était de ramener des témoignages et des dessins afin de les publier sous forme d’un carnet de voyage : ce seront Les fleurs de Tchernobyl. Les bénéfices de la vente de ce livre étaient reversés à l’association Les enfants de Tchernobyl.
Gwendal Fossois : Que sont les Dessin’Acteurs ?
Emmanuel Lepage : Les Dessin’ Acteurs est une association qui propose, sous forme de publications (cartes postales, livres, affiches…) d’aider à des actions concrètes. Aider, comme pour ce livre, à ce que des enfants contaminés puissent venir en France, ou encore faire connaître le mouvement des faucheurs volontaires et aider au financement de la défense en cas de poursuites judiciaires. C’est donc une association militante qui propose à des dessinateurs de s’engager.
Gwendal Fossois : Parlez-nous un peu du projet initial, en 2008, avec l’association Les enfants de Tchernobyl.
Emmanuel Lepage : C’est Dominique Legeard, le président de l’association, qui a pris contact avec Les enfants de Tchernobyl. Il est lui-même très engagé contre le nucléaire et réalise régulièrement des dessins bénévolement pour le Réseau Sortir du Nucléaire. Je crois me souvenir que l’idée de venir en soutien à cette association vient de la rencontre de Dominique avec Pascal et Morgan lors de la conférence du professeur Bandajevsky à Guingamp, en 2007. C’est ce jour qu’est née l’idée de la participation des Dessin’Acteurs à la résidence d’artistes à Tchernobyl. Il me semble que c’est Pascal qui a dû souffler le nom des Enfants de Tchernobyl comme bénéficiaire des droits du livre à venir.
Gwendal Fossois : Et vous, quand avez-vous intégré l’équipe ?
Emmanuel Lepage : Je n’ai été associé que quatre ou cinq mois après, comme Gildas. Mais le projet était déjà bien engagé et il s’agissait dès lors de trouver des volontaires pour réaliser concrètement ce projet. Gildas et moi, nous étions les derniers maillons d’une longue chaine de solidarité dans laquelle tous les membres de l’association étaient impliqués.
Gwendal Fossois : Aujourd’hui, pourquoi rééditer Les fleurs de Tchernobyl ?
Emmanuel Lepage : D’une part, le livre est épuisé depuis deux ans. D’autre part, il n’a été diffusé que par le biais de Dessin’Acteurs. Il n’était donc pas disponible sur le réseau classique du livre et n’a eu qu’une diffusion dans un réseau restreint, ceux préoccupés par le nucléaire, pour qui acheter la bande dessinée était revendiqué comme un acte militant. Le rééditer, c’est le rendre accessible à tous.
Gwendal Fossois : Un printemps à Tchernobyl est sorti fin 2012. Pourquoi avoir publié un nouvel ouvrage quatre ans après votre expédition ?
Emmanuel Lepage : En 2008, quand nous avons publié le carnet de croquis, j’ai tout de suite senti que celui-ci ne suffirait pas. La moitié des dessins faits sur place n’y figuraient pas, faute de place, et je sentais qu’il y avait là-bas autre chose que ce que nous évoquions succinctement dans ce premier livre. J’ai d’abord pensé à une fiction autour d’une Zone interdite. J’ai commencé les planches de cette bande dessinée et nous imaginions, avec mon éditeur, sortir en parallèle un carnet de voyage complémentaire à celui publié aux Dessin’Acteurs. Alors que je commençais à peine cette bande dessinée, je suis parti pour les terres australes. De ce voyage j’ai publié un livre hybride qui associait bande dessinée, croquis et illustrations. Sans doute n’ai-je jamais ressenti autant de plaisir à faire un livre, avec ce sentiment d’inventer une forme narrative nouvelle et qui me convenait totalement. Je réunissais au sein d’un même bouquin tout ce que j’aimais faire. J’ai repris la bande dessinée de fiction une fois le Voyage aux îles de la Désolation achevé, mais avec une grande difficulté à revenir vers une forme narrative plus classique. Quand la catastrophe de Fukushima est arrivée, soudain la réalité a rejoint la fiction. Soudain un pays avec une technologie très performante a été touché par une catastrophe nucléaire majeure. Ma fiction m’a semblé caduque… et je n’ai pu continuer. Je n’y croyais plus. S’est alors imposée à moi l’idée de raconter ce voyage à Tchernobyl sous la forme que j’avais mise au point avec Voyage aux îles de la Désolation.
Gwendal Fossois : Quelle a été votre démarche pour la constitution de ce livre ?
Emmanuel Lepage : J’ai d’abord voulu partir en improvisation comme je l’avais fait pour Voyage, faire un livre qui se découvre au fur et à mesure que j’avance dans les planches. La rapidité avec laquelle je réalise chaque planche me permet plus de souplesse : je peux la recommencer sans hésiter, tailler dans des séquences… Bref, construire un livre petit à petit en affinant, revenant en arrière, inversant les séquences. Jusqu’au bout, le livre peut être profondément modifié. Il y a quelque chose de très excitant à travailler ainsi. Un Printemps à Tchernobyl s’est avéré en fait beaucoup plus complexe à réaliser. J’ai mis des mois à définir ce que je voulais raconter et comment. Et ce voyage était plus lointain.
Gwendal Fossois : Vous êtes vous inspiré des Fleurs de Tchernobyl et d’autres croquis pour faire cette bande dessinée ?
Emmanuel Lepage : Les croquis et les illustrations vont être le fil conducteur. A chaque fois, j’ai la contrainte de définir comment je vais intégrer tel ou tel dessin, comment je vais le faire venir. Du coup, ça m’entraîne dans des séquences ou des façons de raconter que je n’imaginais pas. Il y a quelque chose de très improvisé, une grande confusion au départ. J’ai eu du mal à émerger de ce chaos, à définir les intentions. Ces deux derniers livres ont profondément modifié ma façon de travailler, d’appréhender un récit. Je n’ai pas de scénario préétabli. Ça va se concevoir au fur et à mesure, comme une sculpture. Les textes, eux, existent sous formes de brouillons, d’idées. Ils sont souvent écrits à la fin, l’image déjà réalisée.
Gwendal Fossois : Quelle a été votre relation avec Gildas Chasseboeuf ?
Emmanuel Lepage : Je connaissais très peu Gildas avant ce voyage. Nous nous croisions parfois lors de salons, lors de soirées entre amis. Il est avant tout un peintre et un illustrateur, pas un auteur de bande dessinée. Du coup, je ne le croisais qu’épisodiquement. Ce voyage a été l’occasion de se connaître et s’apprécier. C’est aujourd’hui un ami. En ce qui concerne la réalisation des Fleurs de Tchernobyl, nous étions sur la même longueur d’onde, tout à fait en harmonie sur le contenu du livre.
Gwendal Fossois : Qu’est-ce qui vous a motivé, personnellement, dans ce voyage à Tchernobyl ?
Emmanuel Lepage : Plus que le militantisme, l’idée de m’engager dans quelque chose de concret, d’avoir peut-être le sentiment d’agir sur le monde, le mien en tout cas, avoir l’impression d’être impliqué alors que souvent j’ai le sentiment d’être de mon côté, de par mon travail solitaire. Mais, plus intimement, j’avais certainement un besoin de me sentir vivre en me mettant ainsi en danger.
Gwendal Fossois : Dans Un printemps à Tchernobyl, vous évoquez l’idée d’être un «témoin du monde» impliqué. Vous considérez-vous justement comme un artiste engagé, un militant ?
Emmanuel Lepage : Impliqué, oui. Militant, non. La réalisation de ce livre m’en a convaincu. J’ai ramené ce que j’ai vu et non ce qu’on m’avait demandé de voir. En cela, je ne me sens pas un militant. Je n’ai pas de message à faire passer. J’exprime un ressenti, des émotions, une réflexion à travers mes livres, mais je veux laisser aux lecteurs la possibilité de faire leur propre cheminement. Je m’adresse à leur intelligence. Je ne peux exprimer qu’un point de vue personnel, intime. Je n’ai pas la prétention au message.
Gwendal Fossois : Vous insistez sur la beauté renaissante de la Zone, en passant notamment d’un dessin aux couleurs sombres à des ensembles plus vifs. Expliquez-nous votre impression, quand vous étiez dans la région.
Emmanuel Lepage : Tchernobyl m’est apparu comme une zone éclatante de beauté en ce printemps ukrainien. Je m’attendais à dessiner des choses noires, sombres, tristes. La mort, pour moi, ne pouvait que se visualiser en noir et blanc. C’était une véritable surprise. Avec ce corollaire peut-on dire : Tchernobyl, c’est beau ? Doit-on se sentir coupable de ce sentiment ? Coupable aussi vis-à-vis des membres de l’association qui nous avaient envoyés là ? Ne les trahissions-nous pas en disant cela et, pire, en le représentant ? Ce qu’il a fallu expliquer pied à pied, c’était que beau ne veut pas dire bien.
Gwendal Fossois : Vous évoquez également votre quasi-incapacité à dessiner, chose que vous avez des difficultés à vous expliquer. Votre dessin redevient fluide de lui-même, petit à petit. Cette intrigue semble constituer une histoire dans l’histoire, comme un prétexte à évoquer la beauté picturale de Tchernobyl. Comment cela s’est-il réellement déroulé ?
Emmanuel Lepage : Ça s’est vraiment déroulé comme ça ! Le paradoxe est que c’est à Tchernobyl que j’ai retrouvé mon dessin, ma capacité à vivre par le dessin, à être au monde par le dessin. Ce n’est pas un prétexte, c’est un point essentiel de l’histoire car c’est justement par ce biais que j’entends faire comprendre que ce récit est intime et personnel et qu’il n’a pas de prétention à l’exhaustivité. Tchernobyl, par le silence des sens face à la tragédie, nous renvoie à des choses très intimes. Nous ne voyons rien, le réel n’est pas le réel. On nous demande de dessiner l’invisible. Alors vous allez chercher ailleurs, en vous même, dans votre imaginaire. C’est, de mon point de vue, le nœud du livre et ce qui m’a donné envie de le faire. Il y a des dizaines d’ouvrages sur Tchernobyl[1], des centaines de reportages, une fiction, même, depuis peu. Que pouvais-je amener de plus, sinon ma relation personnelle et intime à ce désastre ? N’en faire qu’une relation distanciée ou plus globale ne m’intéressait pas.
Gwendal Fossois : En vous lisant, on tremble quand vous entrez dans la zone avec le masque, les gants, le plastique autour des pieds. On tremble lorsqu’un crayon tombe à terre : irrécupérable, trop de radioactivité. Pouvez-vous nous expliquer cette expérience ?
Emmanuel Lepage : Il est étrange de se retrouver dans un paysage apparemment familier, accueillant, bienveillant, même, et de vous y comporter comme si vous étiez sur la Lune. Tous vos gestes sont modifiés. Nous faisions attention où nous posions les pieds, ne touchions à rien. Dessiner avec des gants réduit aussi beaucoup la sensation charnelle avec l’outil, à la matière et, je pense, fait dessiner autrement.
Gwendal Fossois : Après ce voyage, en 2008, et suite à la publication de ces deux ouvrages, quelle est votre vision de la catastrophe aujourd’hui ?
Emmanuel Lepage : Je rentre tout juste de Fukushima et voir à nouveau une Zone interdite m’a mis en colère : voir se reproduire les mêmes drames, voir à nouveau ces villages abandonnés, ces vies brisées. Une colère m’a submergé, là-bas. L’Homme ne semble rien apprendre des drames du passé. Le nucléaire est un sujet qui demanderait une réflexion adulte et, au lieu de cela, nous sommes dans l’infantilisation et le déni. Mais peut-être que penser la catastrophe est-il trop insupportable… ?
Gwendal Fossois : Ce n’est pas la première fois que vous réalisez des comptes-rendus ou carnets de voyage. Je pense notamment à Brésil, America ou Voyage aux îles de la désolation. Qu’est-ce que cela change, pour un dessinateur, par rapport à une œuvre de fiction ?
Emmanuel Lepage : Ce sont des expériences graphiques et narratives nouvelles où se réunit tout ce que j’aime faire : de la bande dessinée, des illustrations, des croquis en voyage. C’est une expérience étrange, je ne sais pas toujours où je vais. Une forme d’improvisation très excitante. Jamais je n’avais ressenti un tel plaisir à faire des livres, comme si j’avais mis de coté l’aspect parfois laborieux de la bande dessinée. Je crois que j’aurais du mal à revenir à des bandes dessinées plus classiques telles que Muchacho. Mais je referai de la fiction, c’est certain, sans doute sous une autre forme. Ce qui m’intéresse, c’est de chercher d’autres choses, explorer les champs infinis du dessin, de la bande dessinée.
Gwendal Fossois : Que tirez-vous de ce type d’expérience, que ce soit à Tchernobyl, Fukushima, en Antarctique ou ailleurs ?
Emmanuel Lepage : Je me sens vivre !
[Entretien réalisé en octobre 2012]
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