Éric Lambé
Paysage après la bataille, publié par l'insatiable FRMK en collaboration avec Actes Sud BD, a reçu cette année le Fauve d'Or au Festival International de Bande Dessinée d'Angoulême. Le jury, constitué de journalistes, d'auteurs, et d'une libraire, s'est révélé radical et exigeant dans cette élection. Bande dessinée sublime et dépouillée, celle-ci invite le lecteur à un effort de lecture, tout en se présentant comme une œuvre éminemment ouverte, avec un accès d'une simplicité détonante.
De fait, c’est par les images que l’entrée se fait dans ce livre, quasiment muet, constitué de plusieurs centaines de planches en gammes de gris, avec quelques émergences fortuites de couleurs. Le récit, issu de l’étroite collaboration du dessinateur Éric Lambé et du scénariste Philippe de Pierpont, narre par l’image le traumatisme d’une femme suite à la perte de son enfant, et qui va trouver refuge dans un camping résidentiel, en plein hiver, où d’autres êtres, non moins esseulés qu’elle, se sont également réfugiés. Eric Lambé raconte qu’il s’agissait d’approcher « la fragilité de la vie, la précarité des gens dans la rue et la manière dont on peut chuter dans une vie et tout à coup disparaître ». Une rencontre avec celui-ci pouvait dès lors constituer une modeste exploration de la réalisation de cet album, révélant la nécessité pour le dessinateur d’aborder ce thème au plus près de sa subjectivité, tout autant que son assiduité à respecter la réalité intransigeante d’un sujet vulnérable. Une telle rencontre pouvait également permettre une immersion dans l’élaboration des images, leur naissance, leur dialogue et, autrement dit, ce qu’elles peuvent raconter d’elles-mêmes.
Annabelle Dupret : C’est étonnant comme on trouve dans Paysage, tout comme dans de nombreux livres du FRMK, un fil rouge, qui est cette attention au récit, mais qui passe toujours indubitablement par les images. Dans Paysage, la lecture est quasiment véhiculée par les images seules, et l’on n’y soupçonne pas spécialement l’écriture scénaristique sous-jacente. Par ailleurs, je trouve que nombreux auteurs du FRMK, tout comme toi et Philippe de Pierpont, se penchent sur la place du lecteur, presque intuitivement, tout en lui laissant une autonomie complète. N’est-ce pas l’attention que tu portes à tes dessins au fur et à mesure que tu les conçois qui crée cela ?
Éric Lambé : En fait, je crois que tout part toujours d’un handicap de départ à contourner. Je n’ai jamais été un grand théoricien. Au départ, quand j’ai commencé à dessiner, ma question était surtout que j’avais envie de faire de la bande dessinée, de faire des images. Autrement dit, de voir des images naître. Et très vite mon souhait a été de faire naître plusieurs images, et non une seule. Pourtant au départ, ce qui est très surprenant justement, c’est que j’avais un premier sentiment, qui était celui de n’avoir rien à dire, et de ne pas savoir dessiner. Et je pense que je n’ai fait que me poser cette question-là tout au long de mon activité : « Quoi dire ? », « Quoi dessiner ? ». Et justement, comme tu l’évoques, j’ai découvert que ça se passait en le faisant, c’est-à-dire en dessinant…
Annabelle Dupret : Peux-tu me parler de tes albums précédents ? Est-ce que ta manière de travailler était semblable ?
Éric Lambé : Oui. Pour remonter un peu dans le temps, avec Ophélie et le directeur des ressources humaines, je me suis lancé dans une expérience où je n’avais pas vraiment de scénario, et tout d’un coup est venu un livre qui naissait d’image en image. C’est avec une idée minimale que des tas de motifs pouvaient se développer. Non à partir d’un scénario écrit, mais au fur et à mesure qu’il se faisait. Et c’est donc là que je me suis aperçu que la narration était le vrai sujet. De plus, c’est en même temps là que le vrai plaisir, la véritable envie, résidait : faire des images. Quand je travaille, je mets toutes mes images à plat, au sol, et je finis progressivement par en avoir une véritable image globale. C’est en faisant Ophélie que je me suis rendu compte de tout cela, que je l’ai perçu. Je sentais que chaque case était « la petite touche d’un tableau ». Je crois que le livre, c’est l’objet global, c’est l’image globale, et chaque case en est un élément constitutif. Chaque case est une touche du tableau (si on peut en donner cette image poétique un peu simple). La manière dont elles se mêlent entre elles, dont elles se tissent, mène au travail de la séquence ; et c’est ce qui me passionne. Autrement dit, je me demande, par le dessin, comment les images font naître des idées.
Annabelle Dupret : Et pour un livre où tu as travaillé seul, comme Le fils du roi, le processus est-il le même que lorsque tu travailles en binôme avec Philippe de Pierpont ?
Éric Lambé : Quand je travaille seul, comme pour Le fils du roi, et qu’il n’y a plus d’histoire, les images naissent de toute part. Parfois ce sont des séquences, parfois ce sont des images séparées. Et c’est ensuite qu’il faut les rassembler pour avoir un livre. Inéluctablement, il faut que cela aboutisse à la constitution d’un livre avec un début et une fin. Et par ailleurs, inexorablement, il faut toujours qu’il s’ouvre à gauche et qu’il se referme à droite. C’est une contrainte majeure. Et pourtant, avec Le Fils du Roi, au départ, mon principe était qu’il puisse s’ouvrir dans tous les sens. Je pense que c’est une question qui a été au cœur de ce moment de création.
Annabelle Dupret : Peux-tu donner quelques clés sur l’apparition du thème de Paysage, la fragilité et la précarité ? Je suppose que c’est la première chose qui vous lie l’un à l’autre, toi et Philippe de Pierpont ? Je suppose aussi qu’il faut être deux pour qu’un contexte narratif prenne place, à la suite du thème…
Éric Lambé : Au départ, ce que je me dis souvent, c’est que je n’ai pas de style. C’est presque abyssal. D’une certaine manière, je n’ai pas une manière de dessiner. J’ai souvent l’impression qu’on ne pourrait pas identifier qu’un dessin est de moi ! Par contre, je pense avoir une grande subjectivité, et si je cherche à investir un dessin (une histoire) en n’ayant pas de style, j’y achemine une grande subjectivité. Quand je travaille avec Philippe de Pierpont, on discute beaucoup. Et, ce qui est important, c’est que mes idées premières sont toujours liées à une idée plastique et une idée de thème. Pour Paysage, au départ, c’était l’idée de la fragilité et de la précarité. Et c’est ce qui m’a rapidement conduit à l’idée d’un dessin très simple, et assez épuré. Bien qu’au départ, je le pensais très noir (or c’était l’inverse que je cherchais, la fragilité) : je n’y avais pas encore envisagé les gris. Là-dessus, Philippe de Pierpont est arrivé avec un scénario où il a créé du romanesque sur des idées aussi simples que cela. Il installait un contexte, un lieu, et des événements. Il pouvait décaler en quelque sorte son regard par rapport à ce à quoi je pensais. Et comme il est scénariste, il a déjà, à ce moment-là, tissé un jeu de liens, dans toute sa manière de raconter l’histoire.
Annabelle Dupret : Bien que vous soyez tous très autonomes dans vos créations au FRMK, il y a une récurrence chez vous de livres en duos. J’y vois un désir d’égalité, et en même temps de liberté dans le champ individuel. Là où tu apparais, Philippe de Pierpont disparaît, et là où tu t’éclipses, il apparaît. Il y a un aller-retour qui s’est établi et qui apparaît comme une condition de votre création. Ce n’est pas une collaboration programmée...
Éric Lambé : Oui, c’est juste, mais c’est aussi amusant, parce que dans la création indépendante, il y a peu de personnes qui travaillent de manière aussi classique que nous deux. À première vue, c’est quasiment un binôme classique « scénariste-dessinateur ». Mais en fait, c’est autre chose aussi. Car, dès le début, je ne voulais pas qu’il y ait cette posture simplifiée dans les rôles attribués. Pour moi, il y a deux noms qui sont au cœur de la conception du livre. Pour moi, il n’y a pas un scénariste et un dessinateur, mais bien deux auteurs. C’est aussi ce qui se passe avec les auteurs du FRMK qui vont à La S. Dans un sens, je ne cherche pas à savoir ce que Philippe veut quand il écrit un scénario. L’équilibre, mais aussi la singularité de la narration visuelle tiennent également à cela.
Annabelle Dupret : Travaillez-vous ensemble à l’installation d’un décor visuel pour votre récit ?
Éric Lambé : Une fois que le scénario est là, je travaille longtemps pour trouver une forme qui puisse me satisfaire. Je passe beaucoup de temps à chercher une forme et à trouver ce que je dois dessiner. Comme si j’étais un illustrateur qui doit « bien faire » son travail. Je passe beaucoup de temps à chercher une forme et à m’interroger sur ce que je vais dessiner. Je me demande quel habit mon personnage a. Je me renseigne, je vais sur des sites. Je veille à des détails qui sont pleins d’anecdotes. Qui ne vont pas spécialement dans le sens de ce que j’ai à exprimer en émotions, mais qui me semblent aussi incontournables. C’est pour cela qu’il y a toujours deux ans de travail qui sont consacrés en quelque sorte à éliminer tout le superflu. Et à un moment donné, apparaît une épure du dessin-récit, parce que toutes les questions ont été posées. Et tout ce qui était d’ordre anecdotique, ou qui me piégerait, peut disparaître. C’est une façon de poser ma subjectivité et mon émotion sur un récit sans vouloir le transformer. C’est-à-dire sans me poser de questions sur les intentions de Philippe.
Et ce qu’il se passe, c’est que, une fois que c’est installé, mon esprit peut s’amuser avec tout cet univers visuel comme une écriture automatique. En fait, narrativement, je commence à construire les choses qui se trouvent entre les lignes. Des choses que chacun pourra interpréter à sa manière. Ma subjectivité se glisse entre les lignes de Philippe, et c’est cet élément-là qui croise le romanesque tout d’un coup ; et qui fait qu’on arrive à cette jonction comme si on n’était plus qu’une seule tête qui a fait le tout. Toutes les images oniriques et poétiques, elles n’existent pas dans le scénario. Elles ne sont pas écrites. Ce sont des motifs qui, une fois installés, prennent une forme d’écriture automatique. Alors qu’il y a une longue distance, il y a un aller-retour qui s’instaure, entre le romanesque et le poétique.
Annabelle Dupret : Peut-on se pencher sur la couverture et son décalage par rapport au dépouillement du récit ? Elle a un pouvoir métaphorique énorme. Cette bataille dépasserait-elle celle de son époque ? C’est un coup de fouet anachronique, cette femme au milieu du champ de bataille de Waterloo…
Éric Lambé : Ce qui est important, c’est que chacun ait sa propre lecture. Je cherche les choses de manière très intuitive. Il y a l’idée du champ de bataille intérieur, et celle de notre monde. C’est un panorama, et c’est en même temps un paysage falsifié. L’idée pour moi de folie n’était pas assez forte à ce stade dans le livre, et je voulais l’accentuer. La folie est toujours très présente dans mon travail. C’est Steve Michiels qui était passé dans mon atelier, et qui m’avait dit : « Tiens, ça me fait penser à Henry Darger ». Moi, je n’y avais pas pensé. Je voyais le gros bouquin ! Ma manière de travailler pouvait se concevoir avec des parallèles, puisqu’il travaille avec des calques, etc. Effectivement, il y a des parallèles. Dans cette idée de folie aussi. Je ne voulais pas faire de l’art brut. Par ailleurs, je sentais que ce livre avait ce côté très littéraire. C’est d’ailleurs quelque chose qu’on évoque aujourd’hui en termes de littérature en image, de littérature muette. Dès le départ, il y avait un potentiel romanesque très fort…
Dès lors, on voulait que le format corresponde à cela. Que ce soit un livre qui s’incarne comme un objet livre en même temps. Cela fait penser, dans la forme, la couverture, le cartonnage, à des vieux livres de chevet. D’ailleurs, j’étais presque gêné par ce choix-là, car je me suis dit qu’on allait peut-être un peu loin dans le décalage entre cette forme si « livre classique », et le récit quasi muet , entre un produit artistique, et un produit qui ne l’est pas. D’ailleurs, il y avait aussi ce jeu de reproduction de ces romans classiques où les illustrations sont en noir et blanc, et la couverture en couleur. Nous avons reproduit cette forme pour une bande dessinée, afin de trouver une autre forme à l’intérieur. Autre élément que ça pouvait révéler, c’est que ça créait un univers assez fort sur la couverture, alors que lorsqu’on l’ouvrait, c’était comme un coffret où l’on découvre un immense dépouillement.
Annabelle Dupret : On a presque l’impression d’une épopée, d’une histoire qui traverse les civilisations, et puis, d’entrée de jeu, à l’ouverture du livre, on tombe sur le blanc de la neige, de la page, et de la solitude.
Éric Lambé : Oui, le sujet est la disparition. Dans tous les thèmes qu’on a traités avec Philippe, la disparition est au centre. La disparition du dessin, etc. Et commencer par une accroche sur la couverture aussi chargée, ça amplifiait complètement ce sentiment de disparition.
[Entretien réalisé à Bruxelles le 11 février 2017]

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