Frederik Peeters, histoires de phases

par

Après six années d'activité intense, qui avaient vu paraître les quatre volumes de Lupus, les six tomes de Koma ainsi que les deux RG, ce début 2009 semblait marquer une respiration dans la production de Frederik Peeters -- un sentiment renforcé par la publication l'année passée de Ruminations, recueil de récits parus dans Bile Noire fleurant bon la rétrospective. Mais plutôt qu'un bilan morose, la discussion (enjouée) a rapidement tourné à l'échange enthousiaste et passionné. Une vraie rencontre.

Xavier Guilbert : Cette année, c’est ta douzième année de carrière, puisque Brandon Bellard et Fromage et Confiture sont parus en 1997.

Frederik Peeters : Oui, c’est ça, oui.

Xavier Guilbert : On en est donc à douze ans. Et j’ai l’impression que ça marque une fin de phase, puisqu’il y a des projets comme Koma qui arrivent à leur terme. Il y a aussi RG qui à ce que j’ai entendu, ne continuera pas mais pour d’autres raisons. Et donc là, pour la première fois depuis un petit moment, tu es sans projet en cours de publication.

Frederik Peeters : Oui, c’est vrai. Si ce n’est que, deux jours avant de venir, j’ai fini ce qui sera le prochain livre chez Gallimard. Donc je n’ai pas attendu — mon année fut bien remplie. Mais c’est vrai, oui, absolument. Et je le sens très clairement, ces histoires de phases.

Xavier Guilbert : Il y a aussi une autre phase que j’ai notée — tu as commencé par des travaux dans lesquels tu contrôlais tout : Brandon Bellard, Fromage et Confiture, Les Pilules Bleues qui est un travail autobiographique et puis le petit Constellation chez L’Association. Il y a bien eu quelques petites collaborations avec Ibn Al Rabin ou Andrea Kündig, alors que ces derniers temps, tes deux travaux en cours étaient RG et Koma qui sont tous deux des collaborations. Est-ce que c’était un changement voulu, de travailler avec d’autres personnes ?

Frederik Peeters : Non, ça ce sont les aléas. Mais moi, je ne le vois pas comme ça, parce qu’il y a eu Lupus au milieu de tout ça, qui était le tronc — les quatre, cinq dernières années, elles ont tourné pour moi autour de ça, avant RG. Donc non, les phases comme ça ne se définissent pas en « collaboration / pas collaboration ». Parce que même RG, il y a eu des discussions pour qu’il me fournisse des anecdotes, mais j’ai tout écrit — je n’irais pas jusqu’à dire que j’aurais pu faire la même chose en regardant toute une série, toute une saison de Navarro et d’Inspecteur Moulin, mais c’est pas loin. Donc, ce n’est pas une réelle collaboration, on ne peut pas dire ça.
De toute façon, rien à voir avec Koma, par exemple, où Pierre (Wazem) me donnait les scénarios clé en main, je n’avais rien à modifier. Généralement, même, quand je commençais à découper, en y mettant mon propre rythme, quand j’arrivais à la dernière ligne, j’arrivais généralement à la fin de la page 46, c’était assez miraculeux. Ça, c’est une réelle collaboration, en terme de bande dessinée. RG, je ne dirais pas la même chose, non.

Xavier Guilbert : C’est peut-être plus proche que ce qu’a fait Emmanuel Guibert avec La guerre d’Alan ? Un échange, et puis toi tu t’occupais d’une « mise en récit » à partir des éléments que tu avais ?

Frederik Peeters : Non, parce que — à mon avis, il doit y avoir plusieurs différences majeures. La première étant que Alan Cope devait être quelqu’un de très érudit, ce qui n’était pas le cas de mon collaborateur. Donc à mon avis, Guibert a plutôt dû faire de l’organisation et de la réinterprétation. Moi, c’était vraiment un boulot d’écriture, j’ai pas eu un bout de texte ou de dialogue, j’ai rien enregistré. J’ai picoré dans ce qu’il me racontait, en essayant de faire en sorte qu’il reste focalisé sur ce qu’il me raconte, parce que — raconter une histoire, même oralement, c’est un boulot. En fait, c’est quelqu’un qui ne savait pas raconter, même une enquête. Au bout de deux phrases, il partait n’importe où. Je ne sais pas de quoi rapprocher ça, en fait, RG. Il y a beaucoup de tricherie, beaucoup d’invention. Pour moi, c’est un vrai travail d’écriture.

Xavier Guilbert : Si on reste dans les phases, y aurait-il une phase plus personnelle ? Il y a bien sûr Pilules Bleues qui est un livre un peu à part, puisque tu y parles de toi à la première personne, et des choses qui s’inscriraient, sans forcément laisser complètement de côté l’intime, mais qui s’inscriraient dans une littérature de genre. Lupus commence dans la science-fiction, Koma dans un univers réminiscent de Métropolis et très focalisé sur l’enfance, et puis RG qui est en plein dans la littérature de genre.

Frederik Peeters : Pour moi, surtout avec le recul de quelques années, Lupus est vraiment une prolongation des Pilules Bleues. Je me demande même si … parce que Pilules Bleues c’était tellement un travail qui était fait dans l’urgence, dans l’inconscience, quasiment.

Xavier Guilbert : Ç’a été fait en combien de temps ?

Frederik Peeters : Trois mois.

Xavier Guilbert : Pourquoi cette urgence ? C’était le besoin de sortir les choses ?

Frederik Peeters : Non, en fait c’est assez trivial comme processus. (rire) C’est suite aux Miettes, faites avec Ibn Al Rabin, où il y avait des chevaux qui courraient dans la Pampa — Suisse, en l’occurrence, des trains qui s’envolent, enfin des dessins très compliqués. Et je crois que je me suis un peu perdu dans le rendu, dans la technique. Et donc, Pilules Bleues, c’était au départ un travail de nettoyage. Le principe de base, c’était de dessiner vite et d’écrire en même temps, en improvisant totalement. Sans pour autant vouloir en faire un livre. Et donc j’ai pris le sujet qui était le plus proche de moi à cette époque, parce que comme ça je n’avais pas besoin de trop réfléchir. Et ça ne devait pas faire un livre, à la base.

Xavier Guilbert : A quel moment c’est devenu un livre ?

Frederik Peeters : C’est quand j’ai fait 35 pages, et que je les ai faites lire par curiosité à Daniel (Pellegrino) d’Atrabile, et qui m’a dit qu’il fallait absolument en faire un livre. C’est à ce moment-là que ça s’est concrétisé. Moi, honnêtement, j’envisageais tout-à-fait de ne même pas aller au bout, ou alors d’aller au bout et mettre ça dans un tiroir et puis de considérer ça comme une étape. Du coup, Pilules Bleues, pour moi, les faits sont réels, les faits sont autobiographiques, mais le ton du livre, ce qui se dégage des personnages est probablement moins proche de moi que Lupus.
Lupus ne raconte pas des faits proche de ma vie, si ce n’est la naissance de ma fille, et donc l’inclusion de l’histoire de la grossesse au milieu du récit alors que ce n’était pas du tout prévu au départ. C’est le seul fait qui soit vraiment en lien, mais autrement, il y a quelque chose dans l’atmosphère et dans la façon de vivre les relations entre les gens, le silence, le rapport aux parents — les parents qui sont complètement absents des Pilules Bleues, par exemple. Pour moi, tout ça est presque plus autobiographique que Pilules Bleues, oui. Donc je ne le mettrais pas dans les récits de genre — c’est un récit de genre, mais par rapport à RG, ou Koma, où il n’y a vraiment rien de moi.

Xavier Guilbert : Dans Lupus, cela se sent énormément, en particulier dans le dernier volume. Il y a vraiment la question du temps, les rapports entre Lupus et le petit garçon qui ressortent.

Frederik Peeters : Oui, c’est celui qui me plaît le plus, d’ailleurs.

Xavier Guilbert : On sent vraiment qu’il y a quelque chose d’intime dedans, donc je comprends tout-à-fait que tu veuilles le mettre à part. Juste pour revenir sur Pilules Bleues, quand Daniel t’a dit qu’il fallait en faire un livre, est-ce que ça a changé ton rapport à ce travail ?

Frederik Peeters : Je ne me le rappelle pas. Non, je ne crois pas que ça ait changé. J’aurais de la peine à te dire, on parle d’il y a huit ans en arrière. Franchement, j’ai l’impression d’avoir rêvé pendant ces trois mois. Je n’ai pas le souvenir de ce que j’ai fait, je m’étonne encore d’avoir fait ce truc, je ne sais pas comment ça s’est passé.

Xavier Guilbert : Par rapport à ce que tu en dis, j’imagine qu’il a été très facile de résister à la tentation de faire Pilules Bleues 2, même après l’accueil que le livre avait reçu.

Frederik Peeters : Vu mon caractère, c’était extrêmement facile de résister. (rire)

Xavier Guilbert : J’en avais bien l’impression. C’était sorti, fallait passer à autre chose.

Frederik Peeters : Oui, exactement.

Xavier Guilbert : Quand tu as commencé Lupus, tu t’es rendu compte que tu allais y mettre autant de toi ?

Frederik Peeters : Non non, pas du tout.

Xavier Guilbert : C’est parti de quelle idée ?

Frederik Peeters : C’est parti d’un délire dans un café, avec Daniel et Benoît (Chevallier) d’Atrabile, où — probablement, dans la prolongation de ce qui se passait avec Pilules Bleues, le succès et tout ça, l’envie de vouloir faire complètement autre chose. Et je me rappelle de cette phrase, où je leur ai dit : « écoutez, je sens qu’il est temps qu’on mette Soleil à genoux, et qu’on s’attaque à la science-fiction. Les gars, ça vous dirait qu’on fasse une monstre saga de science-fiction ? » Et ça les a fait beaucoup rire, et moi aussi, et je suis parti comme ça.
A la base — mais d’ailleurs, quand tu regardes le début du récit, ça part vraiment comme une grosse blague. J’avais probablement l’intention d’y mettre beaucoup plus d’aventure, de références.

Xavier Guilbert : Ça change quand même assez vite, en terme de ton. Ça commence, dans les premières pages, avec la pêche, avec des grosses bestioles, etc. Et puis il y a Sanaa qui arrive, et brusquement, et même si l’on reste encore un peu dans l’aventure avec la sorte de tueur à gage qui la poursuit, une fois qu’elle arrive, tout bascule et on tombe dans quelque chose qui s’inscrit rapidement dans un ton différent. Le rapport aux parents, le rapport à l’amitié, qu’est-ce qui se passe quand on grandit, ce qu’on construit quand on était plus jeune et ce qu’on a aujourd’hui, et comment on fait le lien entre les deux…

Frederik Peeters : Voilà, tu as tout dit. C’est-à-dire, assez vite… en fait il me faut, quand j’écris — même si là, en l’occurrence, je n’écrivais pas parce que c’était improvisé. Mais disons que, quand j’élabore l’histoire, il me faut assez vite un angle d’attaque. Ce n’est pas ce que l’on pourrait appeler un « pitch », mais un fil rouge qui n’existe que pour moi, et qui va me permettre de ne pas m’égarer au cours de l’écriture. Et pour RG, par exemple, très vite ç’a été le rapport à l’enfance. C’est-à-dire que, pour moi, le personnage de ce flic était devenu flic à cause de ses rêves d’enfants. Et les cases les plus importantes dans RG, c’est quand il voit les flics du FBI, et qu’il redevient tout petit en face d’eux — parce qu’il y avait plusieurs moments, quand il me parlait, où j’avais vraiment l’impression d’avoir affaire à un gosse, avec les yeux qui brillaient.
Et dans Lupus, très vite le fil rouge c’était le passage de l’adolescence à l’âge adulte. C’est-à-dire, toute cette période qui a tendance à arriver de plus en plus tard aujourd’hui, et où tu te rends compte que tu ne vas pas pouvoir coller à ce que tu rêvais, ce que tu espérais pour toi-même comme vie et comme existence. Et puis tu vas te laisser happer par le quotidien, la lenteur et la mollesse. Voilà, le nœud du récit, pour moi, c’était ça.

Xavier Guilbert : Même si tu parles de lenteur et de mollesse, la vision que tu donnes de la vieillesse est quand même assez dynamique.

Frederik Peeters : C’est dans le deuxième, oui.

Xavier Guilbert : S’il y a quelques vieux en pleine déliquescence, puis dans le deuxième, il y a cette communauté un peu rebelle qui montre au contraire que le quotidien peut être quelque chose de vrai, de porteur de bonheur et de changement encore. Quelque chose de très positif, finalement.

Frederik Peeters : Oui, mais … c’était une manière de souligner que eux, ils sont arrivés à conserver quelque chose. Et d’ailleurs, on peut en discuter, est-ce qu’ils ne vivent pas dans une espèce de mensonge ?

Xavier Guilbert : Ne sont-ils pas seulement des ados dans des corps de vieux ?

Frederik Peeters : Exactement. Et du coup, c’était une façon de faire écho au fait que Lupus, le personnage principal, en face de ça, se prend encore plus violemment dans la figure que lui n’y arrivera pas. Lui est déjà plus « vieux » que ces gens-là. Mais ça, je te le raconte — il faut qu’on soit bien d’accord : tout ça, on en parle, parce qu’à force de faire des interviews qui me forcent à réfléchir à tout ça, je donne l’impression d’avoir construit quelque chose de très précis et de très élaboré, mais c’est de l’urgence. Lupus, ça reste de l’improvisation. Et en fait, pour moi la partie avec les petits vieux et la communauté rebelle, c’est une idée. C’est une vision qui m’amusait, et ça ne va pas plus loin que ça. La cassure, elle se fait …

Xavier Guilbert : Quand il revient dans la station où il était gamin ?

Frederik Peeters : Non, encore avant. Quand il découvre qu’elle est enceinte, et qu’il comprend par conséquence que ce n’est pas de lui qu’elle est enceinte, et qu’il comprend de qui elle est enceinte. Donc à la fin du deux. Et d’ailleurs, pour moi, la grande cassure elle est là, dans l’histoire. Elle n’est pas à la fin du un, ni au milieu du un.

Xavier Guilbert : Effectivement, tu parles des vieux, et on parle du fait de grandir. Et en même temps, jusqu’à ce moment-là, il n’y a aucun signe que le fait de grandir est un processus. On sait qu’ils ont été gamins, ils sont adultes aujourd’hui, mais le temps entre les deux n’existe pas, les vieux sont vieux sans avoir été jeunes … Et la grossesse …

Frederik Peeters : … va amener les flash-backs, déjà.

Xavier Guilbert : Et quand dans le dernier volume, il retourne sur la station, c’est le moment où il faut intégrer le fait qu’il a parcouru tout ce chemin.

Frederik Peeters : Tout-à-fait. C’est très simple, c’est au milieu du deuxième que j’ai, de manière ferme, décidé de ce que serait la série jusqu’au bout. C’est-à-dire que jusqu’au milieu du deux, j’improvise, et à partir du milieu du deux et jusqu’à la fin du quatre, je ne fais qu’organiser et mettre en forme quelque chose que j’ai déjà décidé.

Xavier Guilbert : Et qu’est-ce qui déclenche cela ? La naissance à venir de ta fille ?

Frederik Peeters : Non, ce n’est pas ça.

Xavier Guilbert : Est-ce que Sanaa est tombée enceinte au moment où… ?

Frederik Peeters : Non. Ça s’est fait un peu après, et … par contre, je crois que je me suis à peu près débrouillé pour que l’accouchement … non, je ne peux pas te dire, je vais raconter des conneries, parce que je ne me rappelle pas.

Xavier Guilbert : C’était quand même un moment où l’aspect « paternité » était quelque chose qui te préoccupait…

Frederik Peeters : Oui bien sûr, mais ça me préoccupait déjà avant. Parce qu’il y avait déjà un enfant qui n’était pas de moi. D’ailleurs, ça conditionne la fin, parce qu’il va vivre avec un enfant qui n’est pas le sien, et quel rapport il va instaurer avec lui. Je laisse le lecteur décider, je donne des toutes petites pistes, mais… Non, quand tu improvises comme ça, le récit au fur et à mesure du dessin, tu pars d’une page blanche — et c’est pour ça que le début du premier est abstrait : il y a un paysage spatial, ensuite il y a une oreille, puis il se réveille… c’est un très bon moyen de commencer à improviser, de faire un personnage qui se réveille, parce que tu te réveilles en même temps que lui. Puis ce qui se passe, c’est que tu réfléchis aux deux prochaines pages, puis le temps de les dessiner, tu réfléchis aux cinq prochaines pages, et le temps de les dessiner, tu réfléchis aux dix prochaines pages… et donc, tu prends de plus en plus d’avance, le temps de dessiner, dans l’élaboration mentale de ce qui va suivre. Et donc, arrive un moment où tu as, non plus dix, quinze ou vingt pages d’avance, mais deux cents pages.

Xavier Guilbert : Au niveau du rythme de dessin, c’était aussi rapide que Pilules Bleues ?

Frederik Peeters : Non, c’était plus long. Le format est plus grand, il y a beaucoup de cases qui sont beaucoup plus compliquées que dans Pilules Bleues. Pilules Bleues, il n’y a quasiment pas de décor, les cases sont souvent très simples. C’est très direct, Pilules Bleues, il y a très peu de travail sur les non-dits, ou les sous-entendus, par exemple. C’est très simple.

Xavier Guilbert : En même temps, dans les premières pages de Lupus, il y a ces grands décors qui sont abstraits…

Frederik Peeters : Qui sont lâchés, en tout cas.

Xavier Guilbert : Ça me fait penser au Far West, au Western avec ces visions de Grand Canyon.

Frederik Peeters : Oui, j’ai le souvenir très clair que plus j’avançais dans la série Lupus, plus le temps passé sur chaque dessin s’allongeait. C’est clair qu’au début, les décors sont beaucoup plus évoqués qu’à la fin, où tout d’un coup, il faut — ce n’est pas qu’il faut, ça s’est fait comme ça. Tout devient plus précis, prend plus de temps.

Xavier Guilbert : Ç’a été la même chose avec les personnages, qui sont tout d’abord définis de manière sommaire ?

Frederik Peeters : C’est la même chose. Assez vite, j’ai décidé que — ce n’est pas que j’ai décidé, ce sont eux qui décident, ça se fait malgré moi. Que les personnages devaient porter sur eux, sur leur posture, sur leurs visages, sur leurs expressions, les séquelles de ce qu’ils étaient en train de vivre. Il y a toujours l’histoire de la coupe de cheveux, il y a des barbes qui poussent, tout cela est réfléchi, je sais pourquoi je le fais.
Ensuite, très vite elle devient enceinte — alors dessiner une femme enceinte, ce n’est pas la même chose que dessiner une femme. Il y a plein de cases dont je suis encore aujourd’hui très content — quand elle se lève. Ça c’est un truc dont je me suis évidemment servi, en observant ma femme. Des façons de s’asseoir et de se lever qui ne sont pas du tout pareilles. Les parents — quand on a soixante ans, on ne bouge pas comme quand on en a trente, etc. Donc ça, au début, j’y prêtais beaucoup moins attention, parce que c’était des adolescents.
Pour moi, au début, Lupus et Tony, c’était le même personnage, c’est-à-dire que ce sont deux facettes d’un même personnage. Il y a une facette qui …

Xavier Guilbert : L’animal et l’intellectuel ?

Frederik Peeters : Oui, c’est ça, il y a l’animal et l’intellectuel. Il y a l’introverti et l’extraverti, et il y a l’adolescent et « l’adulte »…

Xavier Guilbert : Il y en a un qui beaucoup plus porteur de violence — Tony est beaucoup plus dans l’agression directe. Alors que Lupus reste durant tout le livre, très dans la retenue.

Frederik Peeters : Mais ça, ça ne vient pas tout de suite. Dans les premières cases, ils bougent de la même manière. Assez vite, ça vient, il y en a un qui bouge avec les jambes beaucoup plus arquées, par exemple, qui projette ses jambes en avant, comme ça. Et l’autre qui marche d’une manière beaucoup plus distinguée — pas distinguée, mais pincée. Mais oui, décors comme personnages, j’y ai pris de plus en plus de temps. Même si, par exemple, dans le troisième et la fameuse station, il n’y a quasiment pas de — tout est blanc. Il y avait beaucoup de travail pour savoir où se plaçait le point de vue, pour faire partir les perspectives pour faire écho à ce qui se passait chez les personnages. Tout ça prend du temps.

Xavier Guilbert : Donc c’était un travail très réfléchi — et à côté de ça, Koma et RG, ça représentait quoi ? :

Frederik Peeters : Ah Koma, c’est beaucoup plus facile.

Xavier Guilbert : Parce que tu travailles sur le récit d’un autre…

Frederik Peeters : Voilà. Pour moi, c’était un bonbon, Koma. C’était vraiment ça, ça allait très très vite à dessiner, et en même temps il y avait plein de défis techniques, de dessin pur. Des cases de foule, ou des cases de ville ou des cases de destruction, par exemple. Ca, c’est très compliqué à faire — mais là, j’éteignais une partie de mon cerveau, quand je faisais Koma.

Xavier Guilbert : Il y a une séquence dans le dernier Koma qui m’a marqué. C’est la séquence où les personnages changent à chaque case. C’est une séquence que je trouve intéressante par rapport à la bande dessinée, puisque l’on écarte l’un des éléments principaux pour la lecture, qui est la persistance des personnages, et pourtant cette séquence reste intelligible et très efficace.

Frederik Peeters : Oui. Mais ça, ça vient de Pierre, et ça vient du fait que je lui avais dit que j’avais très envie — et ce n’était pas le cas dans les deux premiers — de dessiner des séquences burlesques. De comique physique : de gens qui tombent, de gens qui sautent, il y a quelque chose de très outré dans la façon de bouger des personnages de Koma, qu’il n’y a pas du tout dans mes autres livres. Ils bougent vraiment d’une façon presque proche du cinéma muet.
Du coup, il est arrivé avec cette idée-là, que je trouvais super parce que c’est du vrai comique de situation. Et en même temps, il en était très content parce que ça ne peut se faire qu’en bande dessinée — là, on touche un truc qui n’est pas du cinéma adapté, qui n’est pas de la littérature adaptée, qui ne peut se faire qu’en bande dessinée. L’efficacité et le comique de ce passage-là ne peut se faire que dans ce médium-là, c’est ça qui est effectivement intéressant. Ca marche, ça continue à marcher. Et ça c’était le pied, parce que toutes ces gueules, il fallait les trouver. (rire)

Xavier Guilbert : Et la thématique de l’enfance et du rapport aux parents, c’est quelque chose qui vient de Pierre ?

Frederik Peeters : C’est pour ça que je suis allé vers lui. Au départ, j’ai fait un dessin qui était complètement flottant, qui est le dessin du quatrième de couverture avec la petite fille et le monstre dernière. A l’origine, je ne savais pas qu’elle travaillait dans les cheminées, donc elle n’avait pas son accoutrement. Mais en gros, elle était déjà là et le monstre n’a quasiment pas changé. Et je ne savais pas quoi faire de ça, et je trouvais qu’il y avait une vraie tension dramatique entre les deux, il y avait un vrai truc. Ils se posaient, ils existaient d’office, je trouvais.
Et donc, en y croyant à peine, je suis allé vers Pierre en lui demandant si ça l’intéressait de faire ça, en lui précisant que ça m’intéressait qu’il le fasse à cause de son rapport à l’enfance. Pierre, il a un truc que je n’ai pas, c’est que je pense qu’il a un contact, il a un pied dans l’enfance beaucoup plus fortement que moi. Il a une espèce de rapport à la vie qui est soit extrêmement enthousiaste, soit extrêmement tragique, souvent très acide mais en même temps complètement naïf. Moi je suis beaucoup plus rationnel.
Ça, je l’avais constaté dans d’autres choses qu’il avait faites, il a une façon de faire parler les enfants qui est juste. Je trouve qu’il a une vision du monde de l’enfance et des personnages enfantins qui est en tous cas beaucoup plus juste que la mienne. Et d’ailleurs, il suffisait de lire les dialogues qu’il écrivait pour cette petite — j’avais plus rien à faire, je lisais ça et je n’avais qu’à prendre le stylo et y aller. Il n’y avait aucune recherche, c’était du sucre.

Xavier Guilbert : On a parlé de phases et d’une sorte de bilan. Il y a un livre qui est sorti l’année dernière qui est Ruminations, qui est une sorte de compilation de travaux étalés sur une longue période. Qu’est-ce que ça t’a fait de travailler sur cet ouvrage-là ?

Frederik Peeters : En fait j’ai très peu travaillé dessus. J’ai refait les couleurs de plusieurs histoires.

Xavier Guilbert : C’est quelque chose qui venait de Daniel, et tu ne t’en es pas occupé ?

Frederik Peeters : Non, ça faisait de nombreuses années que je lui parlais de ça, en lui disant « tiens on pourrait faire un recueil avec les histoires de Bile Noire« . Et lui me disait qu’il trouvait que c’était trop tôt. Et puis après, j’ai oublié ce projet. Et puis on s’est retrouvés, à ce moment-là, probablement dans des histoires de phases. C’était probablement la fin de Lupus qui a déclenché ça. Voilà, tout d’un coup, je sentais qu’il fallait là, maintenant, passer à autre chose. Je voulais juste finir Koma qui restait la petite sucrerie, mais une fois que j’avais fini Lupus je sentais qu’il fallait tourner un truc, et puis ça me paraissait juste, dix ans d’histoire. Il fallait juste refaire des couleurs, mais pour moi ce n’était pas un travail, c’était juste indispensable parce qu’on avait complètement foiré les couleurs de l’époque — on avait tenté des bichromies dont le résultat n’est pas concluant. Donc j’ai fait ça d’une façon plus indispensable, il n’y avait pas le choix, il fallait le faire, j’ai fait ça vite.

Xavier Guilbert : Donc ça n’a pas été l’occasion d’un bilan particulier ?

Frederik Peeters : Non, non. Ça a représenté une masse de travail énorme pour Daniel et Atrabile. Re-scanner, nettoyer, réunir les planches, etc. C’est un boulot affreux que je serai incapable de faire.

Xavier Guilbert : Maintenant, tu as terminé Koma, tu disais que tu entrais dans une nouvelle phase. C’est quoi, cette nouvelle phase ?

Frederik Peeters : C’est très pratique de parler de ça avec cinq ans de recul — là, je ne sais pas.

Xavier Guilbert : Tu as un bouquin qui sort chez Gallimard, c’est ça ?

Frederik Peeters : Oui, le bouquin qui sort chez Gallimard, il sera très classique dans la forme. C’est une envie que j’avais depuis très longtemps, de passer du « trois strips » que j’ai fait jusqu’à maintenant à du « quatre strips ». C’est-à-dire faire des pages beaucoup plus grandes, des originaux beaucoup plus grands, ce qui change complètement le rythme de lecture. En 80 pages tu fais quelque chose de beaucoup plus dense qu’un Lupus qui faisait 90 pages mais qui ne faisait que trois strips. C’est plus bavard — et surtout, la grande différence, c’est que en bossant sur RG, j’ai été obligé, et c’est de bonne guerre, d’écrire un scénario au préalable, pour le faire lire au flic et à l’éditeur. Chose que j’avais jamais faite, écrire un scénario avec un ordinateur et tout. Je n’avais jamais fait ça, moi. Et ça a déclenché des choses qui ne se passent pas quand tu improvises.
Donc j’avais envie de faire un récit qui vienne 100 % de moi, de tout écrire et puis de couper dedans, de réorganiser. Par exemple, de commencer par la fin. La première idée que j’ai eu de ce livre (qui s’appellera Pachyderme), c’est la fin. J’ai construit l’histoire comme un film hollywoodien, comme un scénario classique. Il n’y a pas un développement en trois actes, mais il y a un retournement final, et puis au milieu je me suis autorisé de l’onirisme, des divagations…

Xavier Guilbert : Ça fera combien de pages ?

Frederik Peeters : Ça fait 80 pages. Ce sera de la couleur, en quatre strips. Donc il y a tout ça. J’avais l’intention de faire un vrai travail classique de bande dessinée, pour une fois. Et c’était aussi une manière de mettre — j’allais dire « de fourguer ». D’exploiter le goût qui s’est développé ces dernières années chez moi pour la grande comédie classique, les ambiances de comédies américaines des années trente ou quarante — c’est-à-dire ces grands intérieurs luxueux un peu Arts Déco, un travail sur les costumes. Oui, c’est un vrai boulot de bande dessinée classique.

Xavier Guilbert : Et tu as quelque chose chez Atrabile, un projet à côté ?

Frederik Peeters : C’est ce que je vais attaquer en rentrant, mais là je ne vais pas t’en parler. On sait ce qu’on veut faire, mais il faut le faire, maintenant.

Xavier Guilbert : C’est important pour toi, cette dualité d’avoir quelque chose chez Atrabile et quelque chose chez un éditeur différent ?

Frederik Peeters : Oui, c’est important. C’est important, parce que ce n’est pas la même façon de travailler. Déjà, il y a simplement le fait que j’attache énormément d’importance à l’avis de Daniel — et Benoît, même si j’ai toujours l’avis de Benoît après coup. Mais surtout Daniel, ce rapport de — le problème, c’est qu’il y a d’autres éditeurs, quand je leur rends le travail fini, soit l’écriture, soit le dessin, ils vont me dire : « ouais, c’est super, on est ravis, blah blah blah », ce qui fait très plaisir. Mais ce sont des gens qui s’enthousiasment pareillement pour des choses que moi, je trouve affreuses, souvent. Ils s’enthousiasment peut-être pas pareillement, mais en tous cas ils feignent de — ou est-ce que c’est avec moi qu’ils feignent ? Je ne sais pas.
Avec Daniel, je sais que si il me dit que c’est bien, c’est que c’est bien. Et si c’est pas bien, il me dira que c’est pas bien. Et il n’hésitera pas à me dire qu’il faut changer dix pages. Donc les deux personnes dont les avis importent le plus pour moi, c’est Daniel et ma compagne. Et souvent les avis se recouvrent, d’ailleurs — fort heureusement. Et donc oui, c’est important, et puis c’est une autre façon de travailler. Le livre que j’ai fait là, chez Gallimard, je ne l’aurais jamais proposé à Atrabile. Même pas en me demandant s’ils l’auraient accepté ou pas, pour moi ça n’a rien à faire chez Atrabile, ce livre. Chez Atrabile, il faut que ce soit un travail plus — on peut dire qu’en fait, c’est la part d’improvisation que je réserve à Atrabile. Le prochain truc que je vais entamer là, j’espère le faire sans écrire de scénario, à nouveau. Me laisser porter par le flux, comme ça. Et ça, c’est très compliqué à faire chez un grand éditeur, parce que il va te donner son contrat, il va parler à son directeur éditorial, au patron qui serre le budget, etc. C’est pas du tout la même ambiance.

Xavier Guilbert : Tu te sens mieux dans laquelle ? Pour terminer sur une note polémique… (rire)

Frederik Peeters : Chacune d’elle m’étouffe quand j’arrive au bout du travail. Donc chaque fois que j’arrive au bout d’un bouquin, j’ai envie ou besoin d’aller voir ailleurs.

Xavier Guilbert : Donc c’est bien de pouvoir passer de l’une à l’autre ?

Frederik Peeters : C’est idéal, oui.

[Entretien réalisé durant le Festival d’Angoulême, le 31 Janvier 2009.]

Site officiel de Frederik Peeters
Entretien par en mars 2009