Jaime Hernandez

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Depuis trente ans, Jaime Hernandez (en compagnie de son frère Beto) ne cesse d'influencer des générations d'auteurs de bande dessinée, tombés sous le charme de ces Locas qui peuplent les pages de Love and Rockets. Avec The Love Bunglers (paru en 2011) ou Browntown (2012), il ne fait aucun doute qu'il reste, encore aujourd'hui, un auteur toujours aussi incontournable. Rencontre avec un grand monsieur.

Xavier Guilbert : Vous êtes à l’honneur d’une exposition ici (« Jaime Hernandez : 30 Years of Locas ») en votre nom propre — comment vous positionnez-vous par rapport à l’entité « Los Bros » ? En préparant cet entretien, je me suis rapidement trouvé avec beaucoup de questions qui vous comparaient à Gilbert, et je me suis dit — non, il faut se focaliser sur Jaime, et éviter de comparer les frères. Il y a quelques livres qui ont été publiés à votre nom (principalement, les séries Whoa, Nellie ! et Penny Century), mais l’immense majorité de votre production est sortie sous le nom de « Los Bros Hernandez ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

Jaime Hernandez : Ça me plait. J’aime le fait que nous soyons, Gilbert et moi, reliés de cette manière, même si nous travaillons chacun de notre côté. C’est chouette, en fait. Mais je ne vois rien d’autre à part ça. (rire) Je veux dire, c’est une bonne chose que j’aime beaucoup le travail de Gilbert. Je ne sais pas ce qui arriverait si je pensais que son travail était mauvais.

Xavier Guilbert : Ce qui est marquant dans les numéros de Love and Rockets, c’est qu’il n’y a pas de séparation claire entre vos travaux. Parfois, il n’y a même pas de page de chapitre — en tant que lecteur, il est assez évident de déterminer qui est l’auteur de ce que l’on est en train de lire, mais d’un point de vue formel, les choses sont mélangées et présentées comme faisant partie d’un ensemble.

Jaime Hernandez : Tout au début, quand nous venions de commencer la série, quelqu’un nous a dit qu’il aimait lire ce que l’on faisait l’un à côté de l’autre, que nos travaux se complétaient. Ce n’est pas quelque chose que nous avions prévu, c’était simplement… partager un livre. Comme une anthologie. A un moment, on s’est interrogés, et on a demandé à notre éditeur : « Vous pensez qu’il faudrait qu’on sépare ce qu’on fait, ou qu’on fasse un numéro rien que pour lui, puis pour moi ? » Mais ils ont répondu : « Non, non, non, ça fonctionne de cette manière. D’une certaine manière, ça marche, vous deux ensemble. » En même temps, il y a des gens qui demandent : « Mais pourquoi deux auteurs pour un seul livre ? » Alors on leur explique : « Parce que nous somme deux. » (rire) Simple, non ? Mais il y a des gens qui continuent de trouver ça perturbant.

Xavier Guilbert : Même après tant d’années, c’est quelque chose que vous appréciez ?

Jaime Hernandez : Oui, c’est — je pense aussi que Gilbert me tient sur mes gardes. S’il est en train de travailler sur une histoire qui est vraiment importante pour lui, quelque chose de plus fort que d’habitude, je me retrouve plus… « oh, il va falloir que je m’accroche. Il est en train de bien bosser, j’ai intérêt à me mettre au niveau. » Et ça m’aide toujours. Parfois, il souffle un peu, et je me dis alors que je peux me relaxer un peu. C’est simplement une sorte de tempo, qui accélère ou ralentit parfois.

Xavier Guilbert : Pensez-vous que cela marche aussi dans l’autre sens ? Vous disiez hier [durant la conférence donnée au Minneapolis College of Arts and Design] que Gilbert vous donnait beaucoup de conseils, du genre « faisons ceci, essayons cela ». Et vous venez de dire qu’il donnait un peu le rythme.

Jaime Hernandez : Je suis sûr que cela fonctionne dans les deux sens, mais je ne voudrais pas répondre à sa place. C’est surtout quelque chose de tacite. On travaille sur nos bandes dessinées, mais on n’en parle pas. On se dit simplement : « j’ai tant de pages », « okay, moi j’ai tant de pages », c’est plutôt ça, en fait.

Xavier Guilbert : J’ai pu voir Gilbert lorsqu’il faisait la promotion de Marble Season, et il évoquait les premiers jours avant Love and Rockets, lorsqu’il commençait à faire de la bande dessinée avec votre frère aîné Mario. Il disait que vous vous étiez quasiment transformé en tant qu’artiste du jour au lendemain — vous souvenez-vous vous-même être passé par ce genre de phase ?

Jaime Hernandez : Pas avant que l’on m’en ait parlé. Quant on m’a dit que mon dessin avait changé du tout au tout, j’ai réagi en disant : « oh, vraiment ? » Je n’avais rien remarqué à l’époque, mais en revenant en arrière, je pense que c’était le cas. C’était simplement l’époque où j’apprenais à faire tout ça. Apprendre à vraiment écrire une histoire avec un début et une fin. Jusque-là, je ne m’étais jamais investi autant dans quelque chose. Comme une série avec une histoire de dix pages. Avant cela, je me limitais à des récits de deux pages, ou je ne terminais pas l’histoire. C’est un peu avant que nous auto-publions Love and Rockets que j’ai commencé à travailler là-dessus, que j’ai commencé à me sentir à l’aise avec ça. Sur beaucoup d’aspects, Love and Rockets a été une question de timing : j’étais prêt quand on a commencé. Si on l’avait fait deux ans plus tôt, je ne sais pas si j’aurais été prêt. Peut-être que le résultat n’aurait pas été aussi cohérent.

Xavier Guilbert : En tant que lecteur, on voit une partie du processus d’apprentissage qui continue de s’opérer sur les premiers numéros. En particulier au niveau de la composition des planches, il y a beaucoup d’expérimentations durant la première histoire de Hopey et Maggie, Mechanics, avec des très grandes cases et d’autres beaucoup plus petites. Mais très rapidement, vous arrivez à la structure en trois bandes qui domine la majorité de votre travail (même s’il existe une variation à quatre bandes). Les éléments de science-fiction les plus évidents se font aussi beaucoup plus discrets. En fait, tout cela se passe au cours de Mechanics, et après la fin du récit, les choses sont très proches de ce que vous produisez encore aujourd’hui.

Jaime Hernandez : Je dirais que c’était en grande partie lié au processus d’apprentissage. Mais il y avait également le fait de trouver mon rythme, de savoir où je voulais aller. Au début, j’étais en chute libre : j’apprenais encore, et j’étais — en fait, je me fichais un peu de la continuité. Je me contentais de mettre sur la page ce que je voulais, sans vraiment réfléchir à quoi cela allait mener. Quand j’ai changé de format pour les trois bandes, je voulais une structure avec laquelle travailler, et qu’il me suffirait de remplir. J’ai aussi choisi cette approche, parce que c’était plus facile de retoucher, surtout quand il s’agissait de découper des cases pour les déplacer. Du moment qu’elles faisaient toutes la même taille, retoucher était plus facile.

Xavier Guilbert : En considérant votre travail, Mechanics semble tenir beaucoup de l’improvisation, dans le sens où il n’a pas vraiment de structure autre qu’une suite d’événements. The Death of Speedy ou des récits comme Wigwam Bam, par exemple, sont au contraire relativement longs et structurés. Qu’est-ce qui vous a poussé à envisager des histoires plus longues, même dans le cadre d’un périodique ?

Jaime Hernandez : J’avais simplement envie d’essayer. Au départ, Wigwam Bam devait n’avoir qu’une seule partie. Mais je me suis dit, pourquoi ne pas continuer ? Et plus j’avançais — je vais rallonger encore un peu, voir si je peux le faire, et voir si ça marche. En fait, c’est toujours la même chose : les vies de mes personnages continuent. Là, c’était simplement découpé en chapitres. J’aurais de toute façon continué à chroniquer leur vie, même si c’était avec des épisodes individuels. Mais je voulais essayer. Gilbert l’avait fait, et je trouvais ça différent.

Xavier Guilbert : C’était pour quelle histoire ?

Jaime Hernandez : Human Diastrophism. C’était peut-être aussi à l’époque où je faisais Death of Speedy, quelque chose de plus suivi. Souvent, je sais seulement que les personnages continuent à vivre leur vie, ce qui fait que je ne sais pas vraiment où cela va s’arrêter.

Xavier Guilbert : Mais pour Death of Speedy, vous aviez certainement une idée de la manière dont l’histoire allait se terminer, non ?

Jaime Hernandez : Oui, j’avais anticipé une sorte de chute. Et au même moment, je me disais : je veux que quelqu’un meure. J’en avais marre de voir des bandes dessinées de super-héros où quelqu’un mourrait, et je me disais : « mais non, ce n’est pas comme ça que les gens meurent », ou « ce n’est pas comme ça que je le verrais. Mais je vais vous montrer comment on tue quelqu’un. » (rire) C’était au même moment, et j’avais remarqué que Speedy n’allait pas bien, il se passait quelque chose avec lui. Ce qui fait que j’ai décidé que cela allait être lui : c’est pour cela que le titre de l’histoire est « Death of Speedy » dès le début. Je ne savais pas précisément ce qui allait se passer, ce qui allait le mener à sa mort. Mais j’avais résolu en premier la question de sa mort, la façon dont il allait mourir, la fin.

Xavier Guilbert : Au court du récit, il y a beaucoup d’éléments qui sont mis en place, et qui y conduisent.

Jaime Hernandez : Oui. Mais j’y pensais bien avant cette histoire, quand j’avais des petites scènes avec Speedy et Maggie et d’autres personnes. C’est à ce moment que j’ai commencé à le voir, quand j’ai commencé cette histoire, Death of Speedy. « Okay, il va mourir. Comment ? » Je connais la fin, je ne sais pas comment il va y parvenir, pas encore. Il me fallait remplir ce vide.
C’était aussi un moment où je me disais : je n’ai pas montré mon adolescence, mes années de « lowriding » et tout ça. Cela fait longtemps que je n’en ai pas parlé dans mes bandes dessinées. Donc je vais faire une histoire complète là-dessus. Et tous ces éléments se sont retrouvés ensemble. Comme le fait que Speedy commence à avoir des problèmes. Et voilà les gangs — je n’avais pas besoin d’avoir les gangs : j’aurais pu tout aussi bien faire toute l’histoire avec des mecs qui traînent. Mais il y avait des gangs quand j’étais adolescent, même si je m’en suis généralement tenu à distance. Et l’idée des gangs m’a aidé à mettre en place les problèmes de Speedy.

Xavier Guilbert : A ce sujet, il y a un aspect très intéressant dans votre travail, c’est que, par exemple, la relation entre Maggie et Hopey n’est décrite comme « lesbienne » que dans des occasions très particulières (et généralement dans le cadre d’une altercation avec des personnes extérieures). De manière générale, elle est présentée de manière très simple par les autres personnages. Elles sont comme ça, c’est tout. Cela me fait un peu penser à Krazy Kat, où Krazy Kat est parfois « il », parfois « elle », et cela ne choque personne. De la même manière, tous vos personnages sont des latinos, mais ils ont des surnoms « américains ». Il n’y a finalement que dans Death of Speedy qu’apparaît la question des gangs, mais en dehors de cela, on ne peut pas dire qu’il y ait de critique sociale..

Jaime Hernandez : Non, j’ai toujours voulu me limiter à donner des faits, et à laisser au lecteur le choix d’en tirer ses conclusions — du genre, « je ne sais pas si ces personnages me sont sympathiques ; ils viennent d’un monde différent du mien. » Eh bien, c’est ton problème, vous voyez ce que je veux dire ? C’est comme si je voulais — je ne sais pas comment l’expliquer. (une pause) Il y a la manière dont le monde fonctionne. En Californie du Sud, d’où je viens, il y a beaucoup de Mexicains, de gens de Mexico qui sont venus travailler dans les champs ou trouver un emploi. Ce n’étaient que des gens qui cherchaient du travail quand cela s’est passé. Aujourd’hui, cela fait partie de l’histoire, c’est l’histoire du peuple Mexicain venant en Californie. L’Histoire vient plus tard. On vit une vie normale, et c’est ce qu’est la vie. Plus tard, cela devient la tragédie de — ce genre de personnes, la manière dont elles sont venues à exister. Mais au moment où cela se passe, c’est simplement quelqu’un qui cherche à vivre une vie meilleure. C’est très difficile pour moi d’expliquer cela, mais… c’est à vous d’interroger cela. Je vous donne les faits, les gens de ce monde, et c’est à vous de décider ce que cela signifie. Pour moi, qui ai grandi en Californie aux Etats-Unis tout en étant Mexicain, il se passait beaucoup de choses, mais pour moi, c’était ma famille et moi : on se levait le matin, on prenait notre petit déjeuner, on allait à l’école — tout cela. Quelqu’un d’autre que moi verrait peut-être les choses différemment. C’est un peu comme si quelqu’un regardait ma culture, et disait : « oh, ces gens-là sont simplement comme ça… » Pour moi, c’est seulement la vie de tous les jours — seulement une question de survie. Pour quelqu’un d’autre, c’est ce mélange de choses et de cultures qui est intéressant, ou peut-être pas. Etant à l’intérieur, c’est simplement — pour moi, de m’en tirer. (rire)

Xavier Guilbert : Dans le récit Ghost of HOPPERS, on voit Maggie qui se rend chez l’une de ses sœurs et qui retourne dans son ancien quartier. Et elle se met à penser : « peut-être suis-je devenue trop blanche. » Est-ce que ce sont des interrogations que vous avez vous-même ?

Jaime Hernandez : Certainement. Mes frères et moi, et ma sœur, nous avons grandi — certains de nos centres d’intérêts étaient différents de ceux des enfants normaux de notre pâté de maison. Nous étions fans de rock’n roll, et c’était unique dans le quartier. Les gamins Mexicains de mon âge écoutaient de la Soul ou du Funk, ou des classiques. Nous aimions le rock’n roll chevelu, de la musique de blanc, comme ils disaient (rire). Et je voulais que ce soit le cas pour Maggie, le fait qu’elle avait toujours été différente des autres, de son éducation. Quand sa famille a déménagé, les personnes qu’elle va voir ont reçu une autre éducation qu’elle, qui a grandi à l’écart. Et elle a du mal à se sentir proche d’eux parce qu’ils sont différents — presque de différentes classes sociales. C’était quelque chose que je voulais faire, parce que je l’avais beaucoup observé étant enfant.

Xavier Guilbert : Par contre, c’est l’un des récits les plus féministes (dans un sens positif) que je connaisse. Il y a Maggie qui veut devenir mécano, même si beaucoup de gens tentent de l’en dissuader, et on trouve beaucoup de femmes qui choisissent comment elles veulent mener leur vie, sans tenir compte de ce que les autres peuvent en penser. Au point que certains ont été surpris de découvrir que c’était un homme qui écrivait ces histoires.

Jaime Hernandez : Pendant plusieurs années, les gens pensaient que j’étais Jamie, que j’étais une fille ou une femme (rire). Et donc la question, c’est : pourquoi moi, homme hétérosexuel… ?

Xavier Guilbert : Pas vraiment, c’est plutôt de savoir ce qui vous a intéressé dans le fait de raconter des histoires avec autant de personnages féminins.

Jaime Hernandez : Au commencement, en fait, c’était que j’étais… un gamin qui aimait les femmes, pour tout un tas de raisons (rire). J’avais treize ans, et Gilbert me poussait à commencer à dessiner. Je dessinais très mal, mais ça m’excitait beaucoup. Je voulais dessiner des filles sexy. Mais un peu plus tard, lorsque j’ai commencé à les mettre dans des bandes dessinées, il s’est passé quelque chose que je tiens probablement de Gilbert — qui est plus âgé : tu peux le faire, mais tu as intérêt à le justifier. Tu ne peux pas dessiner des filles sexy et les mettre dans tes bandes dessinées, et t’attendre à ce que personne n’y trouve rien à redire. Parce qu’il va y avoir des gens qui vont y trouver à redire. Ce qui fait que je me préoccupais de l’ensemble des lecteurs. Je m’attendais à — je savais que mes histoires devaient intéresser tout le monde. Je ne les écrivais pas avec un groupe spécifique, ou un sexe ou quoi que ce soit en tête. Je me devais de donner une base commune pour tout le monde. Même adolescent, c’était une responsabilité que je ressentais, qu’il fallait satisfaire tout le monde. Mais j’ai aussi appris qu’il fallait rendre ces personnages humains. Cela règle 99,9 % des problèmes. Alors, une partie de moi s’est dit : si je les fais humaines, je peux les dessiner comme je veux (rire).

Xavier Guilbert : Il y a une très grande variété de femmes, tant dans les tailles que dans les corpulences. Elles sont très différentes, elles ont chacune leur attitude, elles prennent du poids, elles vieillissent. Étiez-vous aussi versatile dès le début ? Le groupe qui gravite autour de Maggie et Hopey, il y a Izzy, les deux japonaises…

Jaime Hernandez : Au début, cela me permettait simplement de dessiner quelque chose de différent. Et je me disais que ce serait cool de les rendre différentes pour pouvoir les distinguer, en fait. Plus tard, j’ai commencé à faire plus attention à — « tiens, je n’ai pas dessiné de personne maigre, vraiment maigre », ou « je n’ai pas encore dessiné de personne avec ce type, cette morphologie ». C’était aussi pratique parce que j’avais tellement de personnages à mettre en scène. J’avais donc à réfléchir à toutes les manières de rendre ces personnages identifiables.

Xavier Guilbert : Pourtant, quand on regarde les super-héros, on voit qu’il y a quelque chose comme trois morphologies différentes, et les femmes ont toutes le même corps, plus ou moins.

Jaime Hernandez : C’est vrai, quand on prend une publication Marvel ou DC et qu’on regarde les personnages sur la couverture, la seule manière de savoir qui ils sont, c’est leur costume. Quand je prends la couverture d’un X-men — je n’ai pas lu les X-men depuis que j’étais adolescent, je prends cette couverture, et — je ne sais même pas qui sont ces personnages. Ah, si, celle-ci est rousse, ce doit être Jean Grey. C’est tout, c’est la seule référence. Ou bien : oh, elle a une mèche blanche, ce doit être Rogue. C’est la seule référence, parce que le dessinateur ne cherche absolument pas à les faire ressembler à ce qu’ils étaient à l’origine. Même si Jack Kirby, l’auteur original, n’était pas si versatile au niveau des visages, il leur avait donné des apparences différentes, avec des éléments immédiatement reconnaissables en fonction des super-héros — la couleur des cheveux, ce genre de chose. Moi, j’aurais trouvé important de garder leur apparence, la manière dont ils se tiennent, c’est important pour moi, mais ces dessinateurs s’en fichent. Ils veulent seulement faire leur version — ce qui signifie : « je veux le dessiner à ma manière, mais je lui donnerai le même costume. » Ça n’a aucun sens pour moi. Je veux dire, à part — oh, c’est ce qu’ils aiment, le côté super-héro (rire).

Xavier Guilbert : Il y a une planche dans Love and Rockets qui liste toutes les critiques émises à l’égard de votre travail — et qui semble-t-il, viennent par paire : « trop ceci », et en même temps « pas assez cela ». A nouveau, pour vous, c’est au lecteur de se faire son avis ?

Jaime Hernandez : Parfois, bien sûr, il y a des critiques à mon égard. Je ne reçois pas autant de critiques qu’avant, je ne sais pas pourquoi. Peut-être est-ce parce que je suis un vieil auteur, et que l’on laisse les vieux auteurs tranquilles (rire). Parfois, je prête l’oreille à ce que ces critiques disent, mais la plupart du temps, je l’ignore, parce que c’est souvent idiot. « Elles sont trop comme ça » — comment ça, elles sont trop comme ça ? D’accord, je vais prendre cela en compte, mais ça ne veut pas dire que je vais changer quoi que ce soit. Parce que je ne suis pas convaincu d’avoir fait quelque chose que je n’aurais pas dû. S’il s’agissait de faits historiques et objectifs, oui, je serais obligé de les prendre en compte. Mais si c’est seulement : « vous avez décidé de dessiner Maggie grosse, on n’aime pas ça ». Vous n’avez pas aimé — pas de chance (rire). Il y a des gens qui aiment. Est-ce que vous allez dans la rue accoster quelqu’un pour lui dire : « tu ne me plais pas parce que tu es grosse » ? Peut-être qu’il y a des gens comme ça, mais — mais pour moi, c’est pareil.

Xavier Guilbert : Si j’en juge par la fréquence de votre signature, j’ai l’impression que vous travaillez vos récits par petits bouts. Même pour les histoires les plus longues, on dirait que cela fonctionne par séquences de deux, trois pages. Est-ce que cela reflète la manière dont vous travailler sur vos récits, à essayer de bien saisir tel ou tel moment, avant de passer au suivant ?

Jaime Hernandez : Souvent. Parfois non, parfois, c’est simplement tout ce que j’ai écrit à ce point. Et je vais donc le dessiner et puis… J’y pense aussi en terme cinématographiques, comme pour un film. Je pense souvent : après cela, il sera temps de changer de ton. Peut-être que je reviendrai au point où se trouve cette première partie, mais c’est le moment de — c’est un peu comme, je pense, quand on écrit une chanson. Il y a le refrain, il y a les différents couplets, et la chanson progresse à ce rythme, et puis tu veux la ralentir un peu. Ou l’accélérer. C’est un peu comme cela que je travaille sur mes histoires. C’est une sorte de flux, et des accrocs qui viennent avec. La descente, la remontée.

Xavier Guilbert : Est-ce que vous pensez ce rythme dans l’espace qui vous est alloué en nombre de pages dans un numéro donné ? Un peu comme les séries TV sont souvent basées sur une formule précise.

Jaime Hernandez : Je pense que oui, d’une certaine manière, j’ai besoin d’une certaine quantité d’émotions et d’événements pour être satisfait, et j’espère, pour que le lecteur le soit aussi, avant de terminer quelque chose. A moins que je ne me mette au défi : « bon, il n’y aura pas ici de montée ou de descente, ce sera seulement une seule intensité ». Egalement, ma capacité de concentration et ma patience conditionnent aussi jusqu’où je peux aller. Si je me rends compte que j’attendais trop de tel aspect, je peux décider que c’est le moment de le changer, ou — ou de secouer un peu les choses. C’est presque un exercice de respiration (rire). J’a besoin d’un peu de ceci, et puis d’un peu de cela. Du genre : « c’est le moment de travailler les muscles des jambes, allons courir ; maintenant, pour le haut du corps… » C’est la même chose, la manière dont j’aborde une histoire, ou son déroulement. Le rythme d’une histoire.

Xavier Guilbert : Même dans le cadre des New Stories qui comportent plus de pages, vos récits sont généralement présentés en différents chapitres. Il y a visiblement quelque chose dans ce format de 25 pages qui correspond à votre zone de confort.

Jaime Hernandez : Certainement. (une pause) C’est le genre de chose auquel je ne pense pas jusqu’à ce que l’on me le fasse remarquer. Je ne sais pas trop comment y répondre.

Xavier Guilbert : J’ai parlé de l’organisation de la page en quatre bandes — vous parliez d’aspect « cinématographique », et je trouve que cela s’applique bien à ce format de narration, ne serait-ce que pour la forme des cases qui évoque les proportions d’un écran de cinéma. Mais également dans la manière dont vous l’utilisez, par exemple dans The Love Bunglers, avec cette structure en V. J’ai essayé de trouver quelque chose d’approchant dans votre travail, mais j’ai l’impression que c’est la première fois que vous utilisez quelque chose d’aussi visuellement marquant. Mais même en dehors de cela, vous utilisez là cette organisation en quatre bandes, et elle se montre très appropriée pour cette scène.

Jaime Hernandez : Oui, mais j’utilise cette organisation en quatre bandes pour des raisons d’économie. Je l’utilise généralement quand j’ai une conversation qui se déroule. Si je ne veux pas trop utiliser des coupes trop fréquentes, et que je veux rester sur une scène donnée pendant un moment, je finirais par gâcher de l’espace s’il n’y avait que trois bandes. Durant une conversation, il n’y a finalement que des têtes qui parlent. S’il y a seulement deux personnes qui discutent, il n’y a pas besoin de beaucoup de support visuel, surtout si on reste sur la même scène. Et l’organisation en quatre bandes est, bien souvent, juste une question d’économie. J’aime aussi le format allongé. J’ai essayé de trouver un moyen d’utiliser cette organisation en quatre bandes, mais en plus grand, afin de mettre plus de détails dans les dessins. Mais je n’ai pas encore sauté le pas de dessiner en plus grand. J’ai tellement l’habitude de cette taille — le fait que mon champ de vision soit d’une certaine étendue quand je travaille. Si c’est en plus grand, je suis plus loin aussi, et ce n’est plus aussi intime pour moi.

Xavier Guilbert : J’imagine que cela change aussi toute la position du corps.

Jaime Hernandez : Oui. Et puis quand le dessin est plus petit, je suis plus près, et il y a moins… moins autour de moi. Il y a seulement moi et la page. Quand la page est plus grande, je suis plus droit et tout devient plus vaste, et je n’ai plus autant ce contrôle proche de l’intime sur elle.

Xavier Guilbert : Toujours avec cette organisation en quatre bandes, il y a l’histoire complète La Maggie dans laquelle Maggie passe du temps chez Queen Reña, et tout le récit est sur le ton d’un récit de vacances que l’on raconterait en envoyant des cartes postales. Et le format allongé s’adapte très bien à cette ambiance. Cette histoire est marquante également, parce que vous disiez que vous ne vous attachiez pas à la continuité, mais ce récit reprend des éléments qui étaient présents dès les premières pages de Mechanics, comme le personnage de Tse Tse, et fait même une référence directe au texte. Et ce, même si entre-temps les éléments les plus SF ont été atténués, comme avec l’explication des cornes de Costigan qui ne serait finalement que des excroissances osseuses.

Jaime Hernandez : Tout cela reste lié, mais c’est interprété différemment, par des personnes différentes. Je ne sais pas si c’est clair, mais quand Maggie est chez elle avec Hopey, il n’y a jamais de fusées ou de dinosaures ou quoi que ce soit de ce genre. Hopey est ancrée dans le monde réel. Quand Maggie est avec Hopey et leur bande, il n’y a rien de ces trucs un peu fous. Quand Maggie va travailler, par contre, c’est ce monde bizarre. Je le traite comme si Maggie avait ce travail étrange que personne à part elle ne comprenait vraiment. Elle va à son travail, et c’est un monde complètement différent. Et d’une certaine manière, oui, c’est un monde complètement différent, ce monde de science-fiction. C’est comme cela que j’ai géré la transition vers le monde réel. J’ai simplement considéré que Maggie avait ce boulot incroyable, et puis qu’elle rentrait chez elle pour vivre une vie normale. Et cela m’a aidé — j’espère que cela rend les choses moins confuses.

Xavier Guilbert : Vous avez aussi un incroyable souci du détail. Dans l’un des derniers New Stories, il y a le journal de Letty Chavez, une amie de Maggie qui meurt à quatorze ans dans un accident de voiture. Et c’est quelque chose que vous mentionnez dès le #13, il y a très longtemps. C’est la même chose pour Browntown, dans laquelle une remarque en passant dans un récit antérieur disait du frère de Maggie : « oh, je crois qu’il préfère les garçons », et qui prend ici une dimension complètement différente. Est-ce que vous faites des notes ou des fiches pour garder le fil de tout cela, ou est-ce que vous avez tous vos personnages dans la tête ?

Jaime Hernandez : Je les ai dans la tête, en général, mais parfois j’ai besoin d’aller vérifier dans les anciens numéros. Et parfois c’est plus difficile, parce qu’il y en a tellement, et je vais chercher, et… Comme pour le frère de Maggie : son frère est un accident — Calvin. Parce que j’avais dit, dans le #7, que Maggie avait une famille où il y avait six enfants. Et au fil de la série, j’en ai créé cinq. Jusqu’au jour où je relisais cette vieille histoire, et soudain : « oh ! j’avais dit six ! et il n’y en a que cinq ! » Presque au dernier moment, dans une histoire, j’ai fait en sorte que son petit frère dise : « Oh, Calvin a fugué. Il a eu des ennuis. » Après cela, j’avais établi que Maggie avait un frère disparu, et je ne n’arrêtais pas de me demander : qu’est-ce qui lui est arrivé ? Cela a duré très longtemps, c’était au fond de ma tête, alors que je continuais la série. Quand j’en suis venu à faire Browntown, j’étais prêt à raconter son histoire. Parfois, je dois corriger les détails que j’ai ratés. J’ai tout dans la tête, et visiblement, je n’avais pas gardé ces six enfants. (rire) Mais je pense que c’est finalement une bonne chose, parce que cela a donné naissance à cette nouvelle histoire. Parfois, le fait de corriger mes erreurs est l’occasion de mes meilleurs récits, parce que cela m’oblige à trouver des idées pour remplir les blancs, et cela me force à y travailler plus. Cela donne aussi des choses plus détaillées, avec une intrigue beaucoup plus riche.

Xavier Guilbert : Dans ce cas précis, ce qui est au départ une remarque sans importance prend vraiment une autre dimension, et c’est très gratifiant pour le lecteur. Cela donne envie de relire les anciennes histoires à la lumière de cette nouvelle information. Quelqu’un a fait sur Internet un listing exhaustif de tous vos personnages, en essayant d’y intégrer autant d’informations chronologiques que possible. Il semblerait que Maggie soit cinq ou six plus jeune que vous ?

Jaime Hernandez : Maggie a l’âge de ma sœur, oui.

Xavier Guilbert : Et Ray, à peu près le vôtre ?

Jaime Hernandez : Non, Ray est entre les deux. Au départ, il avait l’âge de mon petit frère, et puis j’ai trouvé une incohérence et — en fait, il a un an de moins que mon frère. Ce qui fait qu’il est entre mon frère cadet et ma femme.

Xavier Guilbert : Et donc, Maggie a suivi votre sœur, en fait.

Jaime Hernandez : Oui, ce qui fait que je regarde ce que fait ma sœur pour savoir où en est Maggie. Parfois, les histoires que je raconte ne sont pas au présent — parce que le temps de la bande dessinée a tendance à prendre du retard par rapport au temps réel, et je dois faire du rattrapage. Parfois, c’est comme ça que les histoires commencent. Je me dis — bon, elles prennent du retard, elles sont cinq ans en arrière. Comment est-ce que je vais gérer ça ? Et ensuite, je me retrouve à faire une histoire qui saute en avant dans le temps.

Xavier Guilbert : Et c’est très efficace. Je pense au laps de temps qui s’écoule après la fin de la première série des Love and Rockets, avec Maggie et Hopey qui sont enfin réunies. Ensuite, il y a ce saut dans le temps et on se retrouve avec Ghost of HOPPERS, Hopey est plus âgée et a un enfant, et quelque chose s’est passé entre elles et la relation semble plus tendue. Et même si aucune explication n’est donnée, il y a cette impression très nette que du temps s’est écoulé et que la vie continue.

Jaime Hernandez : Bien souvent, j’aime que le lecteur remplisse les blancs. Je laisse les choses ouvertes, parce que j’aime impliquer le lecteur. Et j’espère qu’il acceptera ce que je donne (rire). Le temps qui passe — je le traite comme pour les gens que je connais. Comme si je n’avais — je n’ai pas vu Maggie depuis cinq ans ; la prochaine fois que je vais la voir, comment sera-t-elle ? C’est comme ça que le traite, et je continue de connaître ces personnages.

Xavier Guilbert : Une chose qui m’a frappé en relisant l’ensemble de bout en bout, c’est que l’on en parle souvent comme étant des histoires de « Maggie et Hopey », mais c’est principalement autour de Maggie. C’est Maggie qui fait la cohésion de tout ce qui a été publié jusqu’ici — avec Ray, dans une certaine mesure. Avec les New Stories, mais aussi avec Ghost of HOPPERS, il y a cette nouvelle génération de personnages qui arrivent, des personnages plus jeunes, comme Angel et Vivian. Et pourtant, vous ressentez le besoin d’y ajouter Maggie. Pourquoi ne pas faire quelque chose de complètement nouveau avec ces personnages ? Quel interêt voyez-vous à les relier à vos personnages existants ?

Jaime Hernandez : C’est parce qu’ils font tous partie d’une seule et grande famille. Ils sont tous liés d’une manière ou d’une autre, parce qu’ils vivent tous dans la même ville. Ou la plupart d’entre eux. Egalement, Maggie est tellement quelque chose de personnel pour moi quand j’écris, qu’il est difficile de la tenir à l’écart d’une histoire. Je l’ai volontairement gardée en dehors des deux derniers numéros, pour pouvoir faire une pause et travailler sur un autre personnage, mais tout le temps où je travaille sur les vies de ces gens-là, je sais à peu près l’endroit où tout cela se déroule, et à l’arrière de ma tête, je sais que Maggie vit dix, quinze kilomètres plus loin. Je sais que Hopey est par là, d’un autre côté. Je garde toujours tout mon monde à l’esprit quand j’écris. Ces personnages, s’ils sont liés d’une manière ou d’une autre, même si je crée un personnage qui n’a rien à voir avec Maggie, je sais que Maggie est toujours quelque part dans le monde, à l’arrière de ma tête. Et bien souvent, elle est tellement facile à écrire, elle peut remplir beaucoup de zones vides que je ne peux pas — elle peut combler beaucoup de blancs. J’essaie parfois de la tenir à l’écart, mais c’est un personnage qui m’est tellement personnel, que je ne peux pas m’empêcher de penser à elle.

Xavier Guilbert : Durant l’histoire avec les T-Girls, son rôle se limite à lire des bandes dessinées pendant que les autres sont en train de sauver le monde. Et on revient un peu à l’idée que Maggie est peut-être une sorte d’astuce narrative, dans le sens où elle a cette imagination très vivace. Mais elle n’a pas vraiment d’influence sur l’histoire elle-même.

Jaime Hernandez : C’est un peu comme pour Gilbert, dont toutes les histoires tournent autour de cette petite ville de Palomar. Quoi qu’il fasse, aussi loin qu’il aille, tout revient toujours, tout est lié à Palomar. Maggie est mon Palomar. Tout ce qui se produit est toujours liée à elle, d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas un choix délibéré, c’est comme ça. Parce que comme je le disais, son personnage est — c’est moi, la majeure partie de moi, quand j’écris.

Xavier Guilbert : Sans aucune doute, elle a une place à part. C’est aussi le cas de Ray, pas seulement en tant que personnage, mais peut-être plus comme narrateur. Je crois que c’est le seul personnage dans tout Love and Rockets qui s’exprime à la première personne. Il y a notamment cette séquence dans The Love Bunglers, je crois, où Ray essaie de se souvenir, mais il y a toujours une case noire parce qu’il a des trous de mémoire, qui est très efficace du point de vue narratif. Vous avez dit quelque part que Ray et Maggie étaient deux aspects de vous-même.

Jaime Hernandez : Oui, j’ai créé Ray pour y mettre les parties de moi-même que je ne pouvais pas mettre dans Maggie. Par exemple, Maggie ne peut pas aller dans les toilettes des hommes (rire). Vous voyez ?

Xavier Guilbert : Enfin, elle pourrait, mais…

Jaime Hernandez : C’est vrai, mais cela changerait complètement l’histoire, si elle le faisait. Pour ce qui est du récit à la première personne, c’est ce que j’ai choisi comme mode d’expression de Ray dans la série. Pour Maggie, ce sont ses bulles de pensée et ses réactions à ce qui se passe. Pour Ray, j’ai décidé que ses histoires seraient racontées différemment, à la première personne. Les histoires avec Hopey — Hopey n’a pas de bulles de pensées. Dans les premiers numéros, elle en avait, mais je me suis débarrassé de ça, parce que je me suis dit : Hopey ne devrait pas avoir de bulles de pensée, Hopey est simplement Hopey, et ce que tu vois, c’est ce que tu as avec Hopey. Voyons. J’essaie de voir s’il n’y aurait pas d’autres personnages… Comme ça, je ne peux pas — Angel est un peu un mélange entre Maggie et Hopey, en cela qu’elle n’a pas de bulles de pensées, mais on voit les choses au travers de ses yeux. On voit ce qu’elle ressent, mais sans utiliser de mots.

Xavier Guilbert : Quand vous représentez des enfants, le dessin est aussi très différent. Cela rappelle vraiment le trait de certaines séries de Archie ou peut-être les Peanuts. Vous avez un dessin généralement « réaliste », à défaut d’un mot plus approprié — mais avec les enfants, c’est très différent, plus « cartoon ». Pourquoi ?

Jaime Hernandez : Au début, cela me semble simplement naturel de faire comme cela. Etant enfant, j’avais l’habitude de faire des bandes dessinées avec des gamins comme moi. Et Peanuts, Denis the Menace, c’étaient mes références : de grosses têtes, des petits corps. Ça me semblait bien, pour Love and Rockets. C’est aussi facile à dessiner, et cela capture l’essence de l’enfance pour moi, ce genre de dessin. Il n’y a pas vraiment de secret derrière cela, ça me semblait être la bonne manière de le faire. Quand je dessine des enfants plus réalistes, je n’ai pas le même sentiment de magie.

Xavier Guilbert : Est-ce que vous pensez aussi que cela rentrer dans cette idée de point de vue dont vous parliez ? Les aspects fantastiques étant des échos du regard de Maggie sur le monde, cette question de la perception…

Jaime Hernandez : Probablement, je pense. Comme je le disais, ce n’est pas vraiment intentionnel, mais cela fonctionne, ça me semblait être la bonne manière de faire lorsque c’est arrivé pour la première fois. D’une certaine manière, c’est regarder le monde… je n’y ai jamais vraiment réfléchi, mais — oui, sans doute. Ça me convient (rire).

Xavier Guilbert : Ce qui fait que vous avez une hiérarchie très précise de vos personnages, sur ce qu’ils font et ce que vous pouvez exprimer au travers d’eux ?

Jaime Hernandez : Oui, pour les principaux. Par exemple, les histoires de Ray sont racontées en trois bandes. Pour Maggie, c’est indifférent.

Xavier Guilbert : Les premiers récits de Ray font aussi penser à des pastiches de Film Noir ou d’histoires de Raymond Chandler.

Jaime Hernandez : Oui, c’est un peu arrivé — ce n’était pas prévu, mais c’est un peu arrivé par hasard. Je n’ai jamais lu du Chandler, mais j’ai vu des films, le Film Noir, et j’ai toujours aimé le fait qu’ils évoquent des lieux précis. En particulier ceux qui se déroulent à Los Angeles, d’où je viens. Du genre : « Et je rencontrais cette poupée au coin de Franklin et Vermont, et … » — ah, je sais où ça se trouve ! Je déjeune souvent là-bas ! (rire) Quelque chose comme ça. C’était magique pour moi, et je me suis demandé pourquoi je n’essaierais pas moi-même de faire ce genre de chose. Et avec Ray, j’ai commencé à donner des noms aux lieux. C’était quelque chose que j’évitais quand j’étais jeune, mais alors je me suis dit — pourquoi pas ? Donner un nom à un lieu, et peut-être que pour les gens qui le liront, ça ne dira pas grand-chose, mais si jamais ils sont en visite à Los Angeles et qu’en conduisant, ils aperçoivent les noms de rue et qu’ils réalisent : « oh, c’était là que Ray était dans… » Cela rapproche des personnages. Je veux que le lecteur soit aussi proche que possible de certains personnages, comme en particulier Ray et Maggie. Pour d’autres, ce n’est pas si important. Pour certains, je préfère garder le mystère, comme Vivian : je préfère qu’elle reste ce danger incarné dans la vie, dont on a hâte qu’elle parte ailleurs, avant que quelque chose n’arrive (rire). J’aime bien cela avec elle, alors je ne révèle pas trop. Je laisse planer beaucoup de questions autour d’elle.

Xavier Guilbert : Pour revenir à Ray et Maggie, dans The Love Bunglers, il y a ces deux pages de neuf cases chacune, qui montrent différentes étapes de la vie de Ray et Maggie qui grandissent en parallèle. C’est une double-page très forte, en cela qu’elle englobe toute leur histoire. Je me demandais s’il était difficile de continuer la série à partir de ce point — et de raconter d’autres récits impliquant Ray et Maggie, après être arrivé à quelque chose qui pourrait être une bonne conclusion pour eux.

Jaime Hernandez : Je l’ai écrit avec cette idée de conclusion en tête. Je voulais faire en sorte que si je venais à mourir le lendemain, ça n’avait pas d’importance. Je voulais voir si j’en étais capable. Je sais que la vie continue, c’est un peu comme lorsque l’on perd quelqu’un de proche — on se dit : « c’est fini. » Mais non, ça ne l’est pas. Le lendemain, la vie continue — peut-être différemment. C’est comme ça que j’ai traité cette histoire. Je n’en ai pas fini avec Maggie, et Ray, et Hopey, et tous les autres. C’était simplement une forme de conclusion… afin que le lecteur puisse prendre une respiration, et se sentir satisfait, jusqu’à la prochaine fois. (rire)

Xavier Guilbert : Et donc, après avoir terminé quelque chose comme The Love Bunglers pour lequel vous disiez que vous étiez arrivé à quelque chose qui vous semblait bien, qu’est-ce que cela vous a fait de revenir à la table de dessin ? Comment enchaîne-t-on après ça ?

Jaime Hernandez : C’est comme si je recommençais à zéro. Après avoir fait quelque chose dans lequel j’ai le sentiment d’avoir tout mis de moi-même, c’est : « eh bien, allons-y à nouveau. Recommençons à la base, et attaquons la suite. » Et j’espère toujours que cette suite débouchera sur quelque chose d’aussi satisfaisant. Mais c’est toujours un processus de construction. Parfois, j’écris une histoire qui est bien reçue et qui fonctionne en elle-même. Mais je pense que la plupart du temps, la force des récits vient de ce processus de construction. Et quand arrive la conclusion, ou une forme de conclusion, c’est mérité parce que j’ai travaillé pour y parvenir.

Xavier Guilbert : Vous avez un nouveau Love and Rockets (New Stories #6) qui sort en avant-première demain. Qu’est-ce que cela vous fait de sortir un nouveau livre ?

Jaime Hernandez : En fait, je l’avais oublié. On le finit, et puis…

Xavier Guilbert : Vous travaillez déjà sur le suivant ?

Jaime Hernandez : Oui, surtout des notes. Je n’ai encore rien mis sur le papier.

Xavier Guilbert : Quelle est votre méthode de travail, au fait ? J’ai vu les notes que vous prenez, mais est-ce que vous travaillez sur le découpage ou ce genre de chose ?

Jaime Hernandez : Le découpage se trouve dans les notes. Quand j’écris « Maggie passe la porte », et quand je finis par savoir où elle est, je vais rajouter : « au marché », ou quelque chose du genre. Je suis vraiment dans une approche visuelle quand je prends ces notes. Et quand arrive le moment de mettre tout cela sur papier, je ne fais pas de découpage, je dessine directement sur la feuille. Et je retravaille là également, j’efface beaucoup, je déplace des cases…

Xavier Guilbert : Chester Brown explique dans Showing Helder comment il utilise des Post-Its pour ça, ou comment il découpe ses planches.

Jaime Hernandez : Parfois, j’y suis obligé quand je retravaille. J’encre une case, et je me dis : « ça, c’est bien », et puis je regarde à nouveau et je me dis : « mouais, je n’avais pas besoin de ça ». Ce qui fait que je vais le découper, ou si c’est juste crayonné, je vais utiliser la table lumineuse pour déplacer les cases. Donc il y a un peu de tout. Souvent, ce sont les personnages qui créent les histoires, qui les écrivent. Comme en ce moment, avec le nouveau numéro. Je reviens à Maggie et Hopey, qui partent en voyage sur la route, mais je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pas encore clair pour moi, mais je sais simplement que je les vois sur la route, peut-être en bus ou peut-être en voiture ou que sais-je encore. Tout ce que je sais, c’est qu’elles sont ensemble, en voyage. Qui sait, d’ici la fin de l’histoire, cela aura pris un tout autre sens que ce que j’ai en tête en ce moment. C’est très rare que j’aie une histoire bien définie dans laquelle faire entrer les personnages. Généralement, c’est l’histoire que je fais entrer dans les personnages.

Xavier Guilbert : Daniel Clowes disait pour Ghost World que les personnages existaient, et qu’il était simplement là pour leur proposer des situations et observer comment ils réagissaient. Votre processus créatif, c’est quelque chose de douloureux ? Un moment de plaisir ? Est-ce que vous doutez de vous-même par moments ? Est-ce qu’il y a des phases où…

Jaime Hernandez : Elles y sont toutes. Chaque numéro est passé par toutes les phases que tu viens d’énumérer. Je peux m’enthousiasmer pour, comme je viens de le dire, Maggie et Hopey qui voyagent ensemble. Ça m’enthousiasme vraiment, et puis je vais arriver à ce blocage, et — tout ça ne fonctionne pas. Brusquement, tout ça c’est de la merde, ça ne va pas. Je me retrouve à me dire : « c’est terrible, je ne sais pas quoi faire de ce truc. » Alors, je vais le laisser de côté et ne plus y toucher pendant des semaines. Quelque chose doit céder — alors, je m’occupe des tâches quotidiennes : j’amène ma fille à l’école, ou je vais la chercher, je plie du linge… et durant tout ce temps, cette question qui tourne à l’arrière de ma tête : « qu’est-ce que je peux faire de ce truc ? » Je n’essaie pas de prendre des notes ou quoi que ce soit, tout est dans ma tête. Et parfois, je n’arrive pas me remettre à la table à dessin pendant des semaines, parce que ce truc ne me le permet simplement pas.

Xavier Guilbert : Est-ce que ça veut dire que vous ne travaillez que sur une seule histoire à un moment donné ? Vous ne travaillez pas sur plusieurs récits en parallèle ?

Jaime Hernandez : Parfois, c’est le cas, mais… ce n’est pas aussi facile pour moi que, par exemple, pour Gilbert. Il peut travailler sur trois choses en même temps. Moi, je mets tout ce que j’ai — toute mon âme ! — dans ce sur quoi je suis en train de travailler. Et c’est difficile de changer cette habitude. De temps en temps, je vais avoir un autre projet. Généralement, j’espère que c’est un projet pour lequel je n’ai pas besoin de beaucoup réfléchir, où je suis principalement en pilotage automatique et je laisse le dessin parler pour moi (rire). Mais il m’est arrivé de faire des récits pour quelqu’un d’autre, des histoires autonomes. C’est une bonne coupure. Mais même pendant que je travaille sur tout ça, ma tête est toujours envahie par cette histoire de Love and Rockets : « qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’elles vont faire, comment je vais récupérer ce truc, comment le rendre plus frais ça a l’air si daté, après trente ans je n’ai plus d’idées… » Voilà comment je commence à me sentir. Et puis arrive le moment où je m’assoie à ma table, et je pose à nouveau les yeux dessus. Un jour arrive, et je sens — je peux le faire. C’est un processus mental par lequel je passe.

Xavier Guilbert : Est-ce que ça s’arrête là ? Ce que je veux dire, c’est que l’étape du dessin est un processus long, qui laisse beaucoup de temps pour continuer à y réfléchir. Lorsque vous vous mettez à la table à dessin, vous savez ce que vous voulez faire ? Ou est-ce qu’une partie de ce processus continue d’opérer ?

Jaime Hernandez : C’est un peu comme si — maintenant, j’ai le courage de coucher les choses sur le papier. J’ai le courage, je n’ai plus de doutes. Tout ce que je vais mettre là va fonctionner, et va participer à l’étape suivante du processus. C’est un peu comme si ce blocage, c’était le trac : je n’ai pas confiance en mes capacités. Je ne suis pas convaincu que cela vaille le coup de le mettre sur papier. Et donc j’ai besoin de me faire à nouveau confiance, en quelque sorte. Et c’est frustrant. C’est une étape du travail qui est très stressante et frustrante. Le meilleur moment, c’est quand on le termine. C’est quand je regarde l’ensemble, et les choses trouvent leur place. Je remplis les zones noires, et — je le vois, je peux enfin le voir, je vois la fin ! Il y a des moments quand je dessine, où je ne la vois pas. Mais je sais après toutes ces années — ne t’arrête pas, parce que tu la trouveras, ce sera seulement un peu douloureux avant que tu y arrives (rire).

Xavier Guilbert : Vous venez de terminer le New Stories #6. Avez-vous commencé à travailler aussitôt sur le suivant, ou vous êtes-vous accordé un peu de vacances ?

Jaime Hernandez : Plutôt une respiration — maintenant, c’est plus mental que physique. La respiration, c’est m’accorder un peu de temps loin du côté physique du dessin. Une grande partie de tout cela est simplement dans ma tête, comme je le disais, qui tourne. Et puis je prends des notes, afin de ne pas oublier les choses auxquelles je pense en chemin. C’est Maggie et Hopey, où elles vont — je ne sais pas. Je ne sais pas encore. J’ai plusieurs options, plusieurs idées, mais je ne sais pas laquelle je choisirai au final. Jusqu’au moment où tout commencera à tomber en place. Un peu comme : « Oh, d’accord. Ce qui fait qu’elles sont en voyage pour cette raison, parce que cela va aider cette scène à mieux fonctionner. »

Xavier Guilbert : Vous partagez certaines étapes de ce processus ? Vous parliez de discuter avec Gilbert ou avec votre femme — les utilisez-vous pour tester vos idées, ou les gardez-vous pour vous-même ?

Jaime Hernandez : Généralement, je les garde pour moi, mais une fois de temps à autre je vais demander à ma femme : « qu’est-ce que Maggie et Hopey vont faire ? qu’est-ce qui ne va pas ? » Voilà, quand quelque chose bloque. Elle ne me donne pas forcément une idée, mais elle — elle me rassure. Et puis il y a des jours où elle n’a pas envie de m’écouter, « tu te débrouilles » (rire). Ce genre de chose.
C’est rare que je demande à Gilbert. Je ne lui demande rien de spécifique, parce que je n’ai pas envie qu’il me réponde précisément : « eh bien, fais-les prendre un taxi plutôt qu’un bus. » Ce n’est pas ce que j’attends. C’est plus — vais-je dans la bonne direction ici, ou dois-je recommencer ? Est-ce que je perds mon temps ? Je pense que c’est que je recherche, avec quelqu’un comme Gilbert ou ma femme. Je ne pense pas que je demande à personne d’autre. J’ai essayé de demander à ma fille, parce que récemment j’ai commencé à travailler avec des personnages qui ont son âge, ou proches de son âge. Ce n’est pas comme si j’attends d’elle une réponse, mais je suis curieux d’avoir son avis sur le sujet. « Que penses-tu qu’elles devraient faire ? » Mais ma fille me répond généralement : « Je n’en sais rien ! » (rire)

Xavier Guilbert : Cela fait trente ans que vous travaillez sur Love and Rockets. Vous êtes, sans aucun doute, l’un des auteurs vivants les plus marquants dans la bande dessinée. Ressentez-vous de la pression lorsque vous sortez un nouveau livre ? Ou avez-vous toujours cette attitude punk, qui fait que vous vous fichez bien de ce que les autres pensent ?

Jaime Hernandez : Je ne suis sans doute plus aussi arrogant, mais c’est toujours — j’ai encore envie de faire ça. Certes, je reçois tous ces compliments, il y a les expositions et des gens qui m’invitent pour m’écouter parler — c’est fantastique. Je suis très flatté et reconnaissant. Mais je sais que lorsque je reviens m’installer à la table à dessin, je dois me remettre au boulot. Je ne peux pas me reposer sur mes lauriers, parce que je sais que ce monde que j’ai créé ne s’est pas fait avec des gens qui me disent combien je suis formidable. Il s’est fait, parce que je me suis vraiment acharné à raconter les meilleures histoires que je pouvais. C’est pour cela que je suis ici : parce que je me suis acharné. Et je sais toujours qu’il me faut encore m’acharner, si je veux continuer à publier des récits qui satisfassent à mon niveau d’exigence.

[Entretien réalisé le 17 août 2013 à Minneapolis, dans le cadre de PFC#4]

Entretien par en octobre 2013