Jeremy Bastian
Dans la scène bouillonnante et encombrée de la bande dessinée indépendante américaine, Jeremy A. Bastian n’a guère de mal à afficher sa singularité et la puissance de son imaginaire. Loin d’une veine intimiste et réaliste, son album La Fille Maudite du Capitaine Pirate, récemment paru aux éditions de la Cerise, évoque la visite d’un cabinet de curiosité étrange et fascinant pour l’audacieux lecteur qui ose s’y aventurer.
Croisant l’univers fantasmatique d’un Lewis Carroll avec le folklore pittoresque de la piraterie, ce conte de fée efflorescent, presque anachronique dans le fond comme dans la forme, se régale des exploits mouvementés d’une gamine partie à la recherche de son père, mythique corsaire des mers de l’Omerta. Mû par l’idée de concentrer toujours plus de détails dans un minimum d’espace, Bastian, en rejeton postmoderne de Gustave Doré, se livre à un étonnant exercice de style porté par une outrance visuelle de chaque instant. Cette approche se traduit par une accumulation frénétique et compulsive de hachures et dans des tentatives narratives audacieuses de repenser le cadre de la page et la structure des strips, croulant parfois sous des ornementations rococo. Il n’est ainsi pas rare de voir les cases s’enchaîner pour se fondre sous les oripeaux d’armoiries, d’ex-libris, voire de vieux retables poussiéreux. Le charme indéniable de La Fille Maudite du Capitaine Pirate tient précisément dans cet art du «collage graphique», véhicule idéal de cette fantasy où tout semble s’imbriquer dans tout, comme dans ce bestiaire grouillant hybride et mutant où s’entremêlent l’organique, le métallique, le végétal et le minéral. Rencontre avec un esthète de ligne pas claire.
Nicolas Trespalle : Le style que vous déployez dans La Fille Maudite du Capitaine Pirate est très illustratif, pour autant vous avez choisi de vous consacrer à la bande dessinée plutôt qu’à l’illustration. La bande dessinée a-t-elle toujours été votre passion ?
Jeremy Bastian : Je dessine depuis que je suis tout petit. C’était vraiment la seule activité dans laquelle j’étais bon, celle où je pouvais attirer l’attention des gens et qui me faisait me sentir bien. J’ai donc continué. J’ai toujours su que je voulais faire des comics. Quand j’allais dans le magasin de comics près de chez moi, je me disais qu’un jour je devrais atteindre le même niveau que les auteurs édités, être aussi bon, si ce n’est meilleur. J’essaye en permanence d’améliorer mes compétences. Arrivé au lycée, je savais que je devrais aller dans une école d’art. Un jour, un représentant de l’école d’art de Pittsburg est venu nous présenter les créations d’élèves qui y étaient, dont des pages de comic books. Ca m’a vraiment convaincu d’y aller. Dans cette école, il y avait beaucoup d’autres gens talentueux et ça m’a permis de me fixer des défis. Il y avait une sorte de compétition saine qui permettait à chacun d’aller au-delà de ses capacités. C’est vraiment quelque chose de positif pour permettre aux artistes de s’améliorer.
Nicolas Trespalle : Avec quels comics vouliez-vous rivaliser ?
Jeremy Bastian : J’aimais beaucoup Alan Moore et son Swamp Thing, j’étais attiré par les comic books plutôt sombres, effrayants, par le graphisme de Stephen Bissette ou Bernie Wrightson. Je lisais les X-Men de Marc Silvestri. C’est lui qui m’intéressait, particulièrement au niveau de l’anatomie des personnages. Pendant longtemps, j’ai voulu suivre ces modèles. Puis, j’ai découvert Gustave Doré et ça m’a poussé vers une expression plus artistique. Petit, j’avais une culture des comics mainstream, c’est bien plus tard que j’ai pris conscience de l’existence de toute la bande dessinée alternative.
Nicolas Trespalle : La Fille Maudite du Capitaine Pirate est-il un projet de longue date ?
Jeremy Bastian : J’ai fait une histoire avant ça. Ça n’a pas très bien marché, c’était en trois volets, mais je n’ai pas continué…
Nicolas Trespalle : Pour quelles raisons ?
Jeremy Bastian : C’était une toute petite édition qui ne faisait que 24 pages sous couverture souple dans un format différent des comic books habituels. C’était en direction d’un public adulte avec un univers assez sombre à la Simon Bisley. C’était dessiné au fusain, des filles avec des armes combattaient des loups garous et des zombies ! (rires) J’ai commencé à montrer ça dans des conventions avec un ami pendant que lui présentait un autre projet avec des épées et des souris… et il en a vendu plein ! Moi, ça ne prenait pas trop. Je me suis dit que j’allais cibler un public plus large et m’adressais davantage aux enfants.
Nicolas Trespalle : L’ami en question, c’était David Petersen, l’auteur des Légendes de la garde ((Mouse Guard, publié en français chez Gallimard sous le titre Légendes de la Garde (trois tomes parus).)) et avec qui vous étiez à l’école d’art de Pittsburg ?
Jeremy Bastian : Oui. Ensemble, on a fait un projet commun Ye OldLore Of Yore, les «récits d’autrefois» en vieil anglais. On a tout fait en même temps, notre projet personnel et celui-ci. C’était un travail de collaboration, on a réalisé chacun une histoire courte, et la dernière a été coécrite, et je me suis chargé du dessin.
Nicolas Trespalle : Pourquoi l’autoédition au départ, c’était une volonté délibérée ou un choix par défaut ?
Jeremy Bastian : Un peu des deux. Je voulais surtout montrer un objet fini aux éditeurs, prouver de quoi j’étais capable. Dans la première histoire Ye Old Lore Of Yore, apparaît une fille pirate. C’était déjà en germe. L’année d’après, avec Petersen, on est allé à la convention de San Diego, et c’est là que l’éditeur d’Archaia, Mark Smiley, a dit à mon ami David Petersen : «Ok, je vais te publier». J’étais très content pour lui mais je me sentais laissé un peu de côté ! C’est en faisant la queue pour aller voir un film durant cette convention, que je me suis dit que je pouvais reprendre l’histoire de la fille maudite. Je dois avoir encore un papier avec la fille pirate et un poisson.
Nicolas Trespalle : Votre première chance professionnelle vous est pourtant donnée chez un éditeur non spécialisé, nommé Olympia.
Jeremy Bastian : J’étais à une convention à Chicago à côté d’un artiste, et il aimait tellement ce que je faisais qu’il a acheté tout ce que je proposais ce jour-là. C’est là que j’avais la première édition auto-publiée de La Fille Maudite, et il a montré mon travail à un certain Thomas Negovan. Il a trouvé ça bien. Par la suite, il a essayé de me contacter par mail, mais ses messages allaient directement dans mes spams. En parallèle, j’ai montré mon travail chez Archaia qui a trouvé ça très beau mais m’a dit : «Nous, on ne fait que des albums en couleur». Je préférerais laisser en noir et blanc, mais bon si je dois coloriser, alors je vais coloriser ! Et j’ai commencé à coloriser les deux premières parties de la Fille Maudite. Le temps a passé et la Convention de Chicago s’est représentée. J’y suis retourné, et là Tom Negovan est tout de suite venu me voir, pour me parler de son envie de me publier et de ses mails sans réponse. Je lui ai expliqué qu’entretemps, j’avais signé chez Archaia et qu’il valait mieux que je continue avec eux. Il était un peu embêté et a insisté en disant que si l’on ne travaillait pas sur ce projet, ce serait sur un autre…
Quelque temps plus tard, Archaia a eu quelques soucis financiers, suite à une brouille entre les deux associés, l’un voulait partir et l’autre n’avait pas assez d’argent pour racheter ses parts. Ils ont été contraints de stopper la production. Mark Smiley a envoyé un mail à tous les auteurs pour dire que vu la situation, on pouvait être édité ailleurs, si l’on voulait. Thomas Negovan était intéressé pour une publication en noir et blanc et proposait de me rémunérer tout de suite alors qu’Archaia ne devait me verser une avance qu’une fois le projet terminé. Forcément, tout cela a pesé dans la balance. C’était une offre que je ne pouvais pas refuser. J’ai donc téléphoné à Mark Smiley de Archaia pour lui dire que j’avais trouvé quelqu’un d’autre qui prévoyait de faire quelque-chose plus comme je l’imaginais… Et j’ai mis fin au contrat avec Archaia.
C’était très dur de faire ça. J’ai rompu avec des filles, mais c’était plus simple que de rompre avec cet éditeur ! C’était dur car c’était le premier à avoir cru en mon travail, à me donner ma chance. On a continué à être ami avec Mark, à se voir, même s’il voulait toujours que je fasse l’album en couleur. C’est comme cela qu’Olympia a édité trois chapitres de La Fille Maudite. Il s’agit de la première édition, non auto-publiée. Elle restait assez artisanale car le titre sur la couverture était tamponné. L’éditeur soignait le côté artistique du livre et cet esprit me plaisait. Thomas avait très bien compris mon idée et il la respectait.
Nicolas Trespalle : Après ces quelques chapitres, vous retournez chez Archaia…
Jeremy Bastian : Ils ont réussi à trouver des fonds sur un site de financement participatif pour pouvoir produire le projet. Thomas Negovan voulait se recentrer sur son activité de galeriste, son activité éditoriale restait marginale. J’avais plusieurs idées d’éditeurs pour une publication en couverture dure mais comme je connaissais bien les gens d’Archaia, je me suis dit «pourquoi ne pas retourner là-bas ?». Entre-temps, la situation s’était stabilisée et en plus Archaia était d’accord pour le faire en noir et blanc.
Nicolas Trespalle : Du coup, vous avez bénéficié d’une carte blanche pour réaliser votre album…
Jeremy Bastian : Exactement. Je ne sais pas si ça m’est spécifique, et si pour mon ami David ce fut la même chose. Mon livre était déjà fait quand j’ai été édité. A part des fautes d’orthographe, il n’y avait rien à corriger. C’est la meilleure chose. L’auteur propose un projet déjà achevé, l’éditeur n’influe pas sur l’histoire, ça laisse la créativité de l’auteur s’exprimer.
Nicolas Trespalle : Pourquoi avoir choisi une héroïne pour cette histoire ?
Jeremy Bastian : Je me suis vraiment posé la question au départ, si ce devait être garçon ou fille. Mais c’était un plus gros défi de mettre en scène une fille. Passer par un personnage féminin contribuait à cet aspect conte de fée. Je voulais créer un personnage fort comme Alice ou Dorothée du Magicien d’Oz.
Nicolas Trespalle : Le conte de fée, pour vous c’est l’imaginaire de l’enfance, celui de tous les possibles ?
Jeremy Bastian : Quand j’ai commencé ce livre, je me suis souvenu quand j’étais petit et que j’allais à la bibliothèque pour lire des tonnes de livres. Mes préférés étaient toujours les contes de fée, tout ce qui pouvait être étrange. L’un de mes livres de chevet a été Ship’s Cat de Richard Adams et illustré par Alan Aldridge[1].
Nicolas Trespalle : Vous retournez ici à l’essence même des contes de fée, ceux du XIXe siècle, à la fois macabre, inquiétant, on est loin d’une démarche lisse disneyenne…
Jeremy Bastian : J’aime beaucoup les contes de Grimm, ils étaient particulièrement sombres et dangereux. Quand j’étais petit, j’aimais bien avoir peur. Je pense qu’on protège trop les enfants aujourd’hui. On ne leur fait pas assez confiance. On essaye de leur montrer que tout est beau, tout est gentil, on ne veut pas faire de choses trop compliquées ou difficiles. Enfant, ce n’était pas comme ça et je ne m’en suis pas trop mal sorti.
Nicolas Trespalle : Dans votre idée, La Fille Maudite a été créée pour être aussi lue par les enfants…
Jeremy Bastian : Oui. Je ne voulais pas que ce soit trop extrême. J’essaye de ne pas aller vers le trop choquant. Par exemple, au début, quand la Fille Maudite se fait enlever l’œil, on voit juste une goutte de sang.
Nicolas Trespalle : D’où vient votre fascination pour l’univers maritime et sous-marin ? Vous êtes originaire de Pittsburg, est-ce lié à la proximité des Grands Lacs ?
Jeremy Bastian : J’allais souvent au Canada avec mes parents dans mon enfance. On prenait le bateau et on s’arrêtait sur une île. Cela vient sans doute de là. A peu près tout ce qui est sur terre commence à être connu, contrairement à ce qui est sous l’eau. Cela laisse du champ à l’imagination…
Nicolas Trespalle : Vous parlez souvent de défi, c’est une chose que l’on ressent à la lecture de l’album. Les compositions sont de plus en plus complexes, les cases se noient sous un déluge de détails. Quand vous commencez, savez-vous quand vous allez vous arrêter ? Y a-t-il une part d’improvisation ?
Jeremy Bastian : J’ai toujours une idée globale de ce que je veux faire. Pour une page, je sais par exemple que je vais faire un ovale avec des coquillages autour et un truc noir au milieu. Tout en crayonnant, je me demande comment améliorer cette idée. Je place les cases, ensuite je pense aux dialogues. Une fois posée l’ossature générale, je passe à l’encre tous les contours et ça me donne l’espace dans lequel je serai forcé de me limiter. Puis je fais et refais jusqu’à en être satisfait.
Nicolas Trespalle : Ce qui impressionne particulièrement quand on voit vos originaux, c’est que vous dessinez à l’échelle 1 :1. Vous avez toujours travaillé de cette façon ?
Jeremy Bastian : Mon premier projet autour de filles luttant contre des zombies (Phantom Corp) était dans un plus grand format que je réduisais. En démarrant La Fille Maudite, je savais que ce serait rempli de détails et de textures différentes. Travis Charest faisait alors un webcomic hebdomadaire[2], je me suis dit que je pouvais faire également un strip aussi détaillé. Si j’utilisais un format plus petit, je pensais que ça serait plus simple pour moi, je ne serais pas paumé dans plein de détails. En fait, ca ne marche pas !(rires) Un jour, je vais dessiner dans un format tellement petit que les éditeurs seront obligés d’agrandir les images pour en voir les détails[3].
Quand j’allais aux conventions au début de ma carrière, j’avais vu un artiste qui proposait des petits originaux et à l’époque je n’imaginais pas que c’était possible de proposer autre chose que des originaux grands formats que l’on réduisait à l’impression. Avec Les Légendes de la Garde, David faisait une bande dessinée dans un format carré. Cela m’a prouvé qu’il n’y avait pas qu’une voie possible.
Nicolas Trespalle : La profusion graphique n’a-t-elle pas engendré des problèmes en terme de narration, de fluidité ?
Jeremy Bastian : (Rires) C’est ce que je recherche, je veux que les lecteurs s’arrêtent sur les détails. Je voulais faire quelque chose que l’on prendrait plaisir à lire et à relire. Aux Etats-Unis, je trouve que les comic books se lisent trop vite, à part quelques titres où les textes sont plus étoffés.
Nicolas Trespalle : Combien de temps vous prend le dessin d’une planche ?
Jeremy Bastian : Environ une semaine. Je cherche à évoluer en tant que dessinateur, à m’améliorer constamment. Je ne veux pas stagner, me dire que je suis arrivé à mon maximum. Cela rajoute de l’intérêt de faire différent à chaque fois. Je veux faire fonctionner mon imagination pour créer quelque-chose d’unique, de jamais vu. Mon défi est de me dire jusqu’à quel degré de bizarrerie je peux aller, tout en restant sinon «réaliste», cohérent et logique.
Nicolas Trespalle : Vous réalisez un crayonnage poussé ?
Jeremy Bastian : Pour les textures et les ombres, j’encre directement. Tout le reste est dessiné au crayon au préalable. Cela devient une sorte de méditation quand vous êtes sur une planche pendant huit heures. Dans la vie, tout tourne autour de la satisfaction que vous tirez de votre travail.
Nicolas Trespalle : Les onomatopées sont aussi intégrées pleinement au dessin, elles structurent parfois même la composition des cases…
Jeremy Bastian : Quand, j’étais en école d’art, j’aimais beaucoup le design graphique. Je pense que le texte doit être pleinement intégré dans l’image. Un moment quand Poivre d’as, le perroquet, jette la fille des pirates par-dessus bord, elle crie «POIVRE D’AS» et la forme des lettres construit le mouvement. C’est pour cette raison que je trace d’abord les bulles, je sais que c’est un espace où je n’aurai pas autre chose à dessiner.
Nicolas Trespalle : Si votre graphisme renvoie au XIXe siècle, votre histoire se plait aussi à utiliser des mots rares, désuets…
Jeremy Bastian : Quand j’ai écrit cette histoire, je me suis juste dit que j’allais m’amuser. Les Frères espadons, les deux chevaliers de l’histoire, sont inspirés de Shakespeare… ce qui ne veut pas dire que je me prends pour Shakespeare ! Je m’inspire aussi de vieux livres d’Art et de leur descriptifs… J’aime les jeux sur la langue, ça donne plus de profondeur à l’histoire.
Nicolas Trespalle : Depuis l’essai du psychanalyste Bettelheim, on sait que les contes de fée ne sont pas à prendre qu’au premier degré mais recèlent une mosaïque de significations et de symboles. Que se cache-t-il derrière la fantaisie pure de La Fille Maudite ?
Jeremy Bastian : Par le biais du conte de fée, je veux montrer que chacun peut trouver sa place. J’ai toujours été quelqu’un d’un peu solitaire. Je n’étais pas populaire à l’école, un vrai pleurnichard ! Si je devais le relier à quelque-chose de plus personnel, il ne faut pas y voir la recherche du père — mes parents vont très bien ! — plutôt la recherche d’amour, du soutien des autres.
[Entretien réalisé le mercredi 9 avril 2014 à Bordeaux, aux éditions de la Cerise.]
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