Jeremy Perrodeau

par

Thomas Flagel : Les lecteurs de Crépuscule (paru chez 2024 à l’automne 2017) vont prendre un malin plaisir à découvrir Isles, un récit antérieur mais à la filiation évidente. Même nature luxuriante et sauvage dont la temporalité dépasse les hommes qui s’y débattent, mêmes artefacts géométriques et énigmatiques jonchant le paysage et surtout même attrait pour l’inconnu, l’inexplicable et le déroutant. Comment est né cet univers singulier ? D’où vient-il en toi ?

Jeremy Perrodeau : Il y a effectivement un lien très fort entre les deux récits, certaines idées de Crépuscule sont clairement nées lors de la création de Isles. J’ai commencé à travailler dessus tout de suite après avoir terminé Isles. Je ne voyais pas ça comme une suite mais comme une manière de continuer à expérimenter avec d’autres outils, le texte et la couleur notamment. Je désirais approfondir le traitement de ces thématiques qui m’obsèdent. D’où vient cet attrait ? C’est difficile à expliquer.
J’ai toujours été fasciné par la nature et les formes géométriques, convaincu d’un lien fort entre les deux. Le land-art, les brises-lames, les bunkers… Dès qu’une forme pure entre en relation avec un environnement naturel, cela me séduit. Avant même de faire de la bande dessinée, je travaillais déjà sur cette dualité dans des dessins seuls. Donc quand j’ai commencé à vouloir déployer des histoires, je crois que je me suis tourné naturellement vers cet univers qui m’était familier.
Le rapport au mystère et à « l’inconnu », c’est surtout dans la narration que cela m’intéresse. Je suis moi-même très friand des récits qui ne délivrent pas tout, qui excitent l’imagination. En fermant un livre ou après le générique de fin, ils continuent de vivre en toi, ils te questionnent, laissant le champ pour élaborer des théories et poser des hypothèses. J’aime le rapport intime que cela instaure. Il y a autant d’interprétations que de lecteurs, donc autant de lectures différentes finalement.

Thomas Flagel : Les trois personnages principaux débarquent ici sur une île avec une carte au trésor. Il y a une mise en abîme de la quête dans ce long récit graphique (220 pages), sans aucun mot, qui est poussé à son paroxysme. Qu’est-ce qui les anime pour toi : le goût de l’aventure, du dépassement, la curiosité de trouver des réponses, une folie exploratoire, un instinct de survie ?

Jeremy Perrodeau : On pourrait trouver une réponse potentielle au regard de la fin (bien qu’elle reste assez ouverte). Mais au moment où ils débarquent sur l’île, je n’avais pas idée de cette finalité, ce serait donc mentir d’affirmer qu’il y a une réponse précise. Sont-ils à la recherche d’un trésor ? Ils ne semblent pas intéressés par des montagnes de diamants… Fuient-ils de dangereux individus ? Ils se défendent plutôt bien pour des fuyards… Sont-ils à la recherche d’un ancien artefact ? Un simple outil pour leur progression on dirait… Toutes ces questions, je me les posais moi aussi en dessinant l’histoire.
Car le plus important à mon sens, c’est finalement de suivre ce cheminement et de passer par tous ces questionnements. Je préfère que le lecteur se laisse porter plutôt que de suivre un objectif annoncé directement. Et le récit muet permet, justement, de cultiver une ambiguïté sur l’ambition des personnages. On ne saisit pas forcement ce qu’ils font, mais ils semblent si sûr d’eux dans leurs actions, qu’on les suit volontiers. Du moins je l’espère !

Thomas Flagel : Contrairement à Crépuscule, tu ne joues pas à troubler la temporalité de l’action ni à jouer d’espaces-temps parallèles ou du rapport humanoïde / humain. Ici, les trois individus sont asexués et font face par tous les moyens possibles (fusils, pistolet, flèches…) à des êtres de tailles extraordinaire, des militaires, un peuple vivant sous terre, etc. La violence est omniprésente…

Jeremy Perrodeau : J’avais vraiment envie d’un récit d’aventure à la progression similaire à celle d’un jeu vidéo à niveaux. Une narration très linéaire, centrée sur les personnages avec un point de vue quasiment fixe. On reste focalisé sur leur avancée, obstacle après obstacle, dans l’idée de garder un rythme assez soutenu avec des rebondissements constants. Il n’y a pas de texte pour accompagner le lecteur. La mise en scène devait donc être la plus claire possible, pour ne pas venir parasiter. Concentrer les interrogations du lecteur sur ce qui se passe dans l’histoire, et pas sur comment elle est racontée, voilà ce qui m’importait.
Au sujet de l’aspect des personnages, ils sont en effet très neutres visuellement, interchangeables même. C’était un moyen de se projeter plus facilement. Ils pourraient être n’importe qui. Ce sont des coquilles vides, et elles se rempliront au fur et à mesure du périple. L’apparence des personnages évolue légèrement d’ailleurs. Chacun va être confronté à des épreuves différentes et en sortir transformé, gagnant en individualité.
Cette forme neutre permet aussi d’éviter de définir les personnages aux yeux du lecteur. Ils sont introduits comme les personnages principaux, les héros. On aurait donc tendance à imaginer que ce sont les gentils de l’histoire. En avançant dans le récit et en suivant leurs actions, on peut parfois se mettre à douter de leurs bonnes intentions. Dans cette situation, avait-on vraiment besoin de tuer tout le monde ? Moi-même, je ne porte pas de jugement sur ces personnages.

Thomas Flagel : En même temps on retrouve une dimension métaphysique omniprésente, comme dans Crépuscule. Ils forment des cairns, agencent des formes, activent des choses invisibles. Il n’y a aucune divinité évoquée mais la sensation d’un chamanisme revisité, de runes ou autres masques magiques ouvrant des potentialités…

Jeremy Perrodeau : Oui c’est quelque chose qui m’attire naturellement. C’est ce goût pour le mystère qui revient, je pense. J’aime jouer avec des éléments que l’on ne contrôle pas et dont le fonctionnement n’est pas explicite. Cela évite d’être ancré dans une époque précise, cela pourrait être des rites anciens vieux de plusieurs millénaires tout comme quelque chose de totalement futuriste. Et puis surtout, le dessin est vraiment adapté pour cela. Sans déployer trop de moyens, on peut tout imaginer et s’affranchir de toute réalité. Le simple fait de les dessiner donne une existence aux choses.

Thomas Flagel : La question de savoir qui est derrière tous ces entrelacs de bâtiments, cavités souterraines, cubes cachés en pleine forêt et les énigmes qui les relient par-delà les mondes (et les portes de téléportations qu’ils activent), tu en as une réponse personnelle ou tu te places comme ton lecteur, laissant à l’imagination le choix inventer ce qu’elle veut (extraterrestres, société plus avancée technologiquement, divinité quelconque…) ?

Jeremy Perrodeau : Autant pour Crépuscule, je pouvais avoir une réponse personnelle. Ici, je n’en ai pas, et je crois que je ne cherche pas à en avoir. C’est intimement lié à l’écriture de l’histoire qui s’est faite de manière empirique. Je laisse le lecteur se construire ses propres réponses. Je trouve cela plus intéressant que d’imposer une explication qui exclurait tout ceux qui imaginaient autre chose. D’ailleurs, je crois que le fait de ne pas d’avoir idée arrêtée doit se ressentir. J’imagine que si j’avais une idée précise, cela pourrait se lire entre les lignes, et ainsi nuire à l’imagination du lecteur.

Thomas Flagel : On relève de nombreux clins d’œil à des récits / films d’aventure comme Indiana Jones avec l’énorme boule menaçant d’écraser les trois héros ou cette passerelle invisible qu’ils empruntent dans le vide, mais aussi une sphère sortant de l’eau et les poursuivant comme dans la vieille série anglaise Le Prisonnier. Quels sont les autres références sous-jacentes ?

Jeremy Perrodeau : J’ai vraiment imaginé l’histoire comme un hommage au récit d’aventure, c’était donc trop tentant d’invoquer Indiana Jones ! Mais c’est surtout le genre des « aventures insulaires » auquel je me suis identifié. Pendant que je dessinais, je lisais tout ce que je pouvais trouver sur le sujet. Je me suis nourri de beaucoup de classiques : L’île au trésor de R.L. Stevenson, Vendredi et les limbes du pacifique de Michel Tournier, L’île de Robert Merle, Robinson Crusoé de Daniel Defoe, L’île mystérieuse de Jules Verne, etc. Outre le cadre, on retrouve beaucoup de points communs entre ces récits, comme s’il y avait un certains nombres d’étapes-clés à ce genre d’aventure. Et je souhaitais retrouver toutes ces « étapes » dans le fil de mon histoire : la rencontre avec un peuple autochtone, l’arrivée d’un groupe colonisateur, l’exploration souterraine, la construction d’embarcations, etc.
Une autre référence importante, c’est la série Lost dont je suis un grand fan. Quand j’ai dessiné Isles, je l’avais déjà vu deux fois. Je l’ai regardé une troisième depuis, et je sais qu’il y en aura d’autres… Elle a toujours eu un grand impact sur moi tant sur la narration que sur l’esthétique. Alors quand j’ai commencé cette histoire avec ces trois hommes arrivant sur une île, je savais qu’il y aurait des références, c’était inévitable. Autant l’assumer et glisser de véritables clins d’œil.
Moins relié à l’univers des îles, autre chose m’a aussi influencé, notamment sur l’aspect construction : le jeu vidéo Minecraft. Lorsqu’on me l’a fait découvrir en 2012, j’ai vraiment été séduit par le système d’assemblage des objets. Une pierre, trois bouts de bois, et l’on a une hache. D’une certaine manière cela s’est retrouvé dans Isles avec toutes ces séquences où les personnages construisent des abris, armes et embarcations à partir de trois fois rien. L’aspect survie / bricolage devait absolument être évoqué au travers de l’histoire. Réaliser ce traitement étapes par étapes, presque comme un mode d’emploi, c’était une manière d’amener du rythme et de dynamiser ces phases de construction.
Pour finir, l’œuvre de Yûichi Yokoyama a été également une référence. Son travail m’a fait comprendre que l’exploration pouvait être au cœur de la narration. Le lecteur est à la fois spectateur distant mais participe aussi au voyage, comme un compagnon des personnages de fictions.

Thomas Flagel : Comment crées-tu ces labyrinthes successifs de paysages et de formes ? Tu as une idée bien précise de l’ensemble ? Tu te laisses guider par l’inspiration de lieux en lieux ou tu as prévu un scénario global et précis avec les rebondissements ?

Jeremy Perrodeau : Quand j’ai commencé la première page, je n’avais aucune idée de ce qui se passerait par la suite, que ce soit la longueur du récit ou même la fin. J’ai commencé directement au feutre sur la feuille, sans crayonné, ni storyboard préparatoire. J’ai gardé ce dispositif durant tout le processus, en avançant chronologiquement. Du coup entre l’idée et le fait de la dessiner, il n’y a pas trop de latence, cela correspondait bien à la construction d’un récit improvisé.
Lorsque j’ai travaillé sur ce projet, j’avais une activité de graphiste à temps plein. Donc je dessinais quand je pouvais, le soir et le week-end. Il pouvait y avoir trois ou quatre jours entre chaque session, ce qui était assez frustrant mais cela me permettait néanmoins de construire l’histoire dans ma tête et d’imaginer les événements suivants. C’est ainsi que s’est construite l’histoire durant environ un an.
Imaginer une histoire était assez nouveau pour moi, je n’avais pas trop de repères ou de techniques d’écriture. Je me suis beaucoup laissé guider par mon inconscient. Je déployais un événement, peu importe si à ce moment-là je n’en avais pas la finalité, je gardais juste en tête qu’à un moment j’allais devoir y répondre, et fermer la fenêtre que j’avais ouverte, si cela me semblait nécessaire bien sûr. Évidemment plus on avance, moins on ouvre de portes et plus on en ferme, mais j’étais étonné de voir que je pouvais créer des liens entre les idées. Et que certaines choses imaginées sans arrière-pensée, pouvaient s’inscrire dans une même logique.
Le fait que les personnages se séparent au départ a un été bon moyen pour avancer également. L’histoire d’un personnage me permettait d’installer des éléments, des repères dans la narration qui se retrouveront ainsi dans l’histoire du personnage suivant. Par exemple dans la première partie du récit, un personnage est perché en haut d’une montagne. Il observe ces deux compagnons aux jumelles. L’un des deux est à bord une pirogue. Lorsque je dessine cette page, je ne sais pas pourquoi, l’idée me séduit simplement. Mais ce que je sais, c’est qu’une fois que j’aurai à dessiner l’histoire de ce personnage, il devra se retrouver dans cette pirogue. Cela me donne un objectif à atteindre, et du coup je réfléchis à comment il va se retrouver dans cette situation…

Thomas Flagel : Tu alternes dessins au trait et passages à dominance de noir pour les situations sous terre : les personnages éclairés d’un halo de torche au milieu de l’obscurité. Le tout sans un seul mot. Tu avais envie d’activer le lecteur par le dessin, de le pousser à observer différemment ?

Jeremy Perrodeau : Je crois beaucoup au dessin sous contrainte. Avoir l’embarras du choix dans les couleurs, la technique, cela m’effraie en réalité. J’ai toujours tendance à me créer un cadre dans lequel je vais pouvoir travailler. Pour Isles c’est exactement ça. Travailler en noir et blanc sans niveaux de gris réduit les possibilités, et c’est à la fois très stimulant. J’avais envie d’expérimenter des choses, créer des ambiances différentes tout en restant avec cette gamme très restreinte.
Ma pire crainte, c’était que le lecteur s’ennuie, et finisse par parcourir le livre machinalement, tournant les pages les unes après les autres. L’aspect muet du récit peut malheureusement favoriser un tel type de lecture. C’est pourquoi j’ai cherché à varier le traitement dans le dessin et alterner des séquences très contrastées pour créer du rythme. Jouer aussi avec la densité d’informations dans chaque case. Découvrir un passage épuré, après un tunnel de pages très fournies, cela créait un contraste assez fort, ça réveille le lecteur.
Mais la densité dans le dessin a aussi à voir avec le temps de lecture. Il y a plus de 200 pages, mais un récit muet cela peut se lire très vite. C’était frustrant à mes yeux. En chargeant les pages d’informations, cela demande un peu plus de temps au lecteur pour les appréhender. C’était une tentative pour prolonger le temps d’exploration du livre.

Entretien par en novembre 2018