La Comète (BLOW BOOK) – entretien avec Maxime Gillot

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Avec La Comète, le dessinateur Maxime Gillot fait sienne cette maquette percutante propre à la structure éditoriale BLOW BOOK (une image par page, c’est-à-dire, deux vignettes se faisant vis-à-vis sur une double page) pour un volume de 224 pages en tout petit format (7,6 cm x 11,6 cm). Les séquences d’anticipation de La Comète, dans leur réduction maximale, livrent bataille au lecteur sans qu’aucun commentaire n’en propose l’issue.
Cette suite d’images, constante dans cette épuration visuelle extrême (géométrie et coloris circonscrits), se tient de la première à la dernière page, avec sa séquence au tempo cadencé mais inaltérable, et percute l’œil du lecteur (le scrute !) pour le propulser dans un voyage dont il dessine les formes autant qu’elles le précèdent, non sans éclat et non sans faire éclater ses visions du réel ! Ses vues contemplatives « dédoublées » sur des décors urbains qui flirtent avec l’abstraction, sur des positionnements d’étoiles et sur des objets voyageant à des vitesses relatives font sauter son rêve d' »unique » lecteur tout en exaltant son potentiel de donner au réel des contours multiples !
Le soupçon du mouvement le tient. L’idée d’être abstrait de cette cadence, aux airs binaires, le guette. Avec ces « doubles pages » (qui ne sont rien d’autres que des « doubles vignettes »), le lecteur peut-il faire le choix d’en garder une au profit de l’autre ? Il semble que non. Maxime Gillot, en posant cette égalité absolue entre chacune des doubles vignettes, expose à l’œil du lecteur, en quelque sorte, l’union de fortes oppositions qui tiennent la lecture et la séquence. Accouplées invariablement tout au long de la lecture, ces pièces  ne peuvent se soustraire à leur décor, créant par là-même une tension générant autant un tempo de lecture qu’une scansion où le voyage dessine les possibilités d’espace tout en se tenant sur un rail qu’on ne quitte plus.
Séquences muettes offertes au lecteur sans qu’il n’ait de droit de réponse  (si ce n’est celui de s’amuser à lire en images et à rire ou sourire), je présume que le succès du lecteur, dans ce duel, pourrait dépendre de sa propre sortie du livre. En échappant alors à toute abstraction, avec ce souffle coloré et épuré le tenant en haleine, il pourrait se situer, enfin !, loin des bornes d’un monde présent schématisé. Les planches d’anticipation de Maxime Gillot ont donc tout à voir avec le « réel » : exposer les choses telles qu’elles sont (observées ou conçues), peuvent être (une fois dessinées, imaginées et mises en forme) ou peuvent devenir (une fois situées en dehors du livre).

Maxime Gillot divulgue l’étrange simplicité qui le conduit dans ses séquences, celle qu’elles lui offrent ainsi que son choix de laisser le lecteur adopter ces pages comme si c’était lui qui parcourait ces espaces et les dessinait ensuite. Réponses tout en effleurement de l’auteur, donc, pour un voyage qu’on souhaite elliptique et croissant, à l’occasion de ses projets ultérieurs : offrir à chaque occasion plus de temps et plus d’espace au réel. Vertus de ses séquences !

Annabelle Dupret : Comment travailles-tu tes séquences ? Comment as-tu travaillé pour ton dernier livre La Comète chez BLOW BOOK ?

Maxime Gillot : La façon de séquencer est très  formelle. Pour moi, il s’agit de dépouiller, au maximum, une image du superflu. C’est une façon d’aller vers le synthétique, mais (et c’est là qu’on entre dans le propos d’un récit), comme c’est un livre, il s’agit aussi de ne pas être limité au formel.

Annabelle Dupret : Cet œil en amande, sur les deux faces de la couverture, c’est un « acte ». Il s’agit à la fois de « l’acte de regarder, et à la fois de présenter une image qui est complètement dénuée de mouvement ».

Maxime Gillot : Je suis très attaché à cette limite qu’on peut trouver entre ce quelque chose qu’on reconnaît et la forme abstraite pure. Les indications qui s’y trouvent sont minimales. C’est un trait qui amène plusieurs significations à partir de l’image. Ça m’intéresse ! Et le jeu des significations cachées qui sont explicites mais pas décrites, pas mentionnées en toutes lettres, en bas de la page, m’intéresse d’autant plus.

Annabelle Dupret : Oui, c’est muet…

Maxime Gillot : Je le comparerais à une blague par la forme : tout en dessinant, je riais car c’était littéralement un clin d’œil au lecteur : le fait qu’il soit vu à depuis la page, d’entrée de jeu !

Annabelle Dupret : Il y a aussi cette limite de ce qui n’est plus personnalisé. C’est un récit, mais on n’y trouve plus un « je » qui raconte une histoire à un autre « je ». Il n’y a plus d’oreille, que l’œil ! J’avais aussi vu un clair « décentrement » dans ton récit. Tu parles d’humour, et l’humour est également une forme de décentrement : on dit bien de l’humour qu’il est « décalé ».

Maxime Gillot : Je voulais qu’on ne soit surtout pas situé dans un univers qu’on « connaît » ou « reconnaît ». Et, ça, ça fait directement échos à la situation présente, justement.

Annabelle Dupret : « Décentrer » peut relever d’un choix. « Décentré » peut aussi être une conséquence…

Maxime Gillot : J’ai basé le récit sur la déambulation et c’est comme ça que j’ai créé l’espace dans lequel il se décline.

Annabelle Dupret : Dans ton livre, ce sont les formes qui créent l’espace et le temps. Les dimensions s’établissent au fur et à mesure du déplacement. Que ce soit celui de l’œil ou de ton déplacement propre, en établissant ces formes. Les objets sont alors des sujets complets : ils créent des situations, des repères, ils étaient, sont, ou peuvent devenir, objets d’événements.

Maxime Gillot : Mon point de départ, ce sont les ambiances abstraites. C’est le point de départ. Ce  sont des ambiances que j’ai envie de transmettre. Et, souvent, je me documente avec des photos au préalable.

Annabelle Dupret : Tu as une façon de pointer une situation et de trouver le document (web) qui va permettre de la décrire. Est-ce ton procédé pour préciser l’ambiance que tu souhaites mettre en forme ?

Maxime Gillot : Il y a aussi certains éléments du récit qui ne nécessitent pas ces documents. Alors, je les mets directement à plat formellement.

Annabelle Dupret : Les formes sont, alors, situées car elles sont déjà établies : c’est de la géométrie, par exemple… mais toujours avec un objet figuré.  Ton récit est peut-être tendu par ces deux sources : les formes connues (géométrie) et les formes issues de ta documentation (web), cette « collection » visuelle que tu constitues alors.

Maxime Gillot : Je peux procéder en faisant un story-board pour 20 pages uniquement. C’est alors que « l’idée » se concrétise tout en offrant un nouveau « rail » séquentiel pour les planches ultérieures.

Annabelle Dupret : Si je comprends bien, le récit n’est pas conçu de bout en bout, tu passes par une reconsidération de ce qui a été posé avant de poursuivre. Et le lecteur ne verra pas spécialement ces aiguillages successifs.

Maxime Gillot : En faisant les planches, j’avais donc le sentiment de procéder moi-même à cette déambulation

Annabelle Dupret : Tu étais dans les espaces que tu décrivais.

Maxime Gillot : Toutes mes interruptions (train entre deux sessions de cours ou de travail) permettaient que je poursuive cette « traversée » d’ambiances, ce parcours, en procédant au dessin.

Annabelle Dupret : Tu retrouvais cette temporalité-là. Ça m’entraîne à repartir du titre de ton livre « La Comète ». Tes séquences (ou une, s’il y en a une seule) me relancent à la fois sur le titre et sur la temporalité implicite de ton « livre ». Pointer une « Comète », du point de vue scientifique, c’est clairement pointer plusieurs temporalités en se posant la question de l’image, unique qu’on en donne et, en même temps, des images multiples qu’elles permettent : tous les points de vue possibles qu’on peut avoir sur cet objet.

Maxime Gillot : Oui, et le titre est venu après. A propos du titre, je ne l’avais pas précisément pensé dans cette dimension-là.

Annabelle Dupret : En tout cas, le titre, si on s’y arrête littéralement, « La Comète », c’est un objet dont on parle exclusivement au moment où on le voit, alors qu’il court sur des milliers d’années (ou autre) pour revenir, bien plus tard, à un point où on l’avait déjà observé. Ça dit beaucoup sur ce qu’on pourrait observer d’une narration : sa dimension circulaire. Et ton livre a l’air symétrique (avec ses couvertures recto et verso parfaitement identiques, par exemple) !

Maxime Gillot : Ma volonté, mon idée, quand j’ai écrit La Comète, c’est, en y réfléchissant, qu’elle représentait « l’événement déclencheur », en quelque sorte, qui était présent tout au long du récit. C’est vraiment le « corps » qui déclenche le récit.

Annabelle Dupret : Alors que c’est un événement dont on dirait qu’il n’a aucune incidence sur les personnes présentes… Pourrais-tu m’éclairer sur ta façon de travailler, sur ton approche technique ?

Maxime Gillot : Je travaille à partir de carnets. J’y réunis des dessins qui sont finalisés au Rotring. Ensuite, je les scanne et je fais le travail des couleurs en numérique. Si je n’étais pas passé par le numérique, j’aurais estimé que mon dessin serait devenu trop « plat » par rapport à ce que je souhaitais dessiner. Le numérique est survenu parce que je cherchais une façon de lui donner plus de corps. En observant beaucoup les publications présentées en festival, j’ai pu voir ce qu’on pouvait obtenir en risographie (et, d’ailleurs, j’ai même acheté une machine par la suite). Mais ici, je n’ai justement pas fait de risographie. J’ai plutôt amené ce grain qui y ressemble par le choix du numérique (pour donner ce corps aux planches, cette « chaleur » et cette ambiance qui me tenait).

Annabelle Dupret : Quelle a été la durée du projet, avant qu’il soit publié ?

Maxime Gillot : Je ne m’attendais pas à faire un projet aussi long et ça m’a pris à peu près un an. Par rapport à ce que j’avais l’habitude de faire, c’est énorme.

Annabelle Dupret : Tu étais plus orienté vers des choses que tu réalises et que tu imprimes directement à la suite ? Est-ce que cela t’a donné de nouvelles pistes pour la suite ?

Maxime Gillot : J’ai l’habitude de faire des narrations très courtes alors qu’il y a ici plus de 200 pages. Mes fanzines dépassent rarement 30 pages. C’est le cas de BDC (pour « Bruit d’couloir »), fanzine collectif, en collaboration avec Mai G. Nacher. Par la suite, je souhaite reprendre des choses plus courtes avant de me relancer dans un projet aussi long.

Annabelle Dupret : C’est clair qu’on ne se donne pas l’injonction de la durée au préalable. Les choses et les séquences se présentent comme elles se présentent.

Maxime Gillot : Oui, oui ! J’aime bien me garder la surprise de voir où va m’entraîner un récit.

Annabelle Dupret : Y a-t-il un point qui vous réunit à BDC (outre la qualité de vos échanges), des points de rencontre formels ou conceptuels ?

Maxime Gillot : Oui, on trouvait que la bande dessinée, c’était un métier, une activité, assez solitaire et on se disait que ça nous donnerait une meilleure portée de travailler sur une revue collective. À ça, s’est ajoutée l’idée d’expérimentation narrative et graphique. Car on pense, en tout cas, moi je pense, que la bande dessinée est un medium jeune. Et qu’il y a encore beaucoup de choses à faire pour trouver plein de façons de « raconter » et  de « transmettre » à travers ce type de récit. Notre idée, avec BDC, c’était aussi de créer l’objet de la meilleure qualité possible, au prix le plus abordable…

Entretien par en avril 2022