La médiathèque du Musée du Quai Branly
Au départ, il y avait une conférence sur la bande dessinée muette, qui aurait dû se tenir dans les lieux. Et puis la pandémie, les confinements successifs et les consignes sanitaires sont passés par là, et le projet est tombé à l'eau. Il en est resté une rencontre, et finalement, une forme d'invitation au voyage.
Jessie Bi : Pourriez-vous nous présenter la médiathèque du Musée du Quai Branly ? Ses particularités principales ?
Mehdi Ameziane : La médiathèque est constituée de trois services : la bibliothèque, l’iconothèque et les archives répartis sur quatre espaces distincts : une salle de consultation des Archives, une bibliothèque d’étude et de recherche incluant un cabinet des fonds précieux et le Salon de Lecture Jacques Kerchache. Les documents mis à la disposition du public vont des monographies imprimées aux photographies, en passant par la musique, les films et les périodiques, couvrant des disciplines aussi diverses que l’ethnologie, l’anthropologie et l’art des continents couverts par le musée.
Jessie Bi : Combien de bibliothécaires êtes-vous et quel est votre public ?
Mehdi Ameziane : Nous sommes une équipe de 34 personnes répartis entre responsables, bibliothécaires et agents d’accueil et de magasinage ; équipe fixe à laquelle s’ajoute cinq prestataires. Nous visons d’une part un public universitaire et/ou spécialisé en ethnologie, anthropologie, sciences sociales et histoire des arts non-européens que nous accueillons en bibliothèque d’étude et de recherche et en salle de consultation des archives, d’autre part un public plus large avec le salon de lecture Jacques Kerchache où est proposé, outre le fonds de bandes dessinées, des ouvrages autour des expositions et des collections du musée.
Jessie Bi : D’où vient votre intérêt pour la bande dessinée ? Est-ce lié à votre formation ? Au métier de bibliothécaire ? A un plaisir de lecture précoce et renouvelé ?
Mehdi Ameziane : Un peu des trois. J’ai une formation en anthropologie sociale et travaille en bibliothèque depuis 1996. J’ai toujours lu de la bande dessinée, aussi loin que je puisse m’en souvenir.
Jessie Bi : Quelle proportion représente actuellement la bande dessinée dans la médiathèque ?
Mehdi Ameziane : Une très petite proportion : un peu plus de 1 %. Le fonds de la bibliothèque étant constitué de plus de 220 000 titres.
Jessie Bi : En quoi la mise en place de l’opération nationale « BD2020 », vous a-t-elle permis de réfléchir à la place et au redéploiement du fond bande dessinée de la médiathèque ?
Mehdi Ameziane : Nous avons mis à disposition de nos lecteurs un fonds de bande dessinée depuis l’ouverture du musée en 2006, donc la bande dessinée a toujours fait l’objet d’un passage spécifique de la politique documentaire de la médiathèque. Plusieurs expositions du musée ont intégré la bande dessinée dans leur argumentaire par le passé (prenez l’exposition Tarzan ! en 2009 ou Fantômes d’Asie en 2018). Réorganiser ce fonds nous paraissait la chose à faire dans le cadre de « BD2020 » en réfléchissant sur les spécificités que pourrait présenter une collection de bande dessinée dans un musée d’arts premiers. La politique documentaire a donc été redéveloppée autour de plusieurs axes qui allaient de la bande dessinée autochtone aux ouvrages théoriques sur la question. Le fonds bande dessinée est pensé pour viser les deux publics dont je parlais plus haut : il est constitué d’un fonds théorique important et d’un corpus d’œuvres des quatre continents qui est pensé comme une illustration de ce fonds théorique. Tout en gardant à l’esprit que ce corpus peut être apprécié en dehors de toute approche théorique, pour le simple plaisir de la lecture et de la découverte.
Jessie Bi : Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de cette nouvelle organisation ?
Mehdi Ameziane : L’idée de départ était de combler les lacunes d’un fonds qui faisait surtout la part belle aux auteurs européens et japonais avec un petit fonds d’artistes africains constitué à l’occasion d’un cycle de conférence organisé au Salon de Lecture autour de la bande dessinée africaine en 2010. Certains pays comme l’Inde, le Brésil ou les Philippines étaient peu ou pas du tout représentés.
Jessie Bi : Vous ne distinguez pas que les zones géographiques ou nationales. Les origines ethniques et/ou culturelles des auteurs/autrices peuvent rentrer en compte dans votre approche ?
Mehdi Ameziane : Oui. Cette mise en avant se fait dans un contexte bien précis : celui de l’Amérique du Nord et des « Ethnic Comics ». Il s’agissait de traiter de l’émergence des Indigenous Comics aux Etats-Unis et au Canada, genre qui s’inscrit historiquement dans un mouvement plus large qui embrasse aussi bien les communautés Noires, Latino, Asiatiques, historiquement lié aux luttes pour les droits civiques ; d’où la reprise de catégories nord-américaine spécifiques de la BD qui contextualisent cette émergence (Latinx Comics, Black Comics, Asian Comics, Jewish Comics…) avec des autrices et des auteurs comme Weyoshot Alvitre, Elizabeth La Pensée, David Alexander Robertson, Ta-Nehisi Coates, George Perez, Jaime Hernandez, Kami Garcia, Sheena C. Howard, Mariko Tamaki, Cliff Chiang, Gene Luen Yang, George Herriman, Cole Pauls, Will Eisner, Harvey Pekar, Jack Kirby… Je pense également au prochain Miss Marvel/Kamala Khan de Nadia Shammas et Nabi H. Ali qui aura sa place dans nos collections comme la prochaine réédition en anthologie des Milestone Comics ou The Other History of the DC Universe de John Ridley. L’idée est de montrer comment des autrices et des auteurs appartenant à des communautés historiquement marginalisées et écartées de l’industries du comics se réapproprient leur image tout en occupant une place de plus en plus importante dans cette industrie ; et au final de multiplier les points de vue et mettre en avant des classifications et des catégories de la bande dessinée propres à chaque aire culturelle représentée.
Le but des nombreux exemples évoqués lors de la présentation au Salon était de donner à voir la façon dont des cultures visuelles locales parfois très ancienne sont intégrées à un medium récent et mondialisé pour donner naissance à tous ces genres : manga, comics, manhua, chitra katha, pinoy komiks, historietas, etc… Et donc, la manière dont différentes cultures s’approprient le langage propre à la bande dessinée et l’intègrent à leur histoire visuelle propre. Tout en gardant à l’esprit que la bande dessinée n’est pas le seul art séquentiel (en empruntant l’expression à Will Eisner) pratiqué au monde (prenez le typyety des Arrernte d’Australie centrale, par exemple), et que tout art séquentiel ne peut être jugé à l’aune de la bande dessinée telle que nous la connaissons aujourd’hui. Et qu’il n’existe pas forcément de continuité entre ces formes d’art séquentiel et la bande dessinée. Pour donner des exemples concrets, on peut évoquer l’œuvre de Shigeru Mizuki, et plus particulièrement Kitaro le Repoussant qui intègre des éléments du folklore et de l’histoire de l’art japonais, tout en empruntant aux comics américains d’horreur et de superhéros. Plus spécifiquement, je vous avais montré la manière dont Mizuki décalque un personnage (une momie reprise d’un récit de Bob Powell intitulé « Servants of the Tomb » ((Pour plus de détails et d’emprunts de Mizuki aux comics américains voir ici et là.)) ), et lui fait subir l’épreuve du Kusozu (ou peinture des 9 stades, qui consiste en une représentation en neuf tableaux lus séquentiellement du processus de putréfaction d’un corps souvent féminin) pour faire naître un personnage emblématique de Kitaro : le père globe-oculaire. On peut citer L’Éternaute d’Oesterheld et Solano-Lopez qui, dans le récit d’une invasion extraterrestre et le conflit asymétrique qu’elle provoque, rejoue le drame de la Conquête et annonce des luttes politiques à venir en même temps qu’elle offre un éclairage sur la place de la science dans la société argentine des années 50. On peut également évoquer le processus d’appropriation de Wonder Woman par les communautés latino-américaines aux Etats-Unis qui débute dès les années 70 avec la série télévisée éponyme (ce n’est pas un hasard si Alexandria Ocasio-Cortez se fait prendre en photo à côté d’une photo de Lynda Carter dans son costume de superhéroïne), se poursuit dans les années 80 avec George Perez (qui revient aux origines mythologiques [Grecques] du personnage tout en évoquant les mythes de la création des indiens d’Amérique centrale et insiste sur le statut d’immigrée de Diana aux Etats-Unis) puis à la fin des années 90 avec Phil Jimenez (qui relocalise l’île de Paradis dans le triangle des Bermudes, soit au large de Porto Rico) jusqu’à la création de La Borinquena par le dessinateur portoricain Edgardo Miranda-Rodriguez, superhéroïne se réclamant de l’héritage Taïno et la dernière incarnation de Wonder Girl en date : la Brésilienne Yara Flor. Je classerai également dans ce panthéon de superhéroïnes Latina America Chavez et les Ti-Girls de Jaime Hernandez qui font ouvertement référence à la lucha libre ; la perméabilité des genres mythologiques et super héroïques dans la bande dessinée indienne qu’a permis l’introduction des canons esthétiques occidentaux dans la représentation des corps divins, perméabilité que l’on retrouve à travers le monde… Ce sont des exemples parmi tant d’autres.
Jessie Bi : La bande dessinée indienne, notamment celle de nature religieuse ou mythologique, est réputée très dynamique. En proposez-vous ?
Mehdi Ameziane : Oui, avec des éditeurs comme Holy Cow Entertainment, Raj Comics, Campfire, Graphic India et surtout Amar Chitra Katha. Il y a également l’autre versant de la production indienne avec les romans graphiques d’autrices comme Amruta Patil, Parismita Singh, Manjula Padmanabha, et des auteurs comme Malik Sajad et Vishwajyoti Ghosh… (hélas pas le River of Stories d’Orijit Sen, introuvable…)
Jessie Bi : L’Afrique et le Moyen-Orient sont-elles des bandes dessinées plus difficile à acquérir ?
Mehdi Ameziane : Non, pas forcément, grâce au travail d’éditeurs indépendants comme Maamoul Press aux États-Unis qui publie des autrices du Moyen-Orient et du monde Arabe comme Deena Mohamed, Rawand Issa, Leila Abdelrazaq ; Alifbata en France et le collectif Samandal au Liban. Beaucoup d’auteurs africains sont édités ou réédités en France. L’émergence du financement participatif permet un tas d’initiatives éditoriales autour de la bande dessinée en Afrique avec Asimba Bathy et les éditions du Crayon Noir en RDC, Beserat Debebe avec Ethan Comics en Ethiopie, Ziki Nelson avec Kugali Media au Nigeria, par exemple. Il y a toujours des bandes dessinées très difficiles à acquérir comme les premiers numéros imprimés de The 99 de Naif Al-Mutawa, Ghost de Fella Matougui, ou l’anthologie Koumik, mais c’est le cas pour tous les pays dont nous voulons mettre en avant la bande dessinée et j’aimerai vraiment accueillir dans nos fonds des bandes dessinées éditées de Noha Habaieb, Diala Brisly, Mohamed Al Mu’ti, Odai Karsou, Asia Alfasi…
Jessie Bi : Et l’Europe, par quel prisme l’abordez-vous ou pourriez-vous l’aborder ?
Mehdi Ameziane : Plusieurs angles : celui des diasporas et des récits personnels, celui du reportage dessiné voire celui de l’ethnographie et de l’anthropologie dessinée, à l’image du travail d’Alessandro Pignocci avec en mire les représentations de l’Autre.
Jessie Bi : L’existence de la bande dessinée s’est majoritairement déroulée dans la presse (suffisamment libre, ce qui implique aussi un régime démocratique, les bandes dessinées sont donc filles de la démocratie). C’est depuis peu finalement qu’elle est avant tout devenue un phénomène éditorial. Le marché français est certainement un des plus développé et des plus précoces en la matière. Cette mutation, accentuée par le déclin de la presse, ne s’est pas forcément faite partout avec la même intensité par manque de publics diversifiés, de structures éditoriales viables ou de lieux de distributions suffisamment rentables et bien répartis. Tout cela vous pose-t-il des difficultés d’acquisition, voire de conservation et de mise à disposition ?
Mehdi Ameziane : Oui, il est très difficile de recouvrer des collections complètes en bon état et en l’absence de rééditions sous forme d’album certaines séries restent inaccessibles sinon par les études qui leur sont consacrées (je pense à Gagamba des frères Redondo et à Kenkoy de Tony Velasquez et Romualdo Ramos aux Philippines, Put On de Kho Wan Gie en Indonésie, aux bandes dessinées de Paryoon Chanyawongse en Thaïlande ou de celles de Juan Arthenack au Mexique toutes parues périodiquement). Les rares numéros de périodiques sur lesquels nous avons pu mettre la main sont plus adaptés à l’exposition qu’à la consultation.
Jessie Bi : Avez-vous des bandes dessinées en version originale ?
Mehdi Ameziane : Oui, en anglais, espagnol, portugais, philippin, sanskrit, thaï, japonais, chinois, arabe… L’idée étant toujours de donner accès à des œuvres qui ne seront peut-être jamais traduites en français. J’aime bien aussi l’idée de mettre en avant des formats divers, du petit fascicule à la réédition luxueuse en passant par la page dominicale isolée : chaque pays possède son propre patrimoine et sa manière de le mettre en avant.
Jessie Bi : Vous mettez aussi en avant la bande dessinée muette, pourquoi ?
Mehdi Ameziane : Il y avait une volonté de mettre en avant la bande dessinée muette dans le cadre de la semaine de l’accessibilité au musée. Au-delà de l’aspect expérimental et d’exercice de style que s’imposerait l’artiste, quelle que soit sa culture d’origine, la bd muette peut pousser à s’interroger sur l’universalité de la bande dessinée et de sa compréhension lorsqu’elle se repose uniquement sur le dessin et sa lecture séquentielle.
Jessie Bi : Cette démarche est inédite en bibliothèque ?
Mehdi Ameziane : Oui, peut-être. Cela dit, d’autres bibliothèques de recherche incluent des bandes dessinées non-occidentales dans leurs fonds depuis des années, je pense à la BULAC.
Jessie Bi : Quelle est la place des ouvrages sur la bande dessinée dans la médiathèque ? De quelle nature sont-ils ? (Historiques, théoriques, monographiques, en quelles langues ?)
Mehdi Ameziane : Ils prennent une place centrale. En plus d’être des outils essentiels dans le processus de veille documentaire, ils permettent de contextualiser le fonds. Vous trouverez aussi bien des Histoires locales (Chine Japon, Argentine, Philippines, Australie…) que des Histoires mondiales, des biographies, des dictionnaires, des encyclopédies, des études particulières sur les genres (Latinx Comics, mangas, Black Comics, Indigenous comics, etc…), les thèmes, etc. Majoritairement en français et en anglais. Le cœur de ce fonds d’ouvrages théoriques a été constitué avant l’année de la bande dessinée parce que le sujet me semblait pertinent dans l’approche des cultures non européennes avec des autrices et auteurs comme Sheena C. Howard, Zilia Papp, Karline Mclain, Frederick Luis Aldama, Michael Dylan Foster, John Jennings, John Lent, Michael Sheyashe… J’inclus également dans ce fonds les éditions d’œuvres marquantes avec des appareils critiques importants : je pense au travail de traduction et de commentaire de Marc Volline sur les rééditions de Krazy Kat de George Herriman aux Rêveurs. J’attends avec impatience l’ouvrage de Nicolas Verstappen sur l’histoire des comics Thaï ou celui d’Eike Exner sur influences du comics américains sur le manga.
Jessie Bi : A mon sens vous devenez une bibliothèque de référence à Paris. Comment envisagez-vous votre évolution à moyen terme ?
Mehdi Ameziane : Le sort du fonds au-delà de « BD2020 » est encore en discussion mais j’espère pouvoir le faire vivre à l’image des fonds de la médiathèque : en gardant un œil sur l’actualité et en l’enrichissant d’œuvres historiques plus difficiles à trouver, tout en approfondissant les approches possibles qu’elles soient liées à l’anthropologie ou à l’histoire de l’art.
Jessie Bi : Il y a quelques mois j’ai vu une vitrine à l’entrée de la médiathèque très bien faite, autour d’une des fameuses doubles pages didactiques de l’hebdomadaire Pilote datant des années 60. Pourriez-vous nous décrire ce travail d’exposition et en parler ? Expliquer son élaboration ?
Mehdi Ameziane : Le sujet spécifique de cette vitrine était Patoruzu, le personnage créé par l’Argentin Dante Quintero en 1928 et son possible impact sur la création du personnage d’Astérix. La vitrine explorait les différentes influences de Goscinny et l’intérêt des dessinateurs de Pilote (Jean Marcellin en tête) pour les cultures non-occidentales et plus particulièrement amérindiennes.
Jessie Bi : Quelles animations envisagez-vous autour de la bande dessinée dans la médiathèque et sur les réseaux ?
Mehdi Ameziane : Nous venons de terminer l’opération 547 Tweets au cours de laquelle nous avons présenté chaque jour pendant un an et demi une bande dessinée issue de nos collections. Un certain nombre de conférences sont prévues au Salon de Lecture Jacques Kerchache autour de la bande dessinée, notamment dans le cadre de l’exposition à venir au musée du quai Branly « Ultime Combat ».
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