Lena Merhej

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Créée en 2007, Samandal[1] est l’une des toutes premières revues de bande dessinée d’auteur libanaise, voire arabe[2] . Elle présente l’originalité d’être trilingue : certains récits sont publiés en arabe, d’autres en anglais et en français. Les premiers numéros sont prometteurs mais inégaux, avec des choix éditoriaux parfois contestables. Mais la revue évolue rapidement, s’ouvre à l’international et devient de plus en plus connue et appréciée. Elle s’impose très vite comme une revue de qualité, très internationale et qui présente de jeunes auteurs de talents (on peut retrouver les travaux de certains d’entre eux sur le site Grand Papier). Samandal est publiée à un rythme de 3 ou 4 numéros par an et il en existe à ce jour (septembre 2011) onze numéros ; l’excellent numéro 7 ayant été réalisé en partenariat avec l’éditeur belge L’Employé du Moi. Samandal constitue une fenêtre sur la bande dessinée arabe, mais aussi une chance pour les auteurs de la région de publier dans une revue de qualité.
Lena Merhej est l’une des membres fondateurs de Samandal. Elle vit actuellement en Allemagne, où elle suit une thèse de doctorat sur la narration dans les bandes dessinées (université Jacobs, à Brême). Elle est l’auteure de Jam and Yoghurt, How my Mother Became Lebanese. On peut trouver ses travaux sur Grand Papier.

Voitachewski : Qui est à l’origine de Samandal ? Comment est venue cette idée ?

Lena Merhej : Nous sommes quatre membres fondateurs : Omar Khouri, Hatem Imam, Tarek Nabaa, Fadi Baki (qui est parti par la suite) et moi. A l’époque, sur les quatre, seuls Tarek et moi avions une expérience dans la bande dessinée. Hatem lui dessinait des livres pour enfant et Omar faisait de l’illustration.
Nous voulions créer un espace pour la bande dessinée libanaise.
La genèse du projet a démarré avec l’invitation de l’association, Xanadu créée et dirigée Zena El-Khalil, qui organisait des échanges d’artistes arabes avec New-York. Là-bas, on a commencé à dessiner des petites histoires illustrées sous forme de journal… des sortes de petits guides sur comment survivre là-bas, sur des petits cahiers. De tout cela est née l’idée de créer une revue.
Xanadu nous a après beaucoup aidé à mettre le projet en place. Résultat, on a commencé en novembre 2007 par sortir un Numéro 0, édité à 500 exemplaires qu’on a distribués dans une brasserie de Beyrouth, 961. Et on a rencontré un gros succès !
Par la suite, on a reçu pas mal d’autres soutiens, en particulier de la part des centres culturels étrangers installés à Beyrouth (Centre culturel français, Goethe Institute, centres belge ou italien, etc.) : ils acceptent de prendre en charge l’impression des numéros en organisant un événement pour le lancement d’un numéro. C’était notamment le cas en 2010, quand Beyrouth était capitale mondiale du livre. Parmi nos soutiens, il faut également citer le quotidien Safir.

Voitachewski : Pourquoi ce nom, Samandal — salamandre en français ?

Lena Merhej : Salamandre parce que c’est un animal qui vit entre la mer et la montagne. Samandal veut aussi se positionner comme entre les mots et les images, entre un high art et un art populaire, entre l’expérimentation et l’illustration, etc. L’idée est venue d’Omar, alors qu’il revenait du nord Liban, il a croisé une salamandre sur le bord de la route, qui était en train de traverser, passant de la montagne au bord de mer.
Les membres fondateurs de Samandal ont aussi des backgrounds et des références variés : j’ai moi-même étudié au collège français et ai lu les classiques franco-belges comme Tintin. Puis, je suis partie étudier le graphisme à New-York où j’ai découvert Maus, Chris Ware… Omar, lui, a plus été influencé par des comics en anglais et les mangas. Hatem s’intéressait plutôt au graphisme, il a découvert la bande dessinée grâce à des magazines arabes pour enfants (Samer, journal libanais ; Samir, égyptien ; Majed des Emirats Arabes Unis). Ces expériences et cultures différentes génèrent pas mal de débats sur les publications, pour savoir si l’on doit choisir ou rejeter telle ou telle histoire !

Voitachewski : Samandal présente l’originalité d’être trilingue (anglais, arabe, français). Pourquoi ne pas avoir choisi une seule langue ? Comment gérez-vous ces mélanges linguistiques ?

Lena Merhej : Samandal se devait d’être en arabe car c’est notre langue officielle. Mais nous avons en plus choisi d’intégrer également des travaux dans d’autres langues. Le langage a été un vrai problème au début… L’articulation entre les différentes langues était d’autant plus difficile que l’arabe se lit de droite à gauche, contrairement à l’anglais et au français. Nous avons pris le parti de ne pas modifier le sens de lecture des travaux qui nous étaient présentés, que ceux-ci se lisent de droite à gauche ou de gauche à droite, quelle que soit la langue. On a donc opté pour la technique de la flipping page, une page qui annonce entre deux récits que l’on doit retourner le livre. L’idée était également de ne pas troubler la composition de la page avec des traductions en bas de pages… Il y a donc eu plusieurs options pour les traductions : un marque-page qui se détache, ou alors des traductions en ligne. On a choisi cette première solution pour les premiers numéros puis on a dû arrêter à cause du coût que cela représentait.
On a aussi choisi de publier Samandal sous la forme d’un ouvrage de taille moyenne. Il fallait que le livre soit maniable, facile à lire mais quand-même avec des images suffisamment grandes.

Voitachewski : Comment avez-vous trouvé des auteurs, comment gérez-vous leurs différentes origines ?

Lena Merhej : Les artistes qui publient dans Samandal ont toujours été des gens que l’on connaissait ou qui nous étaient présentés par des gens que l’on connaissait. Nos auteurs viennent d’un peu partout, notamment dans les pays arabes de l’Egypte, de la Syrie, de la Jordanie… Nous pensons que c’est important qu’une publication telle que Samandal existe dans le monde arabe.
En outre, nous avons eu pas mal de contacts à l’étranger dès le début : au Brésil (Flab, dessinateur de la série El Perceptor [paru chez Nucléa] ou aux Etats-Unis (Andy Warner). Nous avons aussi développé des partenariats avec des collectifs étrangers : l’Employé du moi, avec qui l’on a publié notre numéro 7. Et nous avons des échanges avec la Bulgarie, la République tchèque, la Serbie… Ce sont des expériences passionnantes que d’aller dans ces pays et de rencontrer des auteurs tels qu’Aleksandar Zograf[3] . Ce sont d’ailleurs souvent des zones ayant aussi connu la guerre : cela permet de croiser nos expériences.
Le fait d’être illustrateur aide aussi à rencontrer d’autres auteurs, à l’occasion d’ateliers organisés à l’étranger. Nous voulons développer des collaborations partout où c’est possible…

Voitachewski : Je suppose qu’avec le succès, vous avez attiré de plus en plus de monde. Cela a-t-il entraîné un changement dans votre gestion éditoriale ?

Lena Merhej : Lors des premiers numéros, les choix éditoriaux nécessitaient de très longues discussions entre nous. Mais, le contexte de Samandal a changé rapidement et il a fallu s’adapter : les auteurs et leurs travaux ont évolué, de nouveaux contributeurs sont arrivés, des gens différents se sont intégrés. Depuis le numéro 9, les quatre éditeurs changent. On invite aussi des éditorialistes extérieurs, comme Ghadi Ghosn et Jana Traboulsi.[4] Nous essayons d’avoir l’avis de gens extérieurs.
L’évolution de Samandal nous incite aussi à changer notre politique éditoriale. Pour le onzième numéro, nous allons publier des bandes dessinées sérialisées et pour la première fois les auteurs seront payés au chapitre. En outre, les éditorialistes seront appelés à commenter les planches envoyées, à suggérer des améliorations (jusqu’à présent l’équipe de Samandal se contentait d’accepter ou de refuser des planches, sans demander des changements). Il s’agit de mettre en place une vraie coopération avec les auteurs. Et nous sommes à la recherche de fonds pour nous lancer dans la publication de livres.

Voitachewski : As-tu une idée du type de lectorat que vous touchez ?

Lena Merhej : C’est difficile à savoir ! Nous avons volontairement opté pour un prix très bas (2 euros) afin que Samandal soit abordable. Mais nous avons des difficultés à assurer sa distribution. Nous sommes « légal », mais nous n’avons pas d’ISBN et ne sommes pas considérés comme un magazine à part entière.
Au final, notre public, c’est principalement des artistes, des gens qui ont déjà l’habitude de lire de la bande dessinée. En outre, le fait que l’on publie la revue dans trois langues limite le lectorat.
Il faut donc qu’on élargisse notre public. Nous espérons que des coopérations plus resserrées avec les artistes qui publient dans Samandal et le développement des séries le permettront. Nous aimerions aussi attirer un peu plus les maisons d’édition.

Voitachewski : J’ai entendu dire que vous aviez été confrontés à la censure…

Lena Merhej : Effectivement… Notre numéro 7, réalisé en collaboration avec L’Employé du moi a été attaqué par l’Eglise. Il faut savoir comment la censure marche au Liban : il n’y a pas de contrôle à la publication, on peut être attaqué devant un tribunal dans les trois mois qui suivent la publication du livre. C’est ce qui s’est passé pour ce numéro 7 ; à cause d’un dessin de Valfret représentant un crucifié et d’une de mes histoires. Nous aurons la réponse dans quelques mois mais notre avocat est optimiste, Samandal est assez populaire ; ça serait mal vu qu’on soit condamnés…
Mais à part ça, nous refusons la pré-censure à l’intérieur de Samandal. On a juste indiqué que la revue s’adressait à un public de dix-huit ans et plus.

Voitachewski : Samandal est-elle la seule revue de bande dessinée du monde arabe ?

Lena Merhej : Non, il y a d’autres initiatives. Et 2011 est une année riche pour la bande dessinée adulte arabe. Parmi les publications, on compte la revue égyptienne Toktok qui a été créée avant la révolution. Il s’agit d’un groupe de 6 à 10 artistes, la publication comprend une trentaine de pages. Un autre projet, appelé Autostrad consiste à faire lire des bandes dessinées à des illettrés. En Jordanie, un collectif de 7 – 8 artistes a lancé un projet de récits graphiques sur la Palestine. La Syrie compte aussi certaines initiatives, en attente pour l’instant à cause des événements… On compte aussi de nombreux illustrateurs dans des pays comme l’Algérie, l’Irak, l’Iran et en Syrie aussi. Il y a une forte tradition de caricatures dans le monde arabe. Mais le problème vient du fait que la région manque de maisons d’éditions. Par exemple au Liban, on compte très peu d’œuvres publiées. Un auteur comme Mazen Kerbaj a dû s’auto-publier avant qu’on édite son livre Cette histoire se passe.
Il y a une véritable explosion en ce moment, beaucoup d’auteurs sont pleins d’énergie et de projets.

[Entretien réalisé par Skype (Paris – Brême) en septembre 2011.]

Notes

  1. On peut trouver Samandal chez : l’Institut du monde arabe à Paris, la chaîne Libraire Antoine, sur neelwafurat.com (équivalent arabe d’Amazon), la libraire Drawn and Quarterly à Montréal, dans plusieurs librairies à New-York.
  2. Les premiers numéros sont disponibles en version pdf et en libre accès sur issuu.
  3. Auteur serbe, qui a publié chez l’Association Bon baisers de Serbie (2002) et Vestiges du monde (2008).
  4. Ghadi Ghosn a publié en français Cri aux éditions de l’ALBA (2007). On peut trouver les travaux de Jana Traboulsi sur Grand Papier et sur son blog.
Entretien par en décembre 2011