Amok

par

Les ressources de la ruse

Petite leçon de création et d’édition prouvant que la folie (et son pendant furieux qu’est l’Amok[1]) ) sont une autre forme d’intelligence et de compréhension du monde. N’oublions pas que le délire, c’est dé-lire, pour mieux réapprendre à lire.
Les yeux de ceux de l’Amok ne sont donc pas injectés de sang, mais simplement plus ouverts sur le monde, le vrai, le dur, qui fait mal quand on tombe.

[Jessie Bi|signature]

Jessie Bi : Dyaa est ton troisième album et il se situe dans la même veine que le précédent ?

Yvan Alagbé : Oui, mais … ce n’est pas vraiment une suite non plus. C’est l’idée de refaire une histoire avec des personnages communs. Il y a un petit moment que je pensais faire ça. En fait je vais faire d’autres histoires qui pareilles pourront avoir des personnages communs, mais sans être vraiment des suites. Qui auront des points communs, des liens entre elles, qu’on peut suivre mais sans être à suivre.

J.B. : Entre ces albums ton style a beaucoup évolué. Maintenant tu utilises les lavis par exemple.

Y.A. : Après Nègres jaunes, j’ai fait comme ça car j’avais plus envie de faire ce genre de choses au pinceau … avec beaucoup d’expressivité. C’est ce que j’aimais bien au départ. Mais après j’avais envie de quelque chose d’un peu plus froid, de moins sensible. Si tu prends un pinceau, de l’encre de chine et un papier gros grain, tu as tout de suite un petit truc ; mais par rapport à ça tu en as assez vite fait le tour, en tout cas j’appréciais plus trop.
Mais c’est vrai que j’ai besoin en ce moment d’aller faire des choses un peu plus dures d’une certaine manière, et plus froides ; mieux construites et mieux …
Ça serait, faute de parler d’une certaine objectivité, quelque chose d’assez implacable, en fait.
Voilà ce que j’essaye de faire. Avec moins d’expressivité dans le dessin, moins de traits. Ce n’est pas non plus de la neutralité, c’est quelque chose de très précis. Je ne cherche pas l’expression du trait lui-même.
Il y a un peu de lavis, mais … en même temps ce n’est pas stable, il y a une évolution, une continuité aussi … il n’y a pas vraiment de rupture …

J.B. : S’il y a une rupture c’est avec Ville prostituée.

Y.A. : Oui (rires).

J.B. : Quoique je trouve que la façon dont tu racontes tes histoires ainsi que certains cadrages étaient déjà présents dans Ville prostituée.

Y.A. : Oui … mais en fait je n’ai pas vraiment de style de dessin qui me soit naturel, que je fais spontanément. A partir de là, à chacune de mes histoires il faut toujours recommencer, et essayer de trouver quelque chose qui convienne.
Le style de dessin qu’il y a dans Ville prostituée, eh bien je n’avais jamais dessiné comme ça avant et puis je n’ai jamais dessiné comme ça après. Il y a eu une tentative de suite – qui a avorté où je continuais un peu …
Puis après c’est parti vers autre chose, ça ne correspondait plus, il a fallu trouver autre chose. Et pareil, cela a été assez difficile à trouver puisque le dessin que j’avais dans Nègres jaunes n’était pas celui que j’avais avant, quand on le lisait dans Le Cheval sans tête ; la partie intermédiaire où c’est franchement pas au point (rires).
Mais c’est vrai que la plupart du temps quand je commence un truc, je ne sais pas. C’est comme si je ne savais pas dessiner. J’ai beaucoup de difficultés donc c’est quelque chose d’assez construit et fait pour l’occasion. Je dessine assez peu en dehors des histoires que je fais, je ne fais pas tellement d’illustrations, je fais assez peu de croquis, je ne dessine pas beaucoup.
Après il y a beaucoup de chutes, je fais et refais pas mal de planches, mais il n’y a pas vraiment autre chose entre Dyaa et ce que j’ai fait pour Le cheval sans tête. Il n’y a rien presque aucun dessin pour moi ou qui que ce soit.

J.B. : Tu fais un scénario précis ?

Y.A. : Non, je fais toujours les deux en même temps. Au fur et à mesure en même temps que le dessin, c’est le noyau, après avec le découpage je suis forcé de travailler sur l’ensemble de l’histoire ; je travaille sur de petits story boards, de petits crobarts illisibles, que je suis le seul à pouvoir déchiffrer. Je fais et je refais, il y a eu beaucoup de changements sur cette histoire. J’avais fait certaines planches puis j’ai redécoupé quasiment toutes les images, puis-je les ai remixées, remélangées, en fonction d’un autre texte. Et puis après j’ai encore rechangé.
Donc ça se fait vraiment petit à petit, c’est assez lent, assez laborieux. Par exemple Dyaa est sous forme de quasi-textes illustrés, ce ne sont pas des séquences qui suivent l’action, c’est un peu des images comme ça, saccadées. Mais c’est quelque chose qui est venu comme ça, parce qu’au début j’étais parti vers quelque chose qui suit plus des actions, mais finalement, petit à petit, c’est allé vers quelque chose de plus mental. Sans être une décision au départ.

J.B. : Ton style actuel a surtout émergé depuis ton histoire du premier Cheval sans tête nouvelle formule.

Y.A. : Dans les derniers travaux je trouve quand même qu’il y a une relative stabilité. Ça commence à être un dessin dans lequel je me sens assez bien, à peu de choses prêts … ce n’est pas encore ça il y a encore des évolutions à faire, mais c’est plus de l’ordre de l’évolution que de la rupture. Donc en fait c’est comme ajouter des trucs, là il y a du lavis en plus, celui d’après pourrait très bien ne pas en avoir …

J.B. : Et la couleur ?

Y.A. : Pour l’instant ça ne me dit absolument rien.

J.B. : C’est toi qui avais fait les couleurs dans Ville prostituée ?

Y.A. : Oui, c’était moi. A l’époque pour la suite on voulait la faire en couleurs directes, mais finalement maintenant je suis plus dans le noir et blanc depuis Cheval sans Tête volume 1 et Nègres jaunes. C’est vrai que ça reste cohérent, ça me convient assez comme positionnement, comme point de départ pour faire des choses, et puis c’est assez rapide en fait. Puis par rapport à d’autres trucs précédents je trouve ça mieux au niveau du dessin, mieux au niveau de l’histoire et mieux au niveau de la possibilité d’aller vite, pas pour rentrer plutôt chez moi (rires), mais pour faire les projets que j’ai envie de faire.
C’est aussi pour ça que je n’ai pas de dessin à coté, finalement je ne dessine que dans le cadre des récits. Je ne dessine quasiment pas en dehors de ça et c’est pour ça que je dessine. Ce dessin-là convient bien pour ça.

J.B. : C’est curieux tu dis que tu ne dessines pas en dehors de tes histoires, mais pourtant tu as une force, une assurance dans le dessin, déjà présente dans Ville prostituée qui était ton premier album ?

Y.A. : C’était le premier, oui. Une force dans le dessin ? Je ne sais pas. C’est le dessin, mais en fait c’est fabriqué. Ça ne veux pas dire que c’est faux, mais ça veux dire que je le fais. Le dessin n’est pas un truc pour moi comme cela peut l’être pour quelqu’un qui dessine tout le temps par exemple. Je peux rester en fait extrêmement longtemps sans dessiner. Je peux rester six mois sans dessiner.
Au lieu de fabriquer, je devrais dire réaliser. A un moment tu te dis je vais réaliser l’histoire, et l’histoire c’est des dessins. Donc tu as envie que cela ressemble à telle chose, et tu essayes que ça ressemble. Après tu as tes capacités, tes limites, et je les sens quand même assez souvent les limites …

J.B. : Ah bon ?

Y.A. : Oui (rires) ! Et donc après tu es obligé de faire avec ce que tu sais faire, le mieux possible, de contrôler … c’est assez volontaire en fait. Ce n’est pas le summum du spontané et du naturel.
Mais après être fort en dessin ou pas je ne sais pas. Il y a des choses qui sont faciles à faire. Il y en à qui tu donnes une photo et ils peuvent te la reproduire, d’une certaine manière je peux aussi le faire. Ça ne m’amuserait pas, mais je peux aussi le faire. Je n’ai pas de facilité spéciale à le faire, mais bon c’est une tâche, c’est un travail, tu le fais. Mais quelque part à un moment, d’une certaine manière, je fais la même chose par rapport à des images ou des idées que j’ai en moi. Je ne suis pas en train de reproduire quelque chose comme quelqu’un qui reproduit une photo … enfin quelqu’un qui reproduit une photo il fabrique et bricole son truc. D’une certaine manière je fais la même chose. C’est assez distant. J’aime quand même bien dessiner, mais c’est vrai que c’est toujours dans le cadre des histoires car globalement je n’aime pas plus que ça dessiner.

J.B. : Donc en fait c’est raconter des histoires qui te plaît le plus ?

Y.A. : Oui.

J.B. : Tu abordes des sujets qui sont rares dans la bande dessinée.

Y.A. : C’est assez facile parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont rares dans la bande dessinée, puisqu’il n’y a pas grand chose.
A partir du moment où tu n’as pas envie de rentrer dans les trois ou quatre thèmes …

J.B. : Heroic fantasy, policier, comique, etc…

Y.A. : Oui (rires). C’est assez vite cerné, et pour la façon de raconter, de dessiner aussi. Ça va beaucoup plus loin. A partir de là, dès que tu as envie de faire autre chose, ce n’est pas très compliqué en fait, tu n’as même pas besoin de te dire : « je vais me démarquer du reste ».
Et puis bon, le lectorat, justement à cause de ces thèmes-là qui sont toujours les mêmes, et bien si on fait un profil type, j’imagine que ce lecteur type c’est un homme déjà, qui a entre 25-40 ans, qui en plus est de plus en plus vieux et … je ne sais pas, peut être que le phénomène des manga a inversé un peu ça …
Mais … voilà … c’est donc une catégorie assez limitée parce que les sujets sont limités, et que ça concerne peu de monde. A Amok, les auteurs que nous publions développent tous des thèmes qui leur sont propres, ce qui fait qu’on a comme lecteurs des hommes et des femmes peut-être même beaucoup plus que d’hommes d’après ce que j’ai pu voir dans les librairies, et puis des gens différents quoi. De toute façon ça, c’est un des principes qui nous guide dans nos éditions, aborder des thèmes qui sont rares dans la bande dessinée.
—–

J.B. : Amok existe depuis combien de temps maintenant ?

Y.A. : Depuis 94.

J.B. : C’est à partir de là qu’a été édité Cheval sans tête.

Y.A. : Oui, avant il y avait L’oeil carnivore que t’es une des seules personnes sur terre à connaître (rires).

J.B. : Cinq numéros, qui m’avaient épaté car les articles étaient longs et très complets et vous étiez que deux à faire tout ça. Et puis ça parlait de tout, c’était vraiment multimédia. Mais avant L’oeil carnivore vous avez fait d’autres choses toi et Olivier Marboeuf ?

Y.A. : On s’est rencontré à cette époque-là.

J.B. : Vers 92 ?

Y.A. : Oui, vers 92.

J.B. : Mais vous avez tout de suite voulu faire une revue ou de la bande dessinée ?

Y.A. : Ça a commencé par la revue. Avant il y avait deux numéros d’une revue qui s’appelait L’oeil et que tu ne dois pas connaître. Il n’y en a eu que 50 exemplaires. Après on a commencé a travailler ensemble sur Ville prostituée. Ensuite et en parallèle on a commencé la revue L’oeil carnivore.

J.B. : On a l’impression qu’avec L’oeil carnivore vous avez montré tout ce que vous aimiez, une espèce de base culturelle d’où vous vous êtes jetés dans l’arène ?

Y.A. : C’était un peu l’idée. Avec le Cheval sans tête on voulait changer de registre et ne plus faire une revue qui parle de choses mais une revue qui fait des choses.

J.B. : Vous faites connaître des auteurs de toute l’Europe.

Y.A. : Oui. Si on était un éditeur espagnol, suisse ou portugais, ou d’une autre nationalité, l’idée c’est qu’on publierait les même gens. C’est à dire qu’on ne publie pas spécialement des français, mais des gens qui nous intéressent. Les choix que l’on fait, on pourrait les faire en etant ailleurs en fait. Donc on édite aussi bien des français que des espagnols, des italiens … Sans compter les auteurs qui ne sont pas d’origine française, espagnols etc… (rires).

J.B. : Tu es de quelle origine ?

Y.A. : Mon père est du Bénin.

J.B. : Tu es né en France ou au Bénin ?

Y.A. : Je suis né en France.

J.B. : Tu as fait quoi comme études ?

Y.A. : Maths, je suis allé jusqu’au DEUG, après j’en ai eu marre.

J.B. : Et tu as rencontré Olivier là-bas ?

Y.A. : Olivier faisait des études de sciences naturelles et de physiques.

J.B. : Ça mène à tout donc ?

Y.A. : Oui (rires).

J.B. : C’est dur de s’éditer comme tu le fais ?

Y.A. : Oui c’est assez dur. Mais si on n’éditait pas les livres que l’on fait, personne ne le ferait. On n’est pas en concurrence. Il y a une nécessité artistique et littéraire. C’est une raison de le faire. Si d’autres personnes le faisaient, on n’aurait pas ce besoin et on pourrait se concentrer sur d’autres choses.

J.B. : C’est bien d’éditer Mattotti.

Y.A. : Dans la même collection on va éditer un Munoz, extrait de Sudor sudaca. Ce qui est positif, c’est que ça fait un peu le lien entre des générations différentes, mais qui sont de la même famille. Le livre de Mattotti ou le livre de Munoz ont naturellement leur place dans les collections d’Amok. Ça fait un lien, ça boucle quelque chose. Là c’est des rééditions, mais j’espère que cela donnera lieu aussi à des choses plus nouvelles.

J.B. : Là, vous avez atteint une vitesse de croisière.

Y.A. : On va même accélérer un peu. Avec la nouvelle collection Feu, on devrait essayer d’en sortir six par an. La faire moins chère et plus dynamique. Ce qui était déjà l’idée de départ, avec la collection précédente, mais que ce soit plus marqué maintenant.

J.B. : Vous vous concentrez essentiellement sur le Cheval et la collection Feu.

Y.A. : Il y a le Cheval, la collection Feu mais aussi la collection Octave, dont on sortira deux titres par an maximum. Il y a aussi la revue Spécimen. Et il va aussi y avoir une petite collection qui s’appellera la vérité, qui recueillera des témoignages, des reportages. Des petites choses sur un lieu, une histoire. A la fois des portraits et en même temps des témoignages. Des petits bouquins qui se déplient comme ça et qui sont illustrés principalement par de la photo. Des photos de grands photographes ou des photos personnelles, des images d’archives …

J.B. : Ça ne sera plus de la bande dessinée ?

Y.A. : Ce sera différent. Mais petit à petit on va essayer de construire quelque chose de plus large qu’autour de la bande dessinée, quelque chose qui tourne toujours autour du texte et de l’image.
On va faire autant des récits de fiction que du reportage. Comme dans le Cheval sans tête, même s’il reste centré sur le récit. Après il se pourrait bien que dans ce prolongement l’on crée aussi une collection sur la photo.

J.B. : Amok devient un éditeur moins spécifique donc. L’année dernière Tufo de Stefano Ricci et Philippe De Pierpont avait bien marché et eu une bonne presse, qui ne vous limitait plus à la bande dessinée indépendante.

Y.A. : Oui, c’est aussi une des raisons pour laquelle on ne continue plus à faire des choses comme Autarcic comix. On essaye de faire le maximum de choses pour que ça ce développe. De faire d’autres choses de mettre en forme d’autres envies, de créer d’autres connexions. On est assez radical dans nos choix et nos revendications. Notre revendication n’est pas de dire, on est des petits, de …

J.B. : De faire club de fanatiques ?

Y.A. : Oui, on a d’abord vocation d’éditer des livres qui soient lus par un maximum de gens. On n’a pas vocation à être …

J.B. : Autarcique ?

Y.A. : (rires) Oui voilà ! On n’est pas autarcique ! Ou alors complètement ! (Rires).
Autarcic devenait trop « tout ce qui est petit est bon et tout ce qui est gros ne l’est pas ». C’est une simplification qui ne correspond plus à ce qu’on essaye de faire. En même temps on est une petite maison d’édition. Mais c’est un autre problème, et ce n’est pas un argument.

J.B. : Vous allez faire autre chose qu’Autarcic ?

Y.A. : La forme d’Autarcic est assez atypique pour le livre, et elle n’est pas mauvaise. C’est un type d’événement assez nouveau qu’on a envie de garder, mais aussi de changer. Qui correspondrait plus à la nouvelle optique d’Amok
Donc on réfléchit à un autre événement qui prendrait sa place. Où il n’y aurait pas forcément Amok au centre, mais où il pourrait y avoir d’autres éditeurs et pas forcément de bande dessinée. L’idée sur laquelle on travaille serait de faire des événements thématiques, assez ouverts et assez divers, au sens de la diversité d’Amok, entre le Cheval, la revue Spécimen, la collection La vérité … Donc un éventail assez large de travaux différents qui permettraient de faire un événement assez riche.
Et en plus de ça on pourrait dans chacun des événements, inviter et montrer la production d’autres maisons d’éditions. Que ce soit des éditeurs de bandes dessinées, de romans, d’essais, etc… mais qui serait en relation avec le thème choisi. Ça serait assez intéressant. Ça correspond plus à nos centres d’intérêts qui comme à l’époque de L’oeil carnivore sont assez larges. On n’a plus envie de se restreindre et de faire un événement autour de la bande dessinée indépendante

J.B. : A la fin Autarcic comix devenait répétitif.

Y.A. : Voilà, c’est bien à partir d’un moment de se construire un peu. On fait de la bande dessinée différente, on fait aussi du texte illustré, on fait aussi du graphisme et tout ça.
Il faut faire quelque chose d’autre et il faut faire quelque chose de ça, car tout ça c’est des moyens, il faut mettre quelque chose, il faut mettre plus de sens dedans.

J.B. : A Autarcic il manquait aussi des interventions d’auteurs je trouve.

Y.A. : Ça, ça serait possible dans ce nouveau cadre. On ne se dit pas on est là pour voir le business de la bande dessinée mais on se dit : « on est là pour discuter, pour voir, pour apprendre et découvrir des choses ». L’auteur pourrait intervenir pour qu’on s’intéresse à son travail en lui-même quasiment, mais non pas au fait qu’il soit auteur de bande dessinée. Si on mélange les genres on s’intéressera plus au travail de l’auteur.
—–

J.B. : Autarcic comix était quelque chose qui se passait en Belgique au départ non ?

Y.A. : Ce n’était pas un truc qui se passait en Belgique au départ. Les Frigos avaient au départ réalisé un festival de bande dessinée qui s’intitulait Autarcic comix à la première édition. Je crois qu’ils ont ensuite changé de nom à chaque fois.
Nous, on travaillait déjà sur un projet d’événement sur Paris. On a conçu un projet qui était différent du leur, puisqu’on avait développé l’idée d’un café littéraire. On voulait que les gens se retrouvent, que ça ce passe en une seule soirée, et que se soit régulier surtout. C’était tous les mois au départ.
On pouvait y trouver les livres, trouver des originaux et aussi des auteurs, qui se rencontraient entre eux. Par-là c’était un projet similaire à celui des Frigos. Donc quand on a travaillé sur ça, on s’est dit que ça serait marrant de donner le même nom, que ça fasse une espèce d’axe Bruxelles-Paris, qui se renvoie un peu la balle. Puis bon, après on l’a fait, on est parti. La première année on en a fait un tous les mois, puis ça a ralenti progressivement … (rires).

J.B. : Au Passage du nord-ouest c’était vraiment très bien.

Y.A. : Oui … c’était le bon vieux temps ! (rires)
Autarcic Comix avait aussi été conçu en fonction du Passage, qui était aussi une salle de concert, une salle de cinéma … Il y avait beaucoup de choses dedans, c’était vraiment un carrefour. Un lieu différent qui convenait bien à ce qu’on voulait faire. Par rapport à ça on avait conçu un événement qui faisait une date, un peu comme un concert. Ça commençait à telle heure et ça se finissait à telle autre, ce n’était pas une exposition qui durait 15 jours, ou un festival qui dure trois jours. C’était un soir, et ça c’était assez particulier déjà. Après on a trouvé d’autres endroits mais ça a jamais été pareil. C’était autre chose.
Mais je trouve aussi que c’était mieux d’avoir les livres et l’expo ensemble comme à l’Espace Toulouse-Lautrec, plutôt que séparés comme au Passage.

J.B. : Maintenant on peut parler d’une époque. Il y avait plein de bandes dessinées indépendantes qui émergeaient … Maintenant je trouve que ça stagne un peu.

Y.A. : C’était plus foisonnant, c’était plus le début. Il y avait peut être un peu plus de peps. Puis au moment où on a fait ça, vendre des livres tous les mois comme ça, ça faisait quelque chose de vachement important par rapport à des petites structures qui ne vendaient quasiment rien. Ça stimulait, ça faisait vendre et connaître certaines petites revues. C’était un nouveau support. C’était même un peu trompeur puisqu’il y a des gens a qui cela a donné envie de se lancer. Mais ce n’est pas parce que tu fais une revue que tu vas tout de suite la rentabiliser par ce moyen.
C’était avant tout pour donner la pêche et rencontrer des gens.

J.B. : Mais je ne trouve plus la même pêche, la même nouveauté, dans les fanzines ou revues indé actuelles. Où alors elles font comme vous ou L’Association.

Y.A. : Avec ce qu’a fait L’Association et ce qu’on a fait nous, ça a créé d’autres formats, d’autres gabarits, d’autres objectifs. Il y a eu la création d’une espèce de forme ; qu’on peut faire d’autres choses assez différemment.
A partir de là, c’est un peu comme tous les phénomènes qui se passent. Tu peux avoir des choses de qualité qui se font au départ, mais bon … je crois que le nombre de bons auteurs restent à peu près constant. Ils sont à droite ou à gauche, ils travaillent ou ne travaillent pas …
Ils ont l’occasion de s’exprimer ou pas … (fait judicieusement remarquer l’amie d’Yvan)
Y.A. : Oui, s’ils ont l’occasion de s’exprimer ou pas … Mais ça reste à peu près constant.
Des gens comme Mattotti ou Munoz sont d’une autre génération. Ils ont pu commencer et s’installer dans des maisons d’éditions plus importantes que la notre, mais s’ils arrivaient aujourd’hui … même Munoz qui est chez Casterman, s’il arrivait aujourd’hui chez Casterman, eh bien il n’aurait aucune chance, vraiment aucune.
Donc si ça existait, ce type d’auteur se retrouverait dans une structure comme la nôtre. Mais après est-ce qu’il y en aurait plus ? Pas forcément. En même temps je crois qu’il y a une tendance, que ces choses-là ont permis et permettent encore de faire les choses différemment, qu’on peut dessiner différemment.
Enfin l’aspect positif dans tout ça c’est qu’il y a quand même un espace qui s’est créé, le début d’un choix entre des choses un peu différentes et d’autres … Et dans ces choses différentes tu peux encore faire un choix. Tout n’est pas bon en fait, mais à partir d’un moment on ne pouvait plus organiser un événement qui était sur la base tout est bon.
Maintenant il y a pas mal de choses assez différentes. Avant c’était assez intéressant de se mettre ensemble et de voir les ressemblances, mais maintenant ce n’est plus important. Maintenant c’est quand même clair que L’Association ce n’est pas Amok, qu’Amok ce n’est pas Fréon

J.B. : Mais en même temps maintenant, on vous regroupe tous sous le terme « indépendant ».

Y.A. : L’avantage de ce label c’est qu’il a permis au grand public de nous situer, mais ce terme « indépendant » on va en même temps essayer de s’en débarrasser, justement pour pas qu’on efface nos différences par rapport aux autres indépendants, mais aussi parce qu’on ne passe pas notre temps à se définir par rapport aux grosses maisons d’édition. On n’a quasiment pas de contact avec elles, ou la bande dessinée traditionnelle. Je n’ai jamais lu de XIII, je ne sais même pas ce que ça vaut ou quoique ce soit, c’est tout simplement que ça n’a rien a voir. Ce qu’on construit c’est aussi quelque chose pour, pas que quelque chose contre.

J.B. : Ce qui est énervant avec XIII c’est que ça écrase et normalise le reste de la bande dessinée.

Y.A. : Oui, ce que tu ne peux pas faire en bande dessinée par exemple, c’est que tu es toujours obligé de préciser que tu fais de la bande dessinée mais que ce n’est pas de la bande dessinée comme machin, etc… Tu es obligé de préciser par rapport à quelque chose qui est trop écrasant.
C’est écrasant économiquement mais si ça n’était que ça, ça irait. Par contre c’est grave si ça l’écrase même au niveau de dire la bande dessinée c’est ça et rien d’autre puis point final.
L’intérêt des maisons d’éditions qui émergent petit à petit c’est de montrer qu’il y a autre chose, y compris auprès des médias.

J.B. : Vous émergez, il y a une place, mais en même temps c’est beaucoup plus difficile qu’il y a 15 ans. A l’époque il y avait de gros éditeurs qui s’intéressaient à ce genre de travaux, et par exemple toi, il y a quinze ans tu aurais été édité sans problème dans (A Suivre) je pense.

Y.A. : Oui, maintenant ce n’est plus le cas, et c’est comme ça que notre maison d’édition se construit petit à petit. Il y a une place pour ce type d’éditions-là. A terme si des gens comme Munoz ne peuvent plus travailler chez Casterman, des maisons d’éditions comme la nôtre conviendront à ce genre d’auteur-là. Elles essayeront de le faire progresser et connaître.
Nous on l’a bien vu à Vents d’Ouest. Si un grand éditeur a un bouquin qui vend 80,000 exemplaires et un autre qui fait 2,000 ou 3,000, et bien les représentants ne vont pas se casser le cul … euh s’échiner (rires) à présenter aux libraires le livre à 2,000. Ce qui est logique puisque tu essaies de vendre un maximum de bouquins.
Ils vont donc travailler pour que le bouquin qui vend à 80,000 vende à 100,000. Mais passer de 2,000 à 3,000 ou 4,000 ça ne les intéressent pas. Ça veux dire que toi si tu montes ta propre maison d’édition qui te convient et que tu as pensé pour ces bouquins-là, tu vas pouvoir travailler pour faire passer ton bouquin de 2,000 à 3,000, de 3,000 à 4,000, etc…
En littérature il y a des tas de maisons d’édition très prestigieuses et même d’auteurs très connus qui ne vendent pas plus que ça. Donc finalement on ne fait jamais que la même chose.

Bibliographie :

Ville prostituée, scénario d’Olivier Marboeuf, Vents d’Ouest, juin 1993.
Nègres jaunes, collection Feu, Amok, septembre 1995.
La première version de cette histoire a été prépubliée dans les numéros du Cheval sans tête première formule.
Courroux in Le réveil des nations, Histoires graphiques, Autrement, 1997.
Je suis une piste vers beaucoup de choses in Le cheval sans tête n°1, Amok, janvier 1996.
Ce qui me donne envie de mourir in Le cheval sans tête n°2, Amok, septembre 1996.
Hôtel industriel in Le cheval sans tête n°3, Amok, avril 1997.
Dyaa, nouvelle collection Feu, Amok, septembre 1997.

Notes

  1. « Cette frénésie qu’on appelle amok (…) Cette frénésie n’est pas de la folie, c’est un délire lucide, qui sait utiliser toutes les ressources de la ruse. »
    Henri FAUCONNIER, Malaisie, p. 288. (Citation accompagnant la définition de l’amok, dans le dictionnaire Le Robert.
Site officiel de Amok
Entretien par en octobre 1997