Lisa Mandel

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Depuis la parution en 2006 de Libre comme un poney sauvage, carnet de son voyage en Argentine, Lisa Mandel est un peu devenue une vétéran de la bande dessinée du réel. Peut-être moins connue qu'Etienne Davodeau ou Mathieu Sapin, elle fait pourtant partie de ces bourlingueurs de la bande dessinée qui montent en première ligne, toujours avec un œil militant mais sans se départir d'une légèreté, dans le trait comme dans le ton, qui est sa marque de fabrique.

Elle a ainsi abordé des thèmes comme celui des migrants (Les nouvelles de la jungle, 2017, avec la sociologue Yasmine Bouagga), de la pornographie (La fabrique pornographique, 2016, adapté de Mathieu Trachman) ou encore de la psychiatrie (HP, tomes 1 et 2, 2009 et 2013). Elle m’accueille dans son tout nouvel atelier, à Marseille, qu’elle partagera avec huit autres dessinateurs. Pour l’instant, le local est presque entièrement vide. Le temps d’installer une table à la cuisine, et on attaque l’interview, à la bonne franquette.

Mathieu Péquignot : Sur quoi est-ce que tu travailles, en ce moment ?

Lisa Mandel : Là, j’ai quasiment fini un livre sur le Liban, à partir des posts de blog durant quatre mois passés là-bas, de septembre à décembre 2017. Il sortira normalement fin septembre, en même temps qu’un festival à Paris : Formula Bula. Mais surtout, je suis en plein sur le troisième tome d’HP.

Mathieu Péquignot : Qu’est-ce que ça va raconter, cette fois ?

Lisa Mandel : Les deux premiers tomes parlent de l’évolution de la psychiatrie pendant les années 70, à travers le témoignage de membres de ma famille et d’amis à eux, infirmiers psy pendant 35 ans dans un grand hôpital marseillais. Le troisième se passe à notre époque, et se centre sur les personnes directement concernées par la maladie et sur la politique particulièrement active à Marseille, (inspirée des pays anglo-saxons), qui considère que les usagers sont les premiers experts de leur pathologie. Devenir acteur au lieu de subir, dans un fonctionnement horizontal. Donc je passe une fois par semaine depuis six mois — à peu près — à un endroit, le « Lieu de Répit », pour observer et collecter des témoignages. Ce lieu est justement, en cas de crise, une alternative à l’internement. Son objectif, à terme, est aussi d’accueillir les SDF souffrant de troubles psychiatriques.

Mathieu Péquignot : Les deux premiers tomes sont parus en 2009 et 2013. Pourquoi ce temps d’arrêt avant le troisième ?

Lisa Mandel : J’ai mis de côté le troisième tome parce que j’avais d’autres projets à terminer, et que c’est un travail qui me demande beaucoup d’énergie, parce qu’il touche ma famille et quelque part, à l’intime. En fait, j’ai relancé la machine quand l’association JUST est venue me trouver avec le thème des alternatives à la psychiatrie traditionnelle, en me demandant d’écrire quelque chose sur leur projet. J’étais ravie parce que c’est ce qui m’a permis de revenir vivre à Marseille, où je suis née, après six ou sept ans passés à Paris.

Mathieu Péquignot : Donc ce sont ces organisations qui sont venues te chercher ? Comment c’est arrivé ?

Lisa Mandel : Les deux premier tomes ont a été lu dans le milieu, tout simplement. Ils étaient en accord avec mon ton et ils connaissaient mes parents, qui sont très militants, du coup ils m’ont contactée.

Mathieu Péquignot : On a pu voir des parties du prochain tome sur ton blog du Monde ces derniers mois. Tu pré-publies de cette manière systématiquement, ou il y a de l’inédit dans les albums finaux ?

Lisa Mandel : Ça dépend. Par exemple, les trois quarts de Calais [Les nouvelles de la jungle de Calais, 2017, avec Yasmine Bouagga] ont été pré-publiés, auxquels j’ai ajouté une cinquantaine de pages inédites. Je me pose la question pour HP tome 3, justement, parce que c’est spécial : c’est de l’ordre du témoignage et du portrait. J’ai encore besoin de décanter, je crois. Mais je veux me laisser la liberté de choisir, pour une fois.

Mathieu Péquignot : Tu touches quelque chose, pour le blog ?

Lisa Mandel : C’est pas fou : un euro chaque quatre cents clics…

Mathieu Péquignot : Où est-ce que tu en es dans l’album, concrètement ?

Lisa Mandel : Je commence à y voir plus clair. J’ai commencé en février/mars. Je me suis finalement décidée dernièrement à ne mettre que les témoignages des gens qui sont concernés directement. Parce que j’avais fait beaucoup d’entretiens avec des sociologues, etc. — des scientifiques, quoi. Finalement, je préfère ne pas mettre en avant la parole des experts, et vraiment me centrer sur ceux qui le vivent. Parce que tu vois, dans HP tomes 1 et 2, j’avais fait le choix de n’avoir que la parole infirmière des années 1960-1970. C’était un choix, mais j’ai envie de passer de l’autre côté, cette fois.

Mathieu Péquignot : Comment est-ce que tu procèdes, pour recueillir les témoignages ?

Lisa Mandel : J’essaie de venir avec une bienveillance. Les personnes que j’interroge ont toujours un droit de veto que je respecte. Je leur montre le brouillon, en fait, pour voir si ça leur convient, et je corrige ou supprime ce qu’ils ne veulent pas voir publier. Bon, quand on me fait corriger cinquante fois, comme ça m’est arrivé un coup, c’est sûr que c’est un peu chiant. Mais je trouve que c’est fondamental, il n’y a qu’à ce titre qu’on peut avoir la confiance des gens. Et comme dit Yasmine [Bouagga], il faut pas qu’on pourrisse notre terrain — enfin tu vois ce que je veux dire. C’est simple, je préférerais ne pas publier plutôt que de publier contre l’avis des gens.
Ce qu’il faut voir, en plus, c’est que les usagers de la psychiatrie sont généralement des gens à fleur de peau, souvent angoissés, qui peuvent parfois être sujets à la paranoïa. D’ailleurs, ça c’est quelque chose de particulièrement intéressant pour moi. J’ai des personnes touchés par la maladie psychique dans ma famille mais j’ai vraiment découvert avec ce travail, que, comment dire… Tu sais, on parle d’eux en disant « les fous », en faisant d’eux un espèce de magma — un peu comme les migrants. Alors qu’on n’est pas tout le temps fou, c’est une maladie intermittente. En dehors des crises, les usagers sont souvent très lucides. Quand on est usager de la psychiatrie, on est déshumanisé. Et mon travail avec ce tome 3, c’est de les ré-humaniser.

Mathieu Péquignot : Est-ce que ce travail t’a permis de te rapprocher des membres de ta famille qui sont usagers de la psychiatrie ?

Lisa Mandel : Alors non, pas vraiment. Parce que dans ma famille, ils n’en parlent jamais. C’est honteux. Et ça, on ne se rend pas compte, comme ça peut être dur de dire au milieu d’une discussion, je sais pas, moi… « je suis bipolaire », par exemple. Le regard des autres est très important. Et un membre de ma famille, en plus, est dans le déni. Elle ne reconnaît pas être atteinte de sa pathologie, elle prétend avoir toute sa tête. C’est peut-être aussi parce qu’elle a été cachée toute sa vie, comme faisaient les anciennes générations. Puisque c’est honteux, on se taisait et on cachait les gens. Alors que l’idée d’une guérison totale, qui dans le cas des pathologies lourdes est souvent inaccessible, devrait être remplacée par l’idée de « rétablissement », c’est-à-dire d’apprendre à vivre le mieux possible avec cette pathologie : travailler, fonder une famille… Pour ça, il faut la connaître et donc d’abord, la reconnaître.

Mathieu Péquignot : Généralement, tu sembles t’intéresser à la marginalité…

Lisa Mandel : Le thème du mouton noir, de la tête de turc, m’a toujours fasciné. J’aime donner la parole à ceux qu’on n’entend pas. Après, la psy c’est particulier, puisque ça vient de ma famille. J’ai une sensibilité accrue.

Mathieu Péquignot : Comment est-ce que tu en es venue au reportage ?

Lisa Mandel : J’avais envie de sortir du carcan de l’auteur qui dessine tout seul chez lui. Après, il y a aussi tout simplement que j’adore voyager, et que je me suis retrouvée plusieurs fois à l’étranger, au Sénégal ou au Cambodge, à me dire : « mais c’est trop débile, je suis là, et je ne peux pas parler de tout ce que je vois, parce que j’ai un autre boulot »… J’étais frustrée. Au fond, je fais du reportage parce que j’ai une curiosité pour le réel, pour les histoires du réel. J’ai envie de comprendre comment fonctionnent les sociétés. En fait, je faisais de la socio sans le savoir. Voir vraiment comment Yasmine bossait sur le terrain, c’était très enrichissant. Mais avant ça, j’avais déjà le besoin de rechercher des récurrences, replacer en contexte, etc. Alors que j’ai fait un bac technologique en art appliqué puis une école d’art, et que je n’ai jamais eu de sciences humaines dans mon cursus.

Mathieu Péquignot : Alors justement, en ce qui concerne l’objectivité…

Lisa Mandel : Ah alors non, j’suis pas journaliste, moi (rires). Pour moi, l’objectivité, ça n’existe pas. On a toujours un parti-pris.

Mathieu Péquignot : Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Lisa Mandel : C’est… mon expérience, et mes rencontres — une réalité dont j’ai fait les frais. À partir du moment où on raconte quelque chose, on est dans le récit, on donne une structure, c’est orienté. Dans ce cas, on peut essayer d’être honnête, mais on ne pourra pas être 100 % objectif. À partir du moment où il y a de l’affect, je vois pas comment on pourrait faire, il faudrait être un robot. Il faut pas se raconter d’histoires, j’arrive sur mes sujets avec une idéologie, un passé : je viens d’une famille de militants, etc. Et d’ailleurs, je ne choisis pas n’importe quel sujet, ça en dit déjà long. Le tout, c’est d’accepter de raconter ce qu’on voit, et de le retranscrire sans le dénaturer. J’adopte toujours le point de vue de mes interlocuteurs, même quand je ne suis pas d’accord. Par exemple dans Calais, le CRS, j’ai inclus exactement ce qu’il disait. J’ai aussi essayé d’interroger les anti-migrants, là-bas, mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est beaucoup plus difficile que l’inverse. Et j’adorerais faire un livre sur la fachosphère, à cœur ouvert et non pas un truc d’arnaque — c’est pas mon métier, de ridiculiser les gens. Mon but, en gros, c’est qu’on puisse dire à la fin de la lecture : « il y a un parti-pris, mais ça ne triche pas ».

Mathieu Péquignot : Au sujet de l’engagement… On peut voir à travers tes différents travaux que la question LGBT est souvent abordée…

Lisa Mandel : Oui, même si dans mes bandes dessinées, la question féministe et LGBTI n’a jamais été centrale. J’ai intégré cette thématique dans certaines, comme par exemple dans Princesse aime princesse (2008) ou Super rainbow (2016), mais l’homosexualité n’y est pas le sujet en soi, c’est simplement une composante du récit, parce que j’y mets forcément de ce que je suis. Bien entendu j’ai envie de faire quelque chose de plus explicitement « pour la cause » dans l’avenir. On a ce projet avec une amie journaliste, pour l’année prochaine. Parce que si nous, lesbiennes et gays, on attend que d’autres s’expriment à notre place, on n’a pas fini d’attendre, hein…

[Entretien réalisé à Marseille, le 3 juillet 2018.]

Entretien par en septembre 2018