Loo Hui Phang

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L'année dernière, Loo Hui Phang avait marqué les esprits avec deux collaborations tout en nuances: L'odeur des garçons affamés avec Frederik Peeters, et Nuages et pluie avec Philippe Dupuy. Elle était également à l'honneur au dernier Festival d'Angoulême, pour une exposition qu'elle-même avait voulue "synoptique". Rêve, utopie, désir, ambiguïté, corps-paysage -- autant de thèmes venant baliser le parcours de cette auteure, de son Laos natal aux plaines du Far-West.

Xavier Guilbert : En préparant cet entretien, l’une des premières questions que me soit venue, c’est — pourquoi la bande dessinée ? Tu as une activité très pluridisciplinaire, tu fais de la photographie, des courts-métrages, tu écris… tu as d’ailleurs commencé par les livres pour enfants, avec Jean-Pierre Duffour.

Loo Hui Phang : Pourquoi la bande dessinée ? Il y a l’avantage de l’immédiateté en bande dessinée. Quand on prépare un spectacle, ça prend deux ans. Quand on prépare un film, ça peut prendre encore beaucoup plus de temps, et ça peut ne jamais se faire — pareil pour le spectacle. Le scénario de bande dessinée, on est seule aux commandes, et on est à peu près sûr de pouvoir aller jusqu’au bout, on est sûr de trouver quelqu’un pour dessiner, et même d’avoir envie de travailler avec lui. Ce sont des projets qui sont… oui, plus sûr en termes de réalisation. Et puis aussi, c’est un espace plus calme, c’est un espace solitaire. Il y a un phénomène d’immersion qui est extrêmement agréable. Qui moi, ne me suffirait pas complètement — je ne pourrais pas ne faire que ça, j’ai besoin aussi de travailler dans des projets collectifs, de me nourrir de l’énergie d’autres personnes, et d’être dans d’autres méthodologies de travail aussi, dans d’autres processus de fabrication et de création. Mais l’avantage de la bande dessinée, c’est… c’est d’être quasiment seule aux commandes, et de maîtriser plus de choses en termes de processus.

Xavier Guilbert : Dans ce que tu dis, il y a deux choses qui me surprennent. Tout d’abord la question d’immédiateté, à la fois parce que ta production n’est pas pléthorique, et que j’avais en tête la manière dont tu avais évoqué, lors d’une journée d’études à l’EESI, ton travail sur le livre L’odeur des garçons affamés. Tu disais avoir fait beaucoup de recherches, et qu’ensuite il t’avait fallu tout oublier avant de te mettre écrire. Ce qui implique une forme de gestation qui s’inscrit dans le temps… on est donc loin de cette idée d’immédiateté.

Loo Hui Phang : Oui, c’est vrai. C’est vrai que ça prend du temps. Mais c’est — ce temps-là de préparation se fait en même temps que tout le reste. C’est un ressassement inconscient, c’est un temps qui compte, évidemment, mais ce n’est pas un temps actif. Alors que les temps de préparation des spectacles et tout, ce sont des temps actifs, ce sont des temps conscients. Et le temps conscient de l’écriture n’est pas si long que ça, en fait. Il y a un temps de préparation qui est très long, mais le temps de l’écriture, c’est quelques heures dans la journée, c’est…

Xavier Guilbert : Ce sont donc des projets que tu oublies quotidiennement, qui travaillent en tâche de fond, et puis à un moment, il y a une sorte d’urgence d’écrire, et ça sort d’un coup ?

Loo Hui Phang : Oui, c’est ça. Il y a une gestation, c’est vraiment ça. Duras parlait de ressassement intérieur, et c’est exactement ça. C’est l’histoire qui tourne et qui retourne, qui se mélange à la vie et qui se mélange aux lectures, aux choses que l’on voit, aux films, à plein de choses… il y a des réminiscences, tout cela c’est un travail de l’inconscient qu’il faut laisser faire. Et à un moment-donné, on se sent, on sent que c’est prêt, et qu’il faut que ça sorte, là. Et si tu rates ce moment-là, ça peut ne jamais se reproduire. Le désir peut passer, et l’histoire disparaître.

Xavier Guilbert : Tu parlais aussi d’être seule aux commandes, mais tu es scénariste, ce qui fait que tous tes livres sont des collaborations, et tu n’es donc pas véritablement seule aux commandes. Toujours pour L’odeur des garçons affamés, tu avais parlé de passages où tu avais laissé Frederik Peeters s’emparer de certaines choses, parce que tu disais qu’il saurait mieux le faire (notamment pour les séquences oniriques vers la fin). Il y a donc une forme de lâcher-prise, où tu es certes aux commandes, mais à un moment les choses ne t’appartiennent plus. J’imagine qu’il y a un dialogue et des allers-retours, tu ne donnes pas un script et puis derrière, tu laisses le dessinateur travailler pendant deux ans…

Loo Hui Phang : Euh, normalement non, mais avec Frederik, c’est ce qui s’est passé. Alors : je suis seule aux commandes au moment de l’écriture. Et comme je choisis mes dessinateurs, et que j’écris en fonction d’eux, j’entrevois ce que cela peut donner. Mais en effet, je me méfie de la maîtrise et du contrôle, je n’ai pas envie de tout contrôler, et c’est pour ça que je collabore, aussi. C’est pour qu’il y ait… mais même au moment de l’écriture, il n’y a pas de maîtrise, mais je sais que les choses ne dépendent que de moi, en fait, à ce moment-là. Alors que dans le cinéma ou dans le spectacle, les choses dépendent de tellement d’autres paramètres, notamment du financement… de la diffusion, des choses qui nous échappent totalement. Tandis que là, dans l’écriture du scénario de bande dessinée, les choses sont plus réduites, les paramètres sont plus réduits, et… et ce petit espace-là est plus restreint, et aussi, je ne sais pas, plus propice à une certaine concentration.
Ensuite, oui, un lâcher-prise par rapport au dessinateur. On se parle beaucoup avant, en préparation. On fait une espèce de casting des personnes, en se disant : « ah, quel acteur pourrait jouer ça ? quelle personne pourrait ressembler à ça ? », pour que le dessinateur puisse vraiment incarner le personnage. Ensuite, il y a des propositions qui peuvent être extrêmement surprenantes. Je pensais à Hugues Micol, qui dans Prestige de l’Uniforme, pour un personnage secondaire qui est l’amant de sa femme, une espèce de mec adepte du sadomasochisme, comme ça…

Xavier Guilbert : Captain Deep, c’est ça ?

Loo Hui Phang : Oui, Captain Deep. Moi, j’imaginais un type qui avait vraiment un physique d’acteur porno, très viril, avec un bouc. Et Hugues m’avait proposé Michel Piccoli, jeune. Et je trouvais ça très très bien, je trouvais ça beaucoup plus surprenant et très juste. Je suis ravie d’avoir des surprises, et des choses auxquelles je n’ai pas pensé, mais qui sont tout aussi juste, ou alors encore plus juste que ce que j’imaginais. Avec Frederik, c’est un peu différent : on a beaucoup beaucoup parlé en amont, et ensuite il m’a dit : « tu me fous la paix ; pendant plusieurs mois, je m’enferme dans ma grotte, et je vais turbiner, et je vais revenir avec cinquante pages. » C’est exactement ce qui s’est passé, et moi je n’avais pas le choix que de lui faire confiance. Et au final, c’était — ce que j’ai découvert ressemblait à l’intuition que j’avais, et en même temps, c’était différent. Il y avait lui. Ça, c’est la surprise que je veux avoir à chaque fois : de reconnaître ce que j’ai fais, et de ne pas le reconnaître, de voir aussi la place, l’empreinte du dessinateur à ce moment-là.

Xavier Guilbert : Cela t’est arrivé d’avoir de mauvaises surprises ?

Loo Hui Phang : Non, jamais.

Xavier Guilbert : Des choses qui ne fonctionnaient pas trop…

Loo Hui Phang : Alors, les choses qui ne fonctionnaient pas trop… je me souviens que pour Les enfants pâles, avec Philippe Dupuy, j’avais en tête un type de dessin que j’entrevoyais déjà dans Hanté. Ou dans Une élection américaine, mais beaucoup dans Hanté, mais ce n’était pas encore ça. Je trouvais qu’il avait… je voulais presque une intemporalité, en fait, que je voulais encore plus accentuée dans Les enfants pâles. Je voulais qu’il se défasse de la patte Dupuy-Berbérian — encore plus. Et qu’il avait une certaine manière de dessiner les personnages, surtout les enfants, qui restait encore un peu trop Dupuy-Berbérian. Ils étaient encore un peu trop mignons, ils étaient — voilà, il y avait des traits, comme ça… Je me souviens que je lui avais fait recommencer trois fois le début des Enfants Pâles, et je lui ai plutôt montré des gravures de Gustave Doré…

Xavier Guilbert : Personnellement, ça me fait beaucoup penser à ce que faisait Tenniel, et toute la tradition anglaise de l’illustration du roman à la Dickens. Les thématiques s’en rapprochent aussi…

Loo Hui Phang : Oui, c’est ça. Je voulais plus me rapprocher d’un classicisme (le classicisme, ce n’est pas l’académisme), d’une intemporalité. D’un classicisme au sens de — oui, d’intemporalité. Je lui ai montré aussi des miniatures russes. Voilà, je voulais qu’il se nourrisse d’autre chose que de la bande dessinée, et surtout de la bande dessinée d’où il venait.

Xavier Guilbert : Je remarque que tu as des livres qui sont en marge de la bande dessinée — Les enfants pâles est l’exemple d’un tel livre : formellement, il n’y a pas de bulles, il y a des pavés de texte… Ce n’est pas une critique, bien sûr. Mais il faut quand même le faire accepter par un éditeur qui publie généralement de la bande dessinée qui elle, rentre plutôt dans les cases, pour ainsi dire. Et à ce titre, Prestige de l’uniforme est le seul de tes livres dans lequel j’ai perçu des références à la bande dessinée. Je ne sais pas si c’est Hugues Micol qui en est responsable, mais il y a le masque de Spider-man qui revient, le personnage final fait beaucoup penser à Doc Manhattan (soit une filiation possible du côté des Watchmen). On a là beaucoup plus de références à une culture bande dessinée, alors qu’ailleurs on est plus dans une culture littéraire.

Loo Hui Phang : Alors moi, les premières bandes dessinées que j’ai lues, ce sont les comics américains de Marvel. J’adorais lire Strange et Titan, et j’adorais lire les aventures des X-men et des Nouveaux Mutants. Donc je me suis vraiment nourrie de ça, et quand j’ai fait Prestige de l’uniforme, je voulais ré-explorer cette culture-là et cette mythologie-là, cette mythologie moderne. Et d’arriver à une définition… presque primale de ce qu’est la mythologie : c’est une cristallisation d’un monde, c’est une allégorie, une traduction allégorique du monde existant. Et je me suis dis : bon, les X-men ont cristallisé les inquiétudes de l’Amérique des années 1960-1970, il y a une portée politique très forte dans les X-men surtout durant les années 1970. Je me suis dit : qu’est-ce que ça pourrait donner maintenant, dans le monde des années 2000 ? Qu’est-ce qu’on pourrait en dire, et qu’est-ce que c’est que ce mythe du héros, qu’est-ce qu’il est devenu, et qu’est-ce que ça signifie dans notre société, maintenant ? Tout cela, en reprenant des codes des histoires de super-héros. Il y a vraiment un schéma-type, récurrent, qui fait partie de cette mythologie-là, et que j’ai repris point par point dans Prestige de l’uniforme. Donc cette imagerie-là, elle vient de moi.
Ensuite, il se trouve que Hugues, je l’ai choisi sans savoir que ses idoles sont Jack Kirby, Ditko, tout ça. Donc ça résonnait très fort en lui aussi. Mais ce qui était intéressant dans notre collaboration, c’est que tous les deux, on adore cette culture-là, les super-héros, mais on l’a transformée à notre manière. Transformé cette mythologie-là à ma manière, et lui a transformé ce dessin-là, qu’il adore, à sa manière à lui.

Xavier Guilbert : C’est pour cela aussi que tu portes un tel intérêt au Far-West ? Parce que c’est un autre type de mythologie que tu revisiterais ? Avec Billy the Kid, une installation à la Ferme du Buisson, et puis bien sûr L’odeur des garçons affamés.

Loo Hui Phang : Oui, mais je crois que j’ai une fascination pour l’Amérique. C’est lié à l’exil, c’est une terre à la fois de natifs, les indiens, et une terre d’exilés. Et ces deux thèmes-là, ce sont les thèmes de ma vie, en fait. Toujours savoir de quel bord on est — est-ce qu’on est du côté de l’étranger ? qui est l’étranger là-dedans ? Est-ce que ce sont les natifs, ou est-ce que ce sont les exilés, les colons ? Et moi, c’est ma grande question, aussi. J’adore les mythologies, ce sont des choses qui me passionnent depuis l’enfance. Mes contes à moi, que je lisais, c’était la mythologie grecque. Ce sont des histoires qui parlent de l’humain, de l’humain dans son essence, qui réinterprètent sous forme d’histoires des péripéties universelles. Ça raconte l’histoire universelle de l’humanité, et je trouve que dans les histoires de super-héros, dans le Western, il y a des mythes fondateurs. Qui sont non seulement ceux de l’Amérique, mais de l’humanité toute entière. C’est pour cela que ça me fascine.

Xavier Guilbert : J’avais noté aussi le rapport à l’Asie, qui semble naturel vu tes origines. Même si, en revenant sur ta bibliographie, la première Asie à laquelle tu fais référence dans Panorama, c’est le Japon, et non pas le Laos. Et ce n’est que dans Nuages et pluie que tu évoques Savanaketh, c’est ça ?

Loo Hui Phang : Oui, c’est la ville où je suis née.

Xavier Guilbert : Il y a donc une sorte de parcours — un parcours nécessaire pour pouvoir évoquer ces sujets ?

Loo Hui Phang : A l’époque de Panorama, j’étais dans ma période Edogawa Rampô et littérature japonaise. Les histoires d’Edogawa Rampô me fascinent… et j’ai fait un mix entre Edogawa Rampô, David Lynch, Daniel Clowes… et les Ozu. Le Japon est venu comme ça. Ensuite, à travers le Japon, oui, je parle de l’Asie en général, et du rapport de l’Asie à l’Occident. Et toujours de cette histoire d’étrangeté et d’étranger, et de savoir — c’est vraiment sur le fil de la frontière, de quel côté on se place ? On est l’un et l’autre, des fois juste vraiment au milieu des deux, c’est un mouvement et une interrogation qui sont toujours là.
Et ensuite, arriver à Nuages et pluie et au Laos, et au cœur-même de mes origines… tout ça se mélange à la famille. Dans Panorama et dans Nuages et pluie, c’est une histoire de famille, à chaque fois, une famille tentaculaire. C’est lié à mon histoire familiale, et à ma perception de mon histoire familiale.

Xavier Guilbert : Il y a aussi souvent l’idée d’un rôle que l’on aurait à tenir, en particulier par rapport à la famille. C’est très présent dans J’ai tué Géronimo, avec cette histoire de faux-semblants. Il y aussi bien sûr le thème de l’ambiguïté sexuelle qui se retrouve dans ton exposition, mais cette question d’identité est très au cœur des questionnements que l’on retrouve dans tes livres.

Loo Hui Phang : Oui, alors… je parlerais plutôt des identités que de l’identité. On n’a pas une identité, on en a plusieurs, et puis en plus, quand on a une identité, elle change tout le temps, on n’arrête pas de se redéfinir en fin de compte, et d’être traversé par des mouvements et des énergies différentes. On est très changeant. Donc c’est un questionnement sans fin, en fait : on essaye de se définir, et à partir du moment où on croit trouver une définition, elle change déjà, puisque l’on est déjà quelqu’un d’autre.
Sur l’ambiguïté sexuelle, il y a deux choses : il y a la question de l’identité, et il y a la question du désir. Et il y a la question de la représentation, aussi, puisque dans ma manière de traiter de l’ambiguïté sexuelle, il y a une question de travestissement : les hommes se déguisent en femmes, les femmes se déguisent en hommes. Il y a toujours une histoire de frontière, aussi, et où on se place par rapport à ça.

Xavier Guilbert : C’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans Une élection américaine, de manière très littérale, avec ces drag queens près de la frontière…

Loo Hui Phang : Oui, oui, tout est rassemblé là. (sourire) Sur l’ambiguïté sexuelle, tout simplement, je pense que dans mon éducation très stricte, traditionnelle, chinoise, la sexualité est absolument non-dite, réprimée, etc. Et que moi, pour vivre les choses normalement, comme tout adolescent en France, en Occident, il a fallu se cacher. Et donc, j’ai toujours eu l’impression d’avoir vécu les débuts de ma sexualité comme un jeune homosexuel dans une famille française.

Xavier Guilbert : J’avais lu dans un entretien que ta mère te cachait les yeux lorsqu’il y avait certaines scènes dans les films à la télévision…

Loo Hui Phang : Oui, et ça c’est très instructif sur la question de la représentation. Je crois que cela a été le début de ce questionnement-là. Mes parents me laissaient regarder les films, le soir, même des films pour adultes, mais ils ne savaient pas ce que le cinéma français leur réservait, ou la télévision française. Il y avait des scènes d’amour, des scènes un peu dénudées, ça les choquait beaucoup, ils n’étaient pas du tout préparés à ça. Et donc ils ne m’envoyaient pas dans ma chambre, mais ils me mettaient la main devant les yeux. Ce qui fait que j’ai découvert la notion d’ellipse comme ça. Quand je raccrochais les wagons, lorsque la main se levait et que je pouvais voir le reste du film, je pouvais constater si je comprenais le reste de l’histoire ou pas. Si j’arrivais à comprendre le reste de l’histoire, c’est que la scène était totalement accessoire, et donc que le sexe, la représentation du sexe à ce moment-là, était accessoire. Et si je ne comprenais pas, c’est que quelque chose se jouait dans cette scène-là que j’avais ratée. Je trouvais que cette solution-là était beaucoup plus intéressante, et quand j’ai écrit Panorama, peut-être qu’il y avait une histoire de revanche là-dedans, mais je me disais : je ne veux pas que les scènes de sexe puissent être censurées. On ne peut pas les couper.

Xavier Guilbert : Il y a beaucoup d’ellipses dans Panorama, jusqu’à la conclusion qui est très japonaise, avec beaucoup de non-dit et de choses qui sont suggérées sans être affirmées.

Loo Hui Phang : Oui, mais il y a pas mal de scènes de sexe, mais où justement, quelque chose se joue. Si on les coupe, on ne comprend pas grand-chose, en fin de compte. En fait, dans toutes mes histoires, c’est comme ça : que les scènes de désir, de sexe, elles ne puissent pas être coupées. Parce que je ne veux pas que la sexualité, la représentation de la sexualité soit juste un ornement, soit juste quelque chose de… je dirais, qui servirait de lubrifiant à l’histoire. Je trouve que cela vaut beaucoup mieux que ça, et qu’il y a beaucoup de choses à dire sur ça. Sur le rapport au désir, il y a beaucoup de choses qui se jouent, et des choses dramaturgiquement, émotionnellement, qui sont importantes.

Xavier Guilbert : Tu parlais tout à l’heure de l’importance du choix d’un dessinateur, et de facto, c’est un dessinateur de manière systématique. Dans des récits qui parlent de désir, le fait d’être un binôme homme-femme a-t’il une importance pour toi ? Ou est-ce juste le hasard qui fait les choses ?

Loo Hui Phang : Euh… il se trouve que jusqu’à maintenant, les gens avec qui j’avais envie de travailler, les dessins qui m’attiraient, étaient des dessins faits par des hommes. Mais je pourrais très bien travailler avec une femme. Mais je pense que sur la question du désir, en effet, ce serait différent. Parce que… je pense que quelque part, ce n’est pas anodin de travailler avec des hommes sur cette question du désir. Il y a une histoire d’interprétation et de vécu, et de raconter la chose de quel côté on se place. Parce qu’on a beau dire, et moi en premier, que je m’en fous de savoir si je suis une femme ou un homme, quand même, biologiquement il y a des choses que l’on ne peut pas renier, et il y des choses que — voilà, je suis quand même une femme, biologiquement, même si intérieurement, c’est plus complexe que ça. Le fait que ce soit dessiné par des hommes qui ont un vécu différent du mien ajoute quelque chose à l’interprétation graphique de ce rapport-là au désir.

Xavier Guilbert : Tu parlais de représentation, il y a ce que tu leur donnes et la manière dont ils le représentent, ce qui introduit déjà une part d’interprétation. Mais cela me renvoie aussi à ce que tu disais sur le fait d’avoir plusieurs identités — est-ce que tu ne sens pas aussi le besoin de changer de collaborateur pour justement ne pas toujours donner à voir la même facette de toi ?

Loo Hui Phang : Oui, mais parce que chaque personne et chaque dessin suscite un intérêt différent. Une excitation et un désir d’histoire différents. Je regarde ce que fait Hugues Micol, cela ne va pas m’inspirer la même chose que Cédric Manche. Je n’aurais pas du tout le même genre d’envie d’histoire. C’est intéressant de travailler avec plusieurs pour pouvoir raconter, explorer des territoires différents.

Xavier Guilbert : Puisque tu parles de Cédric, Panorama et J’ai tué Géronimo étaient annoncés comme faisant partie d’une trilogie, et tu indiques sur ton site que le troisième est en préparation. En relisant les deux livres l’un à la suite de l’autre, on y trouve un vrai jeu littéraire entre les deux, avec des échos, des situations qui reviennent mais organisées différemment, et je suis très curieux de voir comment le troisième va s’intégrer avec les deux autres. D’autant plus qu’on a un personnage principal masculin auquel répond un personnage féminin, avec le rapport au Japon qui pour l’un est l’endroit où il vit, et pour l’autre un endroit d’aspiration…

Loo Hui Phang : C’est le scénario le plus compliqué que j’ai eu à écrire, et je n’ai pas fini, j’en suis aux quatre-cinquièmes. C’est très compliqué, parce que oui, il y a un jeu de déconstruction-reconstruction. Quand on le fait en deux, avec deux éléments, ça va encore, mais le troisième… c’est comme créer une symétrie à trois éléments. Donc où se situe le troisième ? Le troisième va se situer au milieu, et en fait, c’est le miroir, c’est la tranche du miroir. Donc il y a un jeu de reflets qui est quasiment mathématique, et je trace vraiment des plans, des plans de l’histoire, des plans de la narration, pour voir où se situent les croisements, et pour retrouver une logique interne qu’il faut que je cache dans le récit. C’est-à-dire qu’il ne faut pas qu’on sente la contrainte de tout cela. Et c’est la chose la plus difficile, parce qu’en fin de compte, tracer des plans, qui est presque un truc technique d’architecte… ensuite, arriver à une souplesse et à une fluidité du récit tout en conservant cette structure qui est très contraignante, ce n’est pas facile. Avec cette complexité que je dois résoudre.

Xavier Guilbert : On est très loin de l’immédiateté, là.

Loo Hui Phang : Oui, on est est très loin de l’immédiateté, mais quand je parle d’immédiateté, c’est un truc de… c’est un truc de connexion immédiate, aussi, avec moi. Que je dois trouver dans l’écriture, et surtout dans l’écriture de bande dessinée, ou l’écriture romanesque, il y a un truc de connexion directe qui doit se faire, même si, et c’est pour cela qu’il faut oublier toute la préparation, qu’il faut oublier la documentation et tout ça, et qu’il faut arriver à un geste, vraiment, un geste qui soit le plus simple possible, et le plus juste.

Xavier Guilbert : Nous discutions tout à l’heure de la difficulté de monter une exposition quand on est scénariste, d’autant plus à Angoulême, où l’on attend de voir des planches. Il y a donc une côté assez paradoxal de montrer son travail qui finalement s’efface, puisque les gens viennent regarder avant tout les dessins. Sans compter qu’il est difficile de lire quelque chose qui est accroché au mur. Tu as fait un choix d’une approche synoptique, en regroupant par thèmes : désir, rêve, utopie, corps-paysage, ambiguïté sexuelle. L’exposition commence avec le rocher, sur lequel tu as invité les gens avec qui tu as collaboré…

Loo Hui Phang : Pas tous. Il y a Zep, Florence Cestac, Simon Roussin…

Xavier Guilbert : Ce sont des gens avec qui tu aimerais travailler ? Ou avec qui tu as l’impression d’être en dialogue, d’une certaine manière ?

Loo Hui Phang : Ce sont des gens que j’aime beaucoup en tant que personne… que je ne connais pas forcément très bien, mais avec qui j’ai un bon feeling, et que j’avais envie d’inviter à dessiner sur ce rocher. Ce qui moi, m’émoustille, c’est le mélange de génération, mélange de style, de faire dessiner Simon Roussin à côté de Florence Cestac, je trouve ça très bien. Et puis il n’y a pas de chapelle, pas de chapelle entre la bande dessinée grand public et la bande dessinée plus pointue. Tout cohabite, et c’est bien. Et j’aime l’idée de tout mélanger sur ce rocher.

Xavier Guilbert : Et quand on contourne ce rocher, derrière, il y a ce que tu appelles la forêt. Ce qui m’a marqué à ce moment-là (j’ai eu la chance de la visiter alors qu’il n’y avait personne), c’est la bande-son. Je suis arrivé par hasard au moment où il y a un cœur qui bat, j’y suis repassé ensuite et il y avait quelque chose de plus industriel. Ça m’a évoqué une sorte de machine humaine au travail, comme un voyage intérieur, et une invitation à aller dans quelque chose qui ressortait de l’intime. Ensuite, la thématique du corps est présente dans l’exposition, mais il y a quand même ce lieu qui est très fort et très personnel…

Loo Hui Phang : Oui. Alors, la bande-son a été réalisée par deux étudiants de l’Ecole de l’Image, qui m’ont proposé, comme ça, un patchwork de plusieurs choses qu’ils avaient ressenties dans mon travail. Je la trouve extrêmement juste. Moi, j’ai juste écouté à la fin, en faisant faire de petits réajustements, mais eux ont eu une très bonne interprétation de tout ça. Au départ, on s’était dit que oui, ce serait bien de mélanger des bruits organiques et des riffs de guitare et des paroles… de créer une espèce de grand magma mental, comme ça. En fait, le but de l’exposition, c’est de créer un espace immersif, pour faire ressentir au visiteur un peu l’état dans lequel je suis quand j’écris. Je n’avais pas envie d’expliquer, techniquement, comment je travaillais en tant que scénariste. Parce que cela aurait donné lieu à… à une exposition très technique et très didactique, avec beaucoup de texte et… et je n’avais pas envie de ça, parce que je n’aime pas tellement ça dans les expositions, j’avoue. J’aime bien regarder les œuvres en groupe. Et puis me plonger plus intellectuellement dans les choses par après. J’aime bien avoir une approche plus physique et sensorielle des choses, quoi. Et je voulais créer cette impression-là. Donc la bande-son joue pour beaucoup dans cette immersion, oui.

Xavier Guilbert : Ca m’a beaucoup renvoyé à la Chute de la Maison Usher (collaboration avec Ludovic Debeurme, chez qui le désir tient aussi une place particulière), qui là aussi, a une bande-son assez présente. Tu as travaillé encore avec BlexBolex sur la Ferme des Animaux. Tu as aussi travaillé avec Rodolphe Burger… C’est important pour toi d’amener ces gens-là ? C’est toujours toi qui inities le projet ? Ou y-a-t’il des collaborations qui viennent d’ailleurs ?

Loo Hui Phang : Non, en fait, c’est moi qui choisis mes collaborateurs.

Xavier Guilbert : Il y a là une part de contrôle, non ?

Loo Hui Phang : Je ne sais pas si c’est du contrôle, mais on ne peut pas m’imposer des choses. Je n’arrive pas à faire des choses qui ne me correspondent pas. C’est pour ça que je n’arrive pas à travailler à la commande. Il faut que ça vienne de moi, aussi. Mais c’est pour ça que je n’arrive pas vraiment à me définir comme scénariste, parce que je n’ai pas cette technicité, cette capacité à m’adapter à tout et à tout le monde. Je ne suis pas… je suis adaptable à différentes disciplines, mais il faut que je puisse choisir avec qui je travaille et ce que je vais faire. J’ai essayé de travailler dans le dessin animé, pour la télévision, écrire des épisodes. Dans l’idée, ça m’amusait, mais en fin de compte, le faire ne m’amusait pas du tout. Ces contraintes — je n’y arrive pas. Je ne peux faire que ce que je sais faire.

Xavier Guilbert : En bande dessinée, niveau pagination, en dehors de Prestige de l’Uniforme qui était plus ou moins dans une collection, tu es plutôt libre, j’ai l’impression…

Loo Hui Phang : Mais même pour Prestige de l’Uniforme, on ne m’a pas donné de pagination particulière. La seule pagination un peu plus précise, c’était L’Art du Chevalement. J’aurais bien fait vingt ou trente pages de plus, sur cette histoire.

Xavier Guilbert : C’est d’ailleurs le bouquin qui se rapproche le plus d’un travail de commande, je dirais.

Loo Hui Phang : C’est une semi-commande, oui.

Xavier Guilbert : C’était une invitation qui était donnée par le Louvre à des auteurs…

Loo Hui Phang : Oui. Mais on a choisi l’endroit, on a choisi le Louvre-Lens et pas le Louvre-Paris. Oui… J’aime être libre. C’est plus une question de liberté que de contrôle, en fait.

Xavier Guilbert : D’ailleurs, le désir constitue la première partie de ton exposition. De plus, si on met de côté le corps-payasage, le désir est présent partout ailleurs.

Loo Hui Phang : Oui, mais le désir, c’est la création. La création, c’est du désir, c’est de l’énergie. On peut définir le terme de « désir » aussi de manière énergétique. Une énergie, qui se réveille pour quelque chose, et que l’on doit concrétiser, réaliser d’une manière ou d’une autre. La création, c’est ça, c’est la traduction de ce désir à travers des histoires, des livres, des spectacles…

Xavier Guilbert : Les notions que tu donnes dans l’exposition sont des notions qui sont proches, mais entre lesquelles il y a des nuances très importantes. Entre rêve et utopie — cela arrive que l’on utilise l’un pour l’autre. Quand tu parles de corps-paysage puis d’ambiguïté sexuelle, à nouveau, on est sur des idées proches, qui sont comme des cordes qui vibreraient côte à côte, tout en étant distantes.

Loo Hui Phang : Oui, c’est pour ça que j’ai fait la fiche comme une espèce de cartographie. Comme une cartographie météorologique ou géographique, avec des courants. Il y a des thèmes principaux, et des sous-thèmes qui sont des mélanges de deux choses. Corps-paysage, c’est le mélange du désir et du paysage. Voilà, ce sont des choses qui peuvent être voisines, mais qui ne sont pas tout-à-fait pareilles. L’utopie et le rêve, ce n’est pas pareil. Quand je parle de rêve, c’est en termes de monde invisible, d’inconscient, de fantastique. L’utopie, quand j’en parle, c’est quelque chose de plus concret, c’est la concrétisation de — de thèses, de visions du monde, de théories. Puis le corps-paysage, c’est un mélange de beaucoup de choses. C’est un mélange de l’inconscient, de la matérialité du corps, de désir, de cette notion d’exil, de cette notion de frontière, aussi. Mais oui, c’était intéressant de faire cette exposition pour ça, pour radiographier à un moment-donné ce que j’écris, et ce que j’écris est un peu la photographie de mon inconscient à un moment-donné.

Xavier Guilbert : Est-ce que cela t’a fait découvrir des choses ? As-tu été surprise ? Est-ce que cela t’a fait revenir sur des choses que tu avais oubliées ?

Loo Hui Phang : Cela a précisé des choses. (un silence) Cela a précisé des choses sur cette architecture intérieur de l’organisation des thèmes. D’où venaient certains thèmes, de quoi ils étaient faits… Le truc que j’ai compris avec cette exposition, c’est que cette obsession de la déterritorialisation et de faire bouger les genres et les frontières vient de l’exil, de l’exil que j’ai vécu quand j’avais un an, quand j’ai quitté le Laos pour la France, et qui a créé un mouvement perpétuel. C’est la chose que je reproduis tout le temps, dans mon travail. De s’exiler d’un genre pour aller vers autre chose, de s’exiler d’une discipline pour aller vers autre chose… et de faire circuler tout ça.

Xavier Guilbert : Il n’y a pas quelque chose d’un peu inquiétant, pour un créateur, de se pencher comme ça sur les moteurs ou les modalités de sa création ? Comme si venir à comprendre comment cela fonctionne pourrait casser quelque chose… comme si tu démontais une montre, et qu’ensuite tu ne sais plus l’assembler à nouveau.

Loo Hui Phang : Oui, ça peut se comprendre, mais moi, j’ai envie de comprendre. En ce qui me concerne, je n’ai pas l’impression que ça casserait ma machine. Les choses fonctionneraient quand même. Il y a quand même un mystère qui subsiste, même si on comprend certaines choses. Non, ce qui me faisait un peu flipper, c’est le truc de la rétrospective. Je ne voulais pas tomber dans ce truc-là. Quand Stéphane Beaujean m’a dit « on va faire une expo sur ton travail’, je n’avais pas du tout envie que ça explique, que ce soit didactique, qu’on soit dans un truc académique et classique. Et puis aussi, j’avais peur de m’ennuyer à faire cette exposition, à parler de moi tout le temps. C’est pour ça que j’ai demandé à faire une collaboration avec les étudiants de l’EESI, faire entrer d’autres énergies, d’une autre génération, des gens qui venaient d’ailleurs, qui n’avaient pas forcément beaucoup lu de bande dessinée, et amener des regards neufs sur la question. J’avais envie de m’amuser à faire autre chose que de la bande dessinée aussi, de faire des installations, pour dire que la bande dessinée peut et doit se nourrir de ces choses-là aussi. Et que tout ça peut s’accoupler et fusionner et créer d’autres formes. Le rocher sur lequel vont dessiner les auteurs, c’est ça : c’est à la fois une pièce d’installation, une pièce d’art contemporain qu’on a faite, sur laquelle on va faire de la bande dessinée. On va essayer. Tout ça, ce sont des histoires d’expériences. Et je voulais que cette exposition soit une expérience.

Xavier Guilbert : Est-ce que tu dessines ?

Loo Hui Phang : Je dessine pour moi. Mais je ne montre pas, parce que c’est très mauvais. C’est pas bon, c’est pas bon. Je sais de quoi je parle, j’aime le dessin, je sais regarder les dessins, et ça me navre, à chaque fois, de constater… parce que j’aimerais beaucoup bien dessiner, mais je n’ai pas de talent pour ça.

Xavier Guilbert : Penses-tu que si tu savais bien dessiner, tu te lancerais en solo ? Ou est-ce que tu rechercherais des énergies ailleurs, comme tu viens de le dire pour l’exposition ? Je me pose aussi la question de savoir s’il n’y a pas aussi une forme de protection qui en découlerait, de ne pas se révéler complètement, parce qu’il y a toujours une part de l’autre qui brouille un petit peu les cartes…

Loo Hui Phang : Mais moi, je me révèle plus dans le travestissement que dans la mise à nu la plus explicite. C’est pour ça que l’autobiographie, je n’y arrive pas. Je serais plus tentée de me protéger dans un truc d’autobiographie, et de me retrouver, je ne sais pas, un peu coincée par une pudeur, alors que dans la fiction et dans la collaboration et ces choses-là, du fait de ce travestissement-là, je me lache beaucoup plus. Et je dis beaucoup de choses, énormément de choses sur moi. Et puis je pratique des choses toute seule, aussi : je fais des films, qui sont des petites formes. Ce ne sont pas des grands films, ce ne sont pas des long-métrages, mais ce sont des terrains de jeu, pour moi, des petits laboratoires.

Xavier Guilbert : Tu photographies, aussi.

Loo Hui Phang : Je photographie, oui. Mais là, en ce moment, les films m’intéressent beaucoup. J’ai ma caméra, je suis seule, et je fais ce que je veux. J’utilise la caméra comme un stylo. Comme disait Dziga Vertov (la caméra-stylo, le cinéma russe du début du XXe siècle), c’est ça : écrire avec des images. Et là oui, il n’est pas du tout question de collaboration.

Xavier Guilbert : C’est quelque chose qui nourrit ensuite ton activité dans les collaborations ?

Loo Hui Phang : Oui. Tout se nourrit.

Xavier Guilbert : Tu as besoin de ce balancement entre les deux ? Ou y-a-t’il des moments où tu te dis que tu vas faire « de la collaboration tout azimut », et d’autres où tu aurais besoin de te ressourcer…

Loo Hui Phang : J’ai besoin de tout en même temps, en fait. J’ai besoin d’avoir des moments en solitaire, où je suis seule et je laisse venir les choses, et des moments où j’ai vraiment besoin d’être au contact des autres, et de voir les autres travailler, et de sentir vraiment leur énergie de création. Comme des réactions chimiques. Vraiment, être en contact chimiquement avec les autres.

Xavier Guilbert : Je posais la question parce que 2016 a été une année « faste » avec deux livres qui sont sortis. Qu’est-ce qui se présente à toi pour 2017 ?

Loo Hui Phang : 2017 va être assez remplie, aussi.

Xavier Guilbert : Ça commence bien, déjà.

Loo Hui Phang : Oui, ça commence très bien. J’ai des projets de culture. Je suis en train de terminer ce troisième volet avec Cédric Manche ; je vais commencer un nouveau scénario de bande dessinée ; je prépare un spectacle pour Taïwan, je prépare le spectacle de Pulp 2018, qui est l’adaptation de Trois Ombres, de Cyril Pedrosa, avec Cyril Pedrosa et Bertrand Belin à la musique. J’ai plusieurs pièces de théâtre et de spectacles en cours, des projets de films, aussi. Voilà. De quoi m’amuser en 2017.

Xavier Guilbert : Toujours animée par le désir et par l’envie.

Loo Hui Phang : Oui, toujours, oui. Il faut. (une pause) Par rapport à l’écriture et à la création… il y a plein de choses à dire. Des choses que je comprends de mieux en mieux, en fait. Sur le processus créatif. Sur cette histoire de circulation d’énergie, et de corrélation avec la vie, aussi. En ce qui me concerne, je dois être dans la vie comme je suis dans l’écriture. Et vice versa. Pour moi (après, ça peut ne pas marcher pour les autres), mais pour moi, cette intégrité-là, elle est indispensable. Je ne peux pas mentir, dans l’écriture, et faire semblant d’être quelqu’un d’autre…

Xavier Guilbert : C’est amusant que tu dises ça, parce que tout-à-l’heure tu parlais d’un travestissement qui te donnait une liberté. Et là tu dis en quelque sorte : « il y a un travestissement au départ, mais ensuite, la sincérité est obligatoire. »

Loo Hui Phang : Mais pour moi, le travestissement est — c’est un paradoxe intéressant : le travestissement est sincère. Et il dit beaucoup de choses. Je pense que les mensonges disent autant de choses que les aveux. Parce qu’en fin de compte, un mensonge, c’est quelque chose pour cacher une vérité profonde qu’on n’a pas envie de révéler. Mais ce mensonge-là est une invention, c’est une fiction qu’on tricote, pour cacher. Mais comme c’est une invention que l’on fait soi-même, c’est une fiction que l’on fait soi-même, elle est aussi révélatrice de quelque chose. Elle raconte quelque chose elle-même. Il faut juste savoir que c’est un mensonge, et ne pas le prendre comme tel, mais comme une autre révélation, dans un autre niveau. Le tout, c’est de savoir où on est, quand on fait ça. Quand on se travestit, on sait qu’on se travestit. On sait qu’on est dans la mise en scène, on est conscient de cette mise en scène, et on la choisit. Et c’est ça qui est intéressant. C’est le fait de choisir et de ne pas choisir. Tout cela est fait de paradoxes assez fascinants.

Xavier Guilbert : Tu parlais de choisir de se travestir, et puis il y a un lâcher-prise.

Loo Hui Phang : Oui, parce que tout cela crée des tentions, et que la création vient de cette tension-là aussi. Je parle de désir et de liberté, mais aussi de contrainte. Et les contraintes sont génératrices aussi d’inventivité. On est obligé d’inventer pour contourner l’obstacle. C’est le mariage des contraires qui crée les choses. Si tout allait dans le même sens, si tout allait dans le même flux, tout partirait, en fait, tout s’enfuirait. Il faut créer des courants contraires pour générer des choses.

Xavier Guilbert : Et en cela, la collaboration est intéressante, parce qu’il y a forcément quelque chose qui peut résister ou répondre… ou te mettre en tension aussi.

Loo Hui Phang : Exactement, on se retrouve face à quelqu’un d’autre, et c’est la rencontre de l’autre. C’est la rencontre d’un autre contours, d’une autre frontière, de tas d’autres choses différentes qui créent des tensions, mais des tensions au sens d’énergie — pas des tensions négatives. Et oui, c’est ça. Le tout, c’est le désir, c’est le mouvement, et c’est l’obstacle. Mais ça, c’est la définition de l’histoire, c’est la définition du récit. Du cinéma universel du récit.

[Entretien réalisé le 26 janvier 2017, durant le Festival d’Angoulême.]

Entretien par en mars 2017