Lucas Nine

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Il est difficile de présenter Lucas Nine sans évoquer son père, Carlos Nine. Bien que l’influence de ce dernier se ressente dans les travaux de son fils, Lucas Nine a choisi sa propre voie graphique ainsi que l’exploration de formats de publication nouveaux qui correspondent au contexte éditorial dans lequel il a commencé à publier ses œuvres. Illustrateur, auteur de bande dessinée, ainsi que dessinateur d’animation ses livres sont plus connus en Europe qu’en Argentine. Il a notamment publié Dingo Romero et Thé de noix chez Les Rêveurs et a participé à la réalisation d’Ánima Buenos Aires, ensemble de courts-métrages d’animation, projeté au festival d’Annecy en juin dernier.

Claire Latxague : Devenir dessinateur te semblait-il évident lorsque tu voyais ton père dessiner ?

Lucas Nine : Oui, voir mon père en train de dessiner m’a forcément influencé. Je ne pouvais pas m’empêcher de le voir comme un magicien qui fait sans cesse apparaître de nouvelles choses de son chapeau. Il y a quelque chose de magique dans le dessin, non ? Et les enfants y sont particulièrement sensibles — pas seulement les enfants de dessinateurs — ils ont une sensibilité particulière que les adultes n’ont plus vraiment. Alors, si à cet âge-là on assiste à la puissance créatrice d’une personne en train d’inventer quelque chose à partir de rien, c’est décisif.
Et l’autre grande influence, le grand déclencheur c’est aussi le contact avec la bibliothèque de mon père. Les livres qui l’ont formé mais aussi ceux qu’il a rassemblés pour composer sa bibliothèque, dans une sorte de cycle. En tant que dessinateur, j’ai moi-même créé à travers les livres qu’il a sélectionnés et qui m’ont forgé à leur tour. Il avait fait une sélection personnelle de gens que j’ai d’abord découverts étant enfant et que j’ai redécouverts une fois adulte. Enfant, tu es tellement perméable que ce genre de stimulus te marque profondément.

Claire Latxague : Ton père te donnait-il des conseils sur la façon d’envisager le métier ou la technique du dessin ?

Lucas Nine : Non, il ne m’a jamais donné de conseil concret, sauf de façon très ponctuelle quand je lui demandais comment résoudre une question très technique. Néanmoins, son influence est très forte. En fait, il faudrait plutôt se demander quand est-ce qu’il ne m’influence pas ! Pour moi, il incarnait le dessin. Il est toujours difficile de savoir où débute ma volonté de me voir comme dessinateur et jusqu’à quel point je suis conditionné. Je manque de recul pour répondre.
Et stylistiquement, son influence est également présente dès mon entrée dans le dessin. J’ai pris des tas de réflexes, comme on adopte une façon de parler, de se tenir ou de bouger. Après, je suis entré dans un processus de détachement conscient. Je ne peux pas contrôler où se trouvent les éléments qui m’influencent mais je peux décider desquels me détacher, ce que je laisse, ce qui ne m’intéresse vraiment pas. Il a ce talent particulier, c’est un virtuose du dessin qui a plein d’habiletés différentes. Certaines ne me servent pas pour faire ce qui m’intéresse. Par exemple, son habileté pour intégrer des textures de la réalité. Moi, je suis plus graphique, je ne suis pas peintre, je synthétise.

Claire Latxague : As-tu une formation académique ?

Lucas Nine : Oui, j’ai étudié un magistère en arts plastiques mais je n’ai pas obtenu le diplôme d’enseignant, ce qu’en revanche ont fait mon frère Santiago et ma sœur María — le benjamin, Tomás, est musicien, mais il dessinait aussi très bien étant enfant.

Claire Latxague : Où sont parues tes premières histoires ?

Lucas Nine : J’ai publié quelques trucs dans la vieille Fierro, au début des années ’90. C’était assez curieux parce que j’étais très jeune et j’étais encore en train de me chercher, je n’y connaissais pas grand chose. Ils ont accepté de me publier surtout parce que j’étais un emmerdeur qui leur apportais plein de matériel et qui leur cassais les pieds.
Mais la plupart de mes premières histoires je les ai publiées dans des fanzines. Je viens du fanzinat des années ’90 et le fait de diffuser ce que je faisais de façon artisanale faisait partie du concept de l’œuvre que je faisais à l’époque. Certains dessinateurs viennent du monde de la bande dessinée pure tandis que moi je venais du monde des revues. Mon but n’était pas tant de produire une histoire avec un personnage, mais de produire une revue. L’idée était de répéter les expériences que faisaient les under nord-américains dans les années ’60. Le graphisme, le contenu de la revue, le titre, la couverture, tous ces éléments en font quelque chose de vivant et d’autonome. Il n’y a pas que les histoires qu’elle contient qui comptent, mais plutôt l’ensemble en tant qu’objet.
C’est ça qui m’intéressait, construire un objet. C’est comme ça que j’ai fait Garufa — qui veut dire la bringue en lunfardo, l’argot du Río de la Plata — avec des amis.

Claire Latxague : Il y avait aussi d’autres revues comme Lápiz japonés, El tripero

Lucas Nine : Oui, mais Garufa c’était un projet personnel dont j’étais l’éditeur. En revanche, je ne faisais pas partie de l’équipe éditoriale de Lápiz japonés. Je leur donnais des histoires et ils les publiaient, mais je ne participais pas à la fabrication de la revue. Et pareil pour El tripero. C’était un projet des élèves de Breccia. Je n’ai jamais fait partie de ce groupe, même si je m’entendais et m’entends toujours très bien avec eux. Ils aimaient ce que je faisais et m’ont invité à participer à plusieurs numéros. C’était un peu la même chose avec les gens de ¡Suélteme !.
En fait, j’aborde la bande dessinée de façon un peu schizophrénique. Il y a des gens très méthodiques, qui font toujours la même chose. Berliac expérimente mais toujours dans le cadre d’une certaine homogénéité. Minaverry aussi. Ils évoluent techniquement, ils apportent de petites variations, mais toujours dans le même style.
En revanche, ce qui m’intéresse c’est d’expérimenter plusieurs formats en même temps et, par exemple, les histoires comiques que je faisais pour ¡Suélteme ! n’avaient rien à voir avec ce que je faisais pour El tripero. Cela me permettait d’expérimenter dans deux domaines totalement différents. Et je maintiens cet esprit dans ce que je fais maintenant. Dans la Fierro actuelle j’ai expérimenté différents formats. Il y a toujours l’humour comme facteur commun mais, stylistiquement, répéter un type de graphisme m’ennuie.
Je me suis essayé à des techniques et des styles différents, j’ai essayé de m’amuser un peu. Faire un format de quelques pages te permet d’expérimenter sans trop de conséquences, ce que tu ne ferais pas pour une série de plusieurs centaines de pages.
C’est ça aussi que permettait le fanzine, approcher la bande dessinée sous un angle différent. Non pas de l’intérieur, ni à partir d’un genre en particulier, mais en s’attaquant à son enveloppe, depuis la surface de la revue en tant qu’objet.

Claire Latxague : Quels souvenirs gardes-tu de cette période dans le milieu indépendant ?

Lucas Nine : C’était une période très déconcertante. Il y avait un boom des fanzines qui coïncidait avec la fin de l’industrie éditoriale traditionnelle. Les gens étaient désespérés mais, soudain, jaillissaient des choses inattendues. Ici il n’y a pas, comme en France, une industrie éditoriale du livre de bande dessinée. Ça démarre à peine en ce moment, mais c’est un phénomène nouveau et à très petite échelle qui n’existait même pas avant. Ce qu’il y avait c’était l’industrie des revues mais elle a été complètement détruite au milieu des années ’90. En fait, aujourd’hui non plus on ne peut pas dire que Fierro soit l’équivalent de ce qu’était l’industrie de la bande dessinée avant.
Il y a des gens qui produisent de la bande dessinée directement pour les marchés européen et nord-américain. En parallèle il y a toujours de l’expérimentation et des fanzines. Le phénomène des romans graphiques est apparu également : c’est une façon de réutiliser un vieux concept en lui donnant un nouveau vernis, mais ça permet de faire que les choses continuent de bouger.

Claire Latxague : Alors, aujourd’hui tu n’es plus dans le milieu under.

Lucas Nine : Non, plus autant qu’avant. Parce que l’under a du sens quand il y a un mainstream et ici, en Argentine, ça n’existe pas. Ce qu’il y a de plus proche au mainstream c’est Fierro, mais ça a beaucoup à voir avec l’expérimentation under
Quand l’under représente toute l’industrie de la bande dessinée, ce n’est pas de l’under. Là où l’under actuel ressemble au nôtre c’est dans les mécanismes de distribution personnelle, les petits tirages, les méthodes d’impression plus ou moins improvisées. Mais il n’y a de contestation envers personne parce qu’il n’y a plus personne.

Claire Latxague : Bon, mais ce sont les auteurs que Fierro ne publie pas et qui décident de faire leur propre fanzine.

Lucas Nine : Oui, mais beaucoup ont publié dans Fierro. Berliac, par exemple. Et Fierro n’est pas un mainstream parce que c’est une seule revue, avec un tirage intéressant, certes, mais qui n’a rien à voir avec les tirages massifs de  n’importe quelle revue des éditions Columba dans les années ’50-‘60. Elle a un type de public dont la culture est plus proche de notre under que du vieux public consommateur de bande dessinée. Beaucoup de gens qui consomment Fierro sont liés au graphisme. Ce sont des dessinateurs, des designers, des gens qui sont dans l’audiovisuel.

Claire Latxague : Quels sont tes projets en cours ?

Lucas Nine : À part ce que je publie dans Fierro, je travaille avec Lautaro Ortiz sur une adaptation en bande dessinée d’un auteur classique argentin, Horacio Quiroga. Ce sera le premier roman graphique des éditions Macmillan. C’est un travail assez long qu’on devrait terminer bientôt.
Mais ici il n’y a pas vraiment de bonnes conditions pour les auteurs, à moins que tu fasses la quatrième de couverture d’un journal. Le dessin humoristique et le comic strip ce sont presque les seuls domaines où l’on puisse gagner sa vie. Par exemple, moi j’ai publié des livres en France qui sont encore inédits en Argentine, Thé de noix et Dingo Romero. Ça a été plus facile de les éditer là-bas qu’ici.
J’ai d’autres projets prévus avec Les Rêveurs. En France il y a une grande production de livres de bande dessinée en tous genres. Ici l’édition de la bande dessinée en livre est encore balbutiante et les éditeurs ne sont pas dans l’état d’esprit de publier si les ventes ne sont pas assurées. Là-bas il y a une capacité d’expérimentation qu’il n’y a pas ici.

Claire Latxague : Tu fais aussi de l’illustration, n’est-ce pas ?

Lucas Nine : Oui, c’est ce qui me fait vivre, bien que ces dernières années j’aie fait beaucoup de bande dessinée et d’animation. Mais, comme je te disais, un dessinateur qui veut vivre de ça, à moins de faire les strips dans la presse, aura toujours du mal à s’en sortir. C’est aussi le cas de Carlos [Nine], qui a publié des tas de livres, mais qui est surtout illustrateur et aime beaucoup ce format.

Claire Latxague : Tu m’as raconté que tu avais aussi un projet d’édition itinérant. De quoi s’agit-il ?

Lucas Nine : C’est un projet avec mon ami Rodrigo Moreno qui vient aussi de l’auto-édition, du fanzine et des arts plastiques. Ce qui nous intéresse ce sont les mécanismes de l’édition et, en particulier, l’imprimerie. C’est lié aux anciens arts graphiques populaires que l’on voit dans la littérature de cordel brésilienne. Ce sont des livres très petits, très bon marché, que l’on vendait sur les marchés, écrits par des auteurs amateurs qui les éditaient eux-mêmes. C’est vraiment très proche du mécanisme des fanzines mais sans aucun des prétextes liés à l’under nord-américain. C’étaient des récits avec un petit pavé de texte sous chaque dessin, qui racontaient des histoires populaires, des légendes, des romances, des légendes de brigands urbains, des crimes. C’était lié à la presse à sensations.
Nous avons voulu reprendre cet art populaire et travailler avec des imprimeries artisanales, comme la Minerva. Nous voulons aussi expérimenter avec le vieux format de l’art postal, pouvoir envoyer par courrier ces petites œuvres produites en petit format. Il s’agit de parler de la relation entre les arts graphiques populaires et l’art noble que l’on expose dans les galeries. Reproduire une œuvre en faisant en sorte que ce soit toujours un original. Reproduire en grande quantité quelque chose qui devrait être accroché. Pouvoir envoyer une exposition itinérante par courrier, c’est aussi un moyen de tourner en dérision cette tradition de la galerie et de l’art accroché aux murs.

Claire Latxague : Avez-vous déjà réalisé ce projet ?

Lucas Nine : Pas encore, mais nous allons le faire. En fait, nous avons des projets très variés. Pour ma part, le format audiovisuel, l’animation m’intéressent beaucoup. Je m’intéresse à plein de choses et c’est un vrai problème pour réussir à concrétiser certains projets. L’animation, la bande dessinée sont des formes très exigeantes, qui impliquent beaucoup de travail physique. Il faut commencer à systématiser un peu tout ça et à résoudre des questions pratiques.
Avec ce projet, ce qui nous intéresse c’est non seulement le résultat visuel et graphique mais également de faire des expériences sur les formats. Que se passe-t-il quand tu sors un discours de son format habituel, quand tu le travestis ? C’est également lié au contexte dans lequel on lit une œuvre. Il s’agit de réinventer des contextes, comme le font les auteurs de fanzines. Le fanzine se déguise en revue, quelque chose de populaire, de massif, distribué et produit industriellement, mais ce n’est rien de tout cela. C’est une opération sur le contexte. Les contextes classifient le matériel et lui donnent un sens : l’art produit manuellement par un artiste qui a un nom, une trajectoire et une personnalité est accroché dans les galeries et l’art produit industriellement par un être anonyme, qui est le fabricant d’images pour la consommation populaire, a un autre canal de diffusion. L’under nord-américain subvertit tout cela en appliquant à ce format des formats qui sont proches de la galerie d’art, qui transmettent la vision particulière de l’auteur qui produit manuellement chacune de ces revues. Et c’est avec tout cela que nous voulons expérimenter.

[Entretien réalisé à Buenos Aires en septembre 2012.]

Site officiel de Lucas Nine
Entretien par en décembre 2012