Les Requins Marteaux
Iconoclastes et irrévérencieux, les Requins Marteaux trimballent depuis une quinzaine d’années leur sens de l’humour dans le petit monde des «indépendants», une trajectoire marquée par quelques coups d’éclats, entre le Supermarché Feraille et le court-métrage Entre Quatre Planches. Et curieusement, du9 n’avait jamais eu l’occasion de les rencontrer — oubli désormais réparé.
Xavier Guilbert : Pour commencer, ça fait combien de temps qu’existent les Requins Marteaux ?
Thomas Bernard : Les Requins Marteaux existent depuis maintenant dix-sept ans. L’association a été constituée en 91 à la MJC d’Albi, par trois jeunes gens qui sont Guillaume Guerse, Marc Pichelin et Bernard Khatou. Ils avaient décidé de monter une structure efficace pour défendre la culture jeune sur Albi. A l’époque c’était le smurf, le hip hop, le rock’n roll et la bande dessinée… Puis comme dans l’association ne sont restés que les dessinateurs de bande dessinée (heureusement pour nous), l’association s’est tournée vers l’auto-publication de leurs propres travaux.
XG : Ca, ça s’est fait comment ? Ferraille est arrivée à ce moment-là, ou c’était plus tard ?
TB : Non, Ferraille est arrivée plus tard, vers le milieu des années 90, 95-96, avec les rencontres de différentes personnes, comme Moolinex, Pierre Druilhe, qui sont venus s’installer sur Albi. Très tôt, ils ont eu envie de montrer leurs travaux en kiosque. C’est la période où les grandes revues avaient disparu, comme Métal Hurlant, donc l’idée c’était de récupérer les restes de Métal Hurlant et d’en faire une revue, et les restes du métal, c’est la ferraille. Donc ils ont appelé la revue «Ferraille», et ils ont monté leur projet. Et dès les premiers temps, ils ont eu envie de le distribuer en kiosque.
XG : Et c’était une bonne idée de le faire ? Je dis ça, parce que l’an dernier, Jean-Philippe de Six Pieds disait que Jade avait été à la fois leur meilleure chance, et puis le plus gros boulet qu’ils ont eu à traîner lorsqu’ils ont voulu se tourner vers l’édition.
TB : Oui, c’est à peu près la même chose… ça a été un coup énorme, Ferraille ! Surtout avec Ferraille Illustré repris par Felder, Cizo et Winchluss… Mais c’est vrai que ça nous coûtait énormément de le faire… enfin, la thune qu’on sortait de la trésorerie pour — parce qu’il fallait tirer à au moins 25 000 exemplaires pour pouvoir être diffusé en kiosque — ça plombait sérieusement la trésorerie, et ça mettait un certain temps avant de se rentabiliser ou de rembourser les frais. Donc ça, c’est sûr, ça plombait plutôt pas mal.
XG : Ce que je trouve intéressant, c’est que quand on regarde les différents éditeurs, les «indépendants historiques», on voit des personnalités très arrêtées qui ressortent. Vous, vous avez toujours eu une personnalité un peu décalée, un petit peu punk, un petit peu iconoclaste.
TB : Le projet à part entière, je pense que ce qu’avaient voulu Marc et les autres à la base, c’est une structure surtout de production et de diffusion culturelle, une entreprise culturelle en quelque sorte. Et après elle appartient relativement aux gens qui viennent y bosser. Par exemple, pour certains d’entre nous ça fait deux ans que nous travaillons pour les Requins Marteaux, et on a tous déjà pour notre
part suivi quelques projets éditoriaux, amené quelques livres, defendu quelques projets pour les éditer… Ce n’est pas une structure fermée, quand Winshluss, Felder et Cizo se sont proposés de s’occuper de la revue Ferraille, il a dit «okay, pas de problème, on va voir si vous
êtes si malins…».
Après certes, c’est évolutif et décalé, c’est surtout lié à la personnalité des individus qui y travaillent, et à chaque projet nouveau on peut dire que c’est grâce à une personnalité nouvelle, et ça fait au fur et à mesure l’entité «Requins Marteaux». Un peu comme la station Mir — il y avait une entité comme ça, on rajoutait une pièce et ça devenait un satellite, on rajoutait une autre pièce et ça se transformait en restaurant spatial, enfin, tout ce que vous voulez, quoi. A chaque fois qu’on rajoute quelque chose, une différente pièce, ça devient quelque chose de différent.
Ça a été une maison d’édition, classique, sur Albi ; s’est rajoutée la revue, donc ça a eu un certain cachet, après on s’est retrouvés à faire des expositions, donc ça devenait autre chose, les Requins Marteaux devenaient autre chose. On s’est mis à faire des films, que ce soit avec la biographie de Monsieur Ferraille, Entre quatre planches, ce genre de choses ; on a monté une équipe de foot, le FC Ferraille — je sais pas, ça devient, ça devient un peu Virgin, ça devient un empire comme Microsoft (vous pouvez découvrir la pieuvre «Requins Marteaux» sur )… Dans trois ans les Requins peuvent devenir le numero uno de la micro informatique ! !
XG : Justement, je trouvais intéressant cette attirance vers l’événementiel, vers quelque chose complètement en marge, complètement à côté, complètement surprenant.
TB : Il y a quelque chose d’assez simple, c’est-à-dire que nous, étant dans le Tarn, isolés que ce soit au niveau relationnel ou «communicationnel» avec des journalistes… par exemple pour les rencontrer, il faut être sur Angoulême ou Paris, il faut se déplacer, il faut avoir quelques adresses, c’est assez compliqué. Et donc le meilleur outil de com’ que les Requins avaient trouvé pour présenter leurs travaux, ça a été par exemple le Supermarché Ferraille, qu’on présentait avec les produits détournés, les ouvrages qui étaient publiés dans la revue Ferraille. En même temps, on présentait les bouquins. Pareil pour le Musée Ferraille et ce genre de choses, c’étaient nos outils de com’ à nous pour présenter les travaux. Et en même temps, c’était une façon assez amusante de présenter des travaux de bande dessinée qui changent du rapport planche-sous-cadre-sous-vitre, qui sont un peu chiants pour tout le monde.
XG : Ce qui est marquant, aussi, c’est que parmi les éditeurs qui sont apparus à la même période, vous êtes les seuls qui avez cette approche, disons rigolarde, sans que ce soit négatif de quelque manière. Les autres avaient un côté très sérieux dans leur ligne. J’ai regardé votre catalogue, le seul endroit dans lequel on a des livres que l’on pourrait finalement qualifier de véritablement «sérieux», ils sont dans la collection «Hors Collection».
TB : (rires) C’est une question bizarre. Je ne sais pas, comment dire… je ne sais pas si ça a été une volonté que ça soit rigolard ou drôle, ça s’est fait par les individus qui s’en occupaient, c’est leur personnalité qui marque. Plutôt que d’appréhender des choses de manière directe et frontale, rentrer dans un mur, ce genre de chose, on peut les prendre de manière détournée, et de s’en amuser. Ca a été toujours le parti-pris des Requins… Par exemple, quand le Supermarché Ferraille s’est fait, on nous a dit : «ouais, c’est une super satire de la société de consommation». Mais en même temps, c’est des boites vides, et on les vend, et vous les achetez. «Ah oui mais quand même». Ben donc notre proverbe, c’est que chez les Requins Marteaux, on crache dans la soupe et après on la boit. C’est un peu cette approche là, on fait les choses relativement sérieusement, mais on a beaucoup d’autodérision aussi, pour présenter nos livres.
XG : Comme est-ce qu’une structure comme ça, qui fonctionne sur le principe «on a envie, on le fait», comment on tient quinze ans ?
TB : Parce que à chaque fois, il y a du sang neuf qui arrive. (rire) Par exemple, moi, on peut dire que je suis de la troisième génération des Requins Marteaux qui sont arrivés pour s’occuper au bureau d’Albi, comme Thibaut à la maquette, moi à la diffusion-distribution, Julie pour les expositions. Mais sinon ça reste très risqué, très précaire. Donc forcément, c’est plutôt difficile, oui.
XG : Dans l’entretien avec les trois fondateurs qui est sur Jade, ils évoquaient la filiation fanzine. On la retrouve beaucoup, dans le choix de formats atypiques, des formats à l’italienne, des petits trucs carrés. Et puis aussi dans un amour du beau bouquin, que ce soit la collection toilée, ou — le Menu et le Canetor, par exemple, ce sont des bouquins superbes.
TB : Disons, en fait, ça va faire des années, c’est un discours qui est assez récurrent pour les indépendants… C’est dire que voilà, tout ce que les indépendants, comme L’Association, Cornélius, Six pieds, ont mis en place, que ce soit au niveau de la maquette, du choix du papier, du contenu, même de certains styles ou de certains auteurs, de manière volontaire, ont été repris par certains éditeurs industriels qui se sont mis à faire leur collection «indé» — on en a en face [faisant référence au stand Actes Sud BD] — tu vois, ce genre de chose. Ils font leur bouquin «style indé», ça ressemble «à», ça a le goût «de», mais c’est pas «du». Et donc, cette politique de récupération a gâché notre place en librairie, ça a brouillé un peu les pistes auprès du lectorat, donc d’une certaine façon, on s’est fait baiser, on s’est fait couillonner sur ce coup-là. Mais c’est imbriqué dans une logique capitaliste assez classique. C’est dangereux pour nous, ça peut nous faire disparaître et ça reste dangereux pour eux, car le jour où il n’y aura plus de structures indés pour défricher des talents et inventer des nouvelles formes de bouquins, ils n’auront plus rien à piquer et ils retrouveront bien emmerdés… (rires) Enfin le discours que je tiens, il est récurrent depuis cinq ans.
Donc nous, on essaie de voir en fait ce qu’on peut réinventer, donc ce qu’on essaye d’inventer, on parlait d’expositions, ça se fait aussi avec les films. On fait des livres, mais on ne fait pas des livres que pour faire des livres, on a aussi des choses à dire, donc pourquoi pas changer de médium aussi, si on peut le faire avec des expositions, avec des films. Et après pour les livres — en fait on a des collections, parce qu’on savait pas trop quoi en faire, au bout d’un moment les bouquins commençaient à se ressembler, donc on les casait, comme ça, parce qu’un auteur disait «ah j’ai vu tel livre, il est bien fait, j’aimerais avoir le même style de fabrication». Donc ça s’est fait comme ça. Mais sinon il n’y a pas de volonté d’avoir des collections, et on aimerait bien continuer à faire des livres mystérieux, et par à-coup, uniques, quoi.
Ensuite on change et on varie, et tant qu’on reste relativement instables et au niveau, on sera irrécupérables en fait. Le but du jeu, ce serait de devenir irrécupérables, mais ça veut dire aussi publier des choses hasardeuses, prendre des risques financiers, c’est assez délicat pour nous. Mais c’est le seul moyen qu’on a encore de pas s’ennuyer, et de pas balancer des livres qui se noient dans la routine quotidienne des trois cents exemplaires que l’on voit tous les mois en librairie.
XG : Quand on regarde les Américains, je pense à Fantagraphics, par exemple, ils n’ont pas autant que nous ce concept de collection.
TB : Oui oui, ils s’en foutent. J’ai vu leurs trucs sur le stand, oui, c’est ça oui. Arriver à faire des livres-monstres, ce serait vraiment le rêve.
XG : La dernière reliure de Ferraille est pas mal dans le genre …
TB : Oui, ça fait trois kilos de bande dessinée pure. (rire)
XG : Par rapport à ce discours des indés, justement, est-ce que le fait de publier quelqu’un comme Squarzoni, ça relève de cette volonté de dire des choses ?
TB : Tu peux avoir aussi un discours politique qui se fait au niveau du fond comme Philippe, et on peut avoir un discours politique aussi au niveau de la forme. Je ne pense pas que pour être politique il faut forcément parler de politique. Mais après le travail de Philippe, pour moi il rentre dans le catalogue des Requins Marteaux au même titre que BlexBolex, Pirus et compagnie, c’est une espèce d’investigation graphique, et journalistique. C’est un des seuls en France à le faire, ce genre de travail-là. Donc c’est de l’expérimentation, personne ne voulait le faire parce que c’était trop risqué — ou parce que ça ne plaisait pas, je n’en sais rien — donc nous on l’a fait, pour ces motivations-là. Parce que c’était relativement novateur et intéressant, un bon projet à défendre.
XG : Tu disais, en ce moment, c’est un peu difficile …
TB : Ces dernières années ça a été difficile. Ben là, on a changé de diffuseur-distributeur, on travaille maintenant avec Harmonia Mundi, il faut le temps que ces choses se mettent en place. Toute l’équipe est bénévole, aux Requins Marteaux, toute l’équipe travaille dur pour rendre la structure plus performante et salarier des personnes. Ca devient quand même assez délicat de motiver toutes les troupes pour travailler, pour faire perdurer la belle aventure que sont les Requins Marteaux.
Et en même temps, on est relativement motivés par différents projets qui vont arriver. On a l’Autobiography of me too 3 de Guillaume Bouzard qui va arriver, le Salade de Fluits 2 de Mathieu Sapin, on a le Pinocchio de Winshluss qui arrive en Novembre 2008. On est en pourparlers pour une exposition avec le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2009, avec un film tourné par Winschluss, le co-réalisateur de Persepolis — Vincent Paronneau pour les cinéphiles. On a un projet de bande dessinée avec Philippe Katerine et Amandine Urruty, Frederic Poincelet et Julien Carreyn, Lindingre etc., tout ça pour 2009. Donc c’est vraiment des projets qu’on aimerait voir se réaliser.
XG : Tu disais que le fait d’être dans le Tarn, à Albi, que c’était problématique …
TB : Etre à Albi, ça avait de l’importance pour les Requins Marteaux quand ils étaient tous des auteurs installés sur Albi. Pour la plupart, on est soit sur Toulouse, soit — c’est plus du tout la même équipe, les gens se sont dispatchés, les anciens de la première et de la deuxième génération. Donc nous, ce qui nous intéresserait, ce serait d’emménager sur Toulouse, que ce soit pour monter des projets avec tous les centres d’art qui sont sur le coin, les galeries pour faire nos expositions, être plus proches des libraires, de nos subventionneurs qui sont la DRAC, du CRL pour faciliter les relations. Et puis c’est plus facile de dire à un auteur «tu passes sur Toulouse» plutôt que «tu passes sur Albi». Voilà.
XG : Donc vous restez complètement fidèles à vos racines, d’un certain type d’art au sens large — tu parlais de galeries — et pas seulement de la bande dessinée.
TB : Non, non, non, pas juste de la bande dessinée. C’est ce que je disais tout à l’heure, c’est ce qu’on a à dire qui est intéressant, le médium finalement, n’est pas si important. Même, à la rigueur, c’est quasiment un plaisir de commencer — comment dire ? — à son degré maximum d’incompétence, tu vois. Ils se sont lancés, les Requins, à faire de la bande dessinée, ils y connaissaient rien, dans l’édition.Et ils ont appris au fur et à mesure. Ils ont dit, «on va faire un magazine», ils y connaissaient rien, ils n’avaient pas de plan marketing, mais ils l’ont fait. Pareil pour les films. Pareil pour certains projets à venir, pour les installations, pour la muséographie, ce genre de chose. C’est ça, en fait, qui nous motive, l’expérimentation décontractée, on va dire.
XG : Jusque dans «la belle histoire des Requins Marteaux» avec les vacances de Franky et tout ça, ça fait aussi partie d’une sorte de happening permanent ?
TB : Ben oui, ça fait partie du happening constant, une façon de mettre en scène l’histoire des Requins Marteaux et s’en amuser, oui. Cette petite part d’autodérision qu’on aime bien mettre en place.
[Entretien réalisé à Angoulême le 24 Janvier 2008.]

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