Retour sur Formes et politiques de la bande dessinée (1998)
Entretien avec Jan Baetens
Sébastien Conard : Il y a un peu plus de vingt ans, vous publiez Formes et politiques de la bande dessinée (Peeters/Vrin, 1998), un petit livre tout aussi concis que précis, réparti en quatre parties correspondantes à quatre foyers de recherche : (1) la couleur ; (2) les rapports entre texte et image « au sein du genre mixte qu’est la bande dessinée », relevant par là le concept de graphiation (de Philippe Marion) ; (3) l’apport de certains traits formels à la construction du récit ; et (4) enfin, « les premiers jalons d’une analyse politique du genre ». Couleur, texte et image, récit, politique : voilà un quatuor de choc qui devrait continuer à faire valser la bande dessinée.
Il me semble opportun de mesurer les changements et les tournants du champs depuis deux décennies. Quelques années auparavant, votre collègue Benoît Peeters indiquait des « nouveaux territoires » pour la bande dessinée à venir dans un court ouvrage (La bande dessinée. Un essai pour comprendre, Un essai pour réfléchir. Flammarion, 1993) : le renouveau graphique, l’ambition narrative ou littéraire, la féminisation et la reconquête de l’enfance en étaient quelques-uns. Vous y ajoutiez la nécessité d’une production diversifiée — tant au niveau des créations que des lectorats — et d’une certaine « réinsertion sociale » du médium. Nous reviendrons inévitablement sur ces questions. En tout cas, votre propre “quatuor” d’enjeux pourrait, lui aussi, faire office de checklist quant aux évolutions du récit graphique depuis 1998…
Jan Baetens : Avant d’aborder les questions que vous avez eu la gentillesse de préparer à partir d’un petit livre qui m’est toujours resté très cher, permettez-moi de vous remercier de cette « exhumation ». Je suis sincèrement ravi de voir que Formes et politiques de la bande dessinée, volume à ma connaissance non encore épuisé, parvient toujours à retenir l’intérêt de jeunes créateurs et théoriciens (dans votre cas, la distinction entre les deux devient oiseuse, ce qui n’est pas pour me déplaire). Cela dit, il est important de souligner d’emblée que le monde de la bande dessinée a changé comme le monde lui-même, même si c’est de manière beaucoup moins dramatique, bien entendu. Dans le domaine francophone, ces mutations profondes ont été fort bien commentées et analysées par Thierry Groensteen, notamment dans deux de ses livres qui, avec une bonne dizaine d’années de distance, ont fait le point sur la situation et de l’art et du marché de la bande dessinée : Un objet culturel non identifié (Angoulême, éd. de l’An 2, 2006), puis La Bande dessinée au tournant (Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2017). Ce diptyque permet de mesurer la distance parcourue entre l’époque où la bande dessinée était toujours à la recherche de sa légitimité et celle où elle est parvenue à trouver sa place au sein — je ne dis pas au cœur — de la culture mainstream.
Quant au discours proprement universitaire, il a également beaucoup évolué. Il y a eu pour commencer l’influence des études culturelles, qui a forcé les spécialistes de la bande dessinée à se pencher plus étroitement sur les rapports entre bande dessinée et société (et partant de rompre avec un certain formalisme hérité des lectures sémiotiques et narratologiques qui avaient dominé les générations précédentes). Il y a eu aussi l’impact des réformes institutionnelles qui ont permis à l’enseignement de la bande dessinée de s’ouvrir à des aspects plus théoriques, jusqu’à brouiller la distinction entre « faire » et « analyser », notamment dans le cadre de la recherche-création. Enfin, dans les années 1990 les échanges internationaux étaient encore relativement modestes. Personne, je crois, n’aurait pu imaginer alors que le renouveau de la bande dessinée viendrait en premier lieu du monde anglo-saxon, à travers le roman graphique américain (Chris Ware, Daniel Clowes, Charles Burns, Seth et j’en passe). Au moment de la publication de Formes et politiques de la bande dessinée ces changements étaient seulement en train de naître (et encore !), ce qui fait que mon propre retour sur ce livre ne va pas sans quelque gêne. En même temps, je ne renie absolument pas ce que j’ai pu y écrire. Notamment la question de la lecture microscopique (close reading) qui caractérise l’essentiel des analyses de cet ouvrage, reste une méthode, plus exactement un esprit de travail auquel je reste très attaché et dont on ne fera jamais assez l’éloge, à condition bien sûr de ne pas être aveugle au contexte plus large de la bande dessinée.
1. Les possibilités de la couleur
Sébastien Conard : La couleur est une question rarement abordée en détail dans les études et les essais sur la bande dessinée, peut-être parce qu’elle relève assez vite de l’esthétique (comme discipline du savoir) ou parce que dans nombre de bandes dessinées, elle est traitée, bien que subtilement, comme fonctionnelle et secondaire. Dans Formes et politiques vous investiguiez néanmoins quelques traitements distincts de la couleur, qui en faisaient même une sorte de troisième voix (à côté du texte et du dessin).
Dans Le Secret de la Licorne (1942, 1943), vous dites, Hergé introduit la couleur et bien de telle façon qu’elle amplifie le jeu fond-décor en faveur de « sérialisations locales d’alternances chromatiques ». Les arrière-fonds abstraits et colorés font dès lors, et à certains moments narratifs, « scansion », « effet de damier », tout en provoquant la disparition du décor (détaillé)…
Dans le Krazy Kat de George Herriman, l’introduction forcée de la couleur dans les cases résulte dans un atténuement de l’effervescence connue des planches antérieurs en noir et blanc : Herriman supprime le détail et simplifie les jeux de cadres dans la grille dès qu’il passe à la couleur — il le fait pour des raisons éditoriales. S’installe néanmoins dans l’alternance des couleurs un déplacement, un rééquilibrage : Herriman va « compenser hors vignette ce qui se perd à l’intérieur de la vignette », précisez-vous. (p. 25)
Un dernier exemple, plus récent mais malheureusement plutôt oublié, est celui de l’auteur Ricard Castells qui dans El sr. Go y la joven Antea met en exergue la grille de bande dessinée dans un jeu de cadres colorés, qui invoquent tout aussi bien le damier du go que la série de peintures.
Ces trois exemples, à peine effleurés ici, montrent combien une utilisation plus poussée de la couleur est possible et, surtout, comment celle-ci peut participer de plein pied à l’énonciation narrative et la formalisation même du récit. Le récit graphique a-t-il, à vos yeux, déployé de nouvelles propositions saillantes sur ce plan-là ? Et les comics studies ont-elles depuis lors mieux investi la question de la couleur comme moyen plus défini dans la création visuelle et narrative ?
Jan Baetens : Il est sans doute inutile d’insister sur le fait que la formule du noir et blanc (et toute la gamme des gris qui peuvent l’accompagner) n’est pas un code chromatique moins dense que ce qu’on appelle la « couleur ». Les deux sont riches de potentialités et il serait périlleux de privilégier l’un au détriment de l’autre. L’essentiel sur ce point ne varie guère. Quelle que soit la solution retenue (noir et blanc, couleur, ou mélange des deux), il est capital que le lecteur puisse comprendre — ce qui veut dire : savourer, puis juger, enfin savourer encore davantage — deux choses. D’une part, il est impératif que le choix de tel ou tel code de départ corresponde à la tonalité et à la structure générales de l’œuvre. Il ne faut pas en d’autres termes que le choix qu’on effectue soit purement dicté par des questions économiques ou commerciales. Je me réjouis donc de l’annonce d’une réédition en couleurs de La Fièvre d’Urbicande (qui a dû paraître d’abord en noir et blanc parce que la couleur était encore hors de prix) tout comme je me félicite de la fidélité de certains au noir et blanc, même à une époque où le surcoût de la couleur a cessé d’être dissuasif. Ghost World de Daniel Clowes, qui dynamise son noir et blanc à l’aide d’une couleur d’appui judicieusement choisie, n’a pas besoin d’être colorisé. De la même façon (on reste dans la figure du mélange des codes), Aller-retour de Frédéric Bézian, un vrai chef-d’œuvre à mon sens, passe de la couleur au noir et blanc et inversement avec un admirable sens de l’économie et de la justesse. D’autre part, il est non moins capital que le lecteur perçoive également les raisons de l’usage particulier de ce code à l’intérieur de l’œuvre. On admet de plus en plus que le style d’un livre change au cours des pages (un exemple récent et fort subtile de pareil changement de « manière » est Clyde Fans de Seth, mais le procédé est en train de se généraliser) et il serait dommage que la couleur ne soit pas affectée, puis activement mise à contribution par ce genre de décalages, qui constituent selon moi une des innovations les plus importantes de la bande dessinée contemporaine. Cependant, je n’ai pas l’impression que le paramètre de la couleur s’est imposé comme une des lignes directrices des nouvelles recherche en bande dessinée. Même dans le cas des « abstract comics », où on aurait pu s’attendre soit à des lectures plus détaillées soit à une première de théorisations, l’intérêt pour les questions proprement chromatiques demeure ténu (sauf erreur de ma part, bien évidemment).
Si j’ai consacré tant d’espace à Hergé dans Formes et politiques de la bande dessinée, c’était pour faire une double démonstration. D’abord qu’Hergé, dont on sait qu’il ne colorisait pas lui-même ses propres images (qu’il n’a d’ailleurs jamais fait « naître » directement en couleur), est non seulement un grand dessinateur, mais aussi un grand coloriste. Ensuite que l’intelligence d’un travail sur la couleur n’est pas le privilège de la bande dessinée dite moderne, mais qu’on la retrouve dans toute œuvre construite, « voulue », quelle que soit sa position institutionnelle. De la même façon, mais ceci nous mènerait sans doute trop loin, le conformisme et le manque d’originalité sont loin d’être absents des œuvres jugées expérimentales. Bref, je ne crois pas que le passage à la couleur représente un atout « en soi », tout comme le maintien du noir et blanc constitue un handicap. Tout dépend de la manière dont on s’en sert, comme le montre par exemple l’œuvre d’un Breccia, qui passe de l’un à l’autre, mais jamais « librement ».
2. Le texte et l’image : la gueule ou le gosier ?
Sébastien Conard : Concernant le rapport entre le visuel et le verbal, vous décriviez les mérites du concept de « graphiation », introduit par Philippe Marion dans Traces en cases (1993), en tant qu’il permet de « dynamiser » la notion de spécificité médiatique — très en vogue dans les années 1980 et 1990 — en accentuant l’énonciation graphique : « le style graphique comme expression individuelle d’un énonciateur qui dessine ». (p. 37) Néanmoins, le rappelez-vous, l’accent sur la graphiation contient le risque d’une « dérive biographique » et peut faire oublier que dans maintes bandes dessinées de multiples mains sont à l’œuvre : encreur, coloriste etc. De plus, le dessin (de bande dessinée) est toujours un acte socialisé sur base d’apprentissages (voir : Barthes). La vision très personnalisée du concept de graphiation risquait donc éventuellement de glisser vers un plan pauvrement psychanalytique — autre tendance en vogue dans la décennie qui précédait Formes et politiques : « La reconnaissance du geste graphique ne doit pas forcément se traduire, en effet, sur le seul plan psychanalytique : il est tout aussi possible d’y lire une volonté de savoir, non plus tournée vers le passé d’une configuration psychique (“comment est-ce que moi, j’ai fait cela autrefois ?”), mais vers le présent de l’objet analysé (« comment est-ce fait ? »), puis vers l’avenir de la lecture (« comment vais-je à mon tour, non pas répéter ce qui a été fait, mais commencer à faire, et à faire autrement, à partir de ce que j’ai déjà compris ? »). Une telle lecture excède de tout point de vue le cadre psychanalytique : on ne lit plus pour se souvenir ou pour s’exprimer, mais au contraire pour se transformer » (pp. 45-46).
Paradoxalement, on lit dans ce fragment, vos phrases les plus foncièrement en phase avec la clinique psychanalytique, en tout cas dans son versant de l’orientation lacanienne, c’est à dire : mieux se rappeler (ce qui a été refoulé) afin de pouvoir « faire avec » et dans un sens « passer outre ». En d’autres mots : par le souvenir, se transformer. Ce qui en revient, grosso modo, au projet initial de Freud : non pas se « guérir » de ses symptômes mais les « traiter » par la Durcharbeitung (“perlaboration”) et en venir à autre chose — la sublimation artistique, par exemple. Reconnaître ou non le parallèle qu’entretien l’acte de création (in casu en bande dessinée) avec ce qu’en dit la psychanalyse, ne coïncide évidemment pas avec une possible « personnalisation » du graphiateur, au contraire ! Si j’introduis cette remarque, c’est qu’elle touche à la lecture de l’œuvre d’Hergé, que vous traitiez en 1998 justement afin de sauver le concept de graphiation d’un éventuel écueil trop personnaliste. En somme, là où il y avait peut-être amalgame entre « psychanalyse » (clinique éthique) et « psychobiographie » (discours appliqué), le cas d’Hergé doit éclairer cette dimension impersonnelle dans l’instance graphiatrice, dans la mesure où son travail fait preuve d’un rapprochement fondamental entre ce qui est normalement distribué comme le visuel, d’une part, et le verbal, d’autre part.
« Le récit hergéen », écrivez-vous, « ne naît pas d’un scénario préconstruit mais de l’alchimie réciproque d’un croquis et d’une idée ». (pp. 57-58) Vous prenez comme témoin ce cher professeur Tournesol, dont la surdité « illustre à merveille cette interaction de la voix et de l’écrit, du texte et de l’image, du trait et du récit ». Tryphon Tournesol, remarquez-vous brillamment, est comme sourd et aveugle, myope, distrait etc. La vue contamine l’ouïe et inversement : « il suffit en d’autres termes de mal entendre pour ne plus voir (…) et comme toujours, le meilleur stimulus est un raté de la communication ». S’en suit « une cascade de lapsus », « embrayeurs d’une théorie de l’être parlant », où Hergé se ferait « anti-philosophe du langage ? », comme vous posez la question avec un certaine distance ironique… En tout cas, quant à Tournesol : « Impossible de dire au bonhomme ses quatre vérités ».
Dans Formes et politiques, vos élégantes paraphrases surlignent les très subtiles iconotextes d’Hergé — quitte à faire deviner un Tournesol ivrogne entre les lignes — mais de nouveau nous offrent des points de vue on ne le peut plus… psychanalytiques : Tournesol n’est pas strictement malade, il n’est ni sourd ni foncièrement aveugle, il ne fait pas consciemment semblant non plus, mais ses symptômes se contaminent et s’accumulent. Par de fins nœuds verbo-visuels, Hergé nous donne l’image d’un professeur qui pour des raisons non-expliquées se comporte comme un quasi-total étourdit, se démarquant par son ouïe finalement très sélective… Certes, l’humour, le jeu de mot, la poésie et la littérature ne se résument heureusement pas à la psychanalyse — et la devancent surtout, comme disait Freud — mais toutes ces drôleries en gribouillis encrées et krollebitches n’effacent évidemment pas ce qui a de profondément triste dans tout ce grotesque, et ce qui manifestement reste de non-traité (voire d’intraitable) entre les cases, les pages et les albums.
En d’autres mots : si les recherches en bandes dessinées ne nécessitent certes pas la psychanalyse dans l’explication de phénomènes mêmes aussi subtils que les iconotextes hergéens (le “comment”), il se pourrait qu’elles tournent en rond dès qu’elles se posent la question du pourquoi. Par exemple, pourquoi, en premier lieu, tel ou tel auteur prend-il/elle(s) la peine de fignoler aussi subtilement, de cacher entre les cases, de coder les lignes, etc. Tout ça, évidemment, dans un style toujours plus ou moins particulier, voire singulier, auquel le concept de graphiation semblait en 1998 pouvoir offrir un certain accès…
Je laisse de côté les superbes pages concernant Le roulenboule d’Escher (1951) — les fous de grammatextualité y trouveront plus que leur compte ! Si je me suis permis une aussi longue déviation par les échos presque psychanalytiques dans vos lignes sur ce fameux Tournesol, c’est que les délicats calembours verbo-visuels d’Hergé innervent tout son réseau et, en conséquence, celui du lecteur. Tryphon — du grec tryphe pour douceur, plaisir ou délicatesse — est délicieusement drôle, inconsciemment ludique, toujours à côté de la plaque (et donc parfois, en plein dans le mille, ou du moins, les pieds dans le plat) mais strictement impalpable. Si Tintin est terrestre, Haddock est marin et aquatique (bien qu’il s’enflamme quand il n’est pas « noyé »), tandis que Tournesol est bel et bien un doux rêveur, un être aérien. La langue innerve donc toute l’œuvre d’Hergé, pas seulement au sens que Thierry Groensteen pouvait alors donner au réseau (spatiotopique et arthrologique), mais par chaque élément, du croquis à la couverture finale, du nom des personnages aux mots qu’ils expriment, des gestes qu’ils font (et ne font pas), de leurs couleurs (vous décriviez par exemple le ‘vert’ de Tournesol), de leurs lapsus, de leurs chutes et de leurs acrobaties, jusqu’à leurs éventuelles disparitions tout aussi inquiétantes qu’elles sont parfois subtilement ‘sublimées’ entre les cases…
La question n’est donc pas quel apport ou non un champ comme la psychanalyse peut apporter à l’étude et la création en bande dessinée, mais bien en quel mesure le concept de graphiation a pu accentuer les infinies finesses que certains récits graphiques sont en mesure de nous livrer. Ou le chapitre s’est-il clos par l’introduction même d’un concept qui a pu sembler désigner tout en faisant fuir ce qui, justement, avait de vivant et de nécessaire dans l’énonciation graphique tel qu’on en a plus vraiment vu depuis Hergé ? La graphiation, comme concept, a-t-elle depuis lors enrichi la bande dessinée, et le récit graphique a-t-il ces vingt dernières années aiguisé notre entente des rapports entre le texte et l’image ? Le roman graphique a-t-il pu rehausser ces exquises délectations que nous offraient les alchimies verbo-visuelles du type hergéen ? Ou les littératures graphiques ont-elles prises d’autres chemins ?
Jan Baetens : Je constate, non sans étonnement (mais j’adore être étonné), que vos questions sur les rapports entre texte et image, dont le concept de graphiation ne représente au fond qu’une petite partie, glissent, — oserais-je dire : dérivent ? — sans arrêt vers des questions de psychanalyse. Sur ce dernier point, je n’ai pas honte de me déclarer totalement incompétent. C’est un domaine de recherche et de connaissance qui n’est pas et ne sera jamais le mien et dans mes premiers commentaires sur la graphiation je n’avais pas d’autre désir (sic, chassez la psychanalyse par la porte, elle revient toujours par la fenêtre) que de marquer la distance qui sépare une lecture « formelle » de la graphiation d’une lecture psychanalytique, parfaitement légitime mais non indispensable dans ce contexte, me semblait-il (et me semble-t-il encore aujourd’hui). L’importance du concept de graphiation et des travaux de Philippe Marion en général est d’avoir montré la nécessité d’une approche « médiagénique » de la bande dessinée, c’est-à-dire d’un type de lecture basé sur les propriétés spécifiques du média, non pour en dégager quelque idée transhistorique (son « essence », si vous voulez), mais dans le but d’examiner comment certaines catégories générales se voient infléchies, tordues, réinventées à l’aide de ce qui est propre à la bande dessinée.
La notion de graphiation s’est montrée particulièrement efficace à cet égard : d’un côté, il a puissamment aidé à relire le « texte » de la bande dessinée, celui-ci n’étant plus seulement le récit illustré par les images mais une série d’inscriptions sur la page, à voir autant qu’à lire ; de l’autre, il a également permis d’analyser comment texte et image, en tant que traces matérielles, se rapprochent ou s’éloignent l’un de l’autre, indépendamment de leurs contenus. C’est là, dans l’étude de la bande dessinée, une véritable révolution dont on n’a pas fini de tirer toutes les conclusions. Une lecture plus attentive de Marion aurait empêché bien des désastres au niveau de la mise en forme des mots dans la bande dessinée, pour ne pas dire plus. On a beau jouer de manière très intelligente avec la rencontre de ce que racontent les images et les mots respectivement, la matérialité de l’écrit reste encore trop souvent traitée en parent pauvre.
Ici aussi, ce qui s’est passé depuis vingt ans dans le champ de la bande dessinée aurait bien étonné les observateurs de la fin du vingtième siècle, à commencer par moi-même évidemment. L’essor du roman graphique, tel que le mot a commencé à fonctionner sous l’influence de l’usage américain, puis l’apparition de nouvelles formes de bande dessinée documentaire ou, chose peut-être plus surprenante encore, la vogue des adaptations littéraires, tous phénomènes qu’avec le recul du temps on aurait pu qualifier d’émergents à la fin des années 1990, faisaient l’objet de très peu de commentaires dans ces années-là. S’agissant par exemple des adaptations littéraires, le bon sens de l’époque consistait, sinon à les condamner, du moins à s’en méfier très fort : le recours à un avant-texte connu ou prestigieux était jugé incompatible avec la philosophie de l’auteur complet, seul maître à bord du dessin comme du scénario, par exemple. On a vu depuis que l’appropriation d’un texte du patrimoine ne conduit pas nécessairement à un retour du dessin comme pure illustration académique, beaucoup de ces adaptations récentes n’ayant rien à envier aux créations les plus « originales » des auteurs complets du roman graphique. Dans un livre à paraître cet automne, Adaptation et bande dessinée (Bruxelles : Les Impressions Nouvelles), je défends même l’idée que le principe honni de la « fidélité » (au texte-source qu’on serait obligé d’adapter de manière un rien servile et invariablement plate car trop respectueuse de l’original) est une contrainte hautement productrice, qui incite les bons dessinateurs à trouver des solutions inédites à des questions d’apparence très conventionnelle. Mais je le répète : l’invention se trouve autant du côté des auteurs mainstream, travaillant dans et pour l’industrie culturelle, que du côté des indépendants les plus farouches — chacun à sa façon, bien entendu.
3. La mise en forme du récit
Sébastien Conard : Dans un commentaire sur la pochette de Joost Swarte pour l’album Numero Uno du groupe musical Houseband (1978) vous notiez que Swarte y pratique « une intense narrativisation d’un espace perspectif hyperstilisé ». En effet, par des jeux de mise-en-abîme, de mise-en-exergue autour d’un jeu de mot (“houseband” se lit comme kouseband ou jarretière), de métalepse et de hors-champs interne, Swarte se livre comme d’autres de ses contemporains à des « commentaires presque didactiques de son propre faire ». (p. 73) La bande dessinée s’annonce à cet instant comme un médium « postmoderne » par excellence, pour reprendre le propos de Ann Miller dans Reading bande dessinée[1]. Ce déploiement du récit par les jeux formels est bien connu, mais s’articule tout aussi bien dans un paratexte comme la couverture de Tango par Hugo Pratt (1987), dont vous décrivez entre autres les jeux de regards et de focalisations internes et externes. Cette couverture emblématique de la bande dessinée alternative se dévoile comme une sorte de striptease fragmenté, brouillant les codes entre le linéaire et le tabulaire, et entre points de vue intra- et extra-diégétiques.
Ce que ces deux micro-lectures révèlent est que « l’évitement partiel du récit n’est donc pas sa destruction, c’est même, pourrait-on dire, le plus bel hommage qu’on puisse rendre au récit ». (p. 82) En 2011, vous avez publié l’article intitulé « Abstraction in Comics »[2] qui a marqué les réflexions corrélatives à la bande dessinée dite « abstraite » (abstract comics) : là aussi, vous accentuez que ce qui est anti-figuratif et/ou antinarratif ne résout pas forcément le récit mais le nourrit en le contredisant, le renforce en le mettant sous tensions locales. Au fur et à mesure la bande dessinée postmoderne a renoué avec les grands flux des arts plastiques, pour s’exprimer selon Pierre Sterckx, mais cela va de pair avec des tendances qui semblent diluer ce qu’à chaque instant l’on perçoit comme « narratif ». Qu’en est-il du récit graphique contemporain — je pense au renouveau des « zines », souvent portés sur le côté sensoriel du papier, de l’impression en riso etc. — et quels enjeux cette mise sous tension répétée du récit implique-t-elle pour les études en bande dessinée ?
Jan Baetens : Je ne sais pas s’il existe encore quelque chose qu’on pourrait nommer bande dessinée postmoderne (que j’ai tendance en ce qui me concerne à associer avec les auteurs que Bruno Lecigne avait regroupés sous le label des « héritiers d’Hergé »)[3]. Ce genre de bande dessinée généreusement ouvert au pastiche comme à l’allusion ou au private joke, souvent du reste avec des effets tout à fait forts et décapants comme dans le cas d’Yves Chaland (j’adore Le Jeune Albert), a vécu, c’est évident. Dans le domaine des études narratives, les sensibilités postmodernes (liées aux questions de race, de genre, de sexe, essentiellement) n’ont pas eu pour effet de dépasser mais de repenser la narratologie. L’approche dite « postclassique » des études narratives est moins concernée par l’exploration de nouvelles formes de narration que par l’exhumation critique de certaines formes d’impensé : la domination tacite du regard masculin, blanc, hétérosexuel, par exemple. Cette narratologie élargit et renouvelle sans aucun doute nos manières des lire, avec des effets plus ou moins directs (et souhaitables) sur nos manières de faire, mais elle ne conteste en rien les structures et les modalités du récit conventionnel, comme si le regard « postclassique » avait besoin de s’appuyer sur un socle stéréotypé pour avoir un maximum d’impact. Pour le dire plus platement : il est plus facile de déployer des stratégies postclassiques en s’attaquant à Tintin qu’en partant d’œuvres plus expérimentales, qu’il paraît inutile, voire dangereux car contreproductif, de « déboulonner ».
En même temps, des formes plus radicales de post-modernité ont surgi, qui combinent recyclage formel et refus du récit, un peu dans la tradition contemporaine des « écritures sans écriture », pour reprendre la traduction par François Bon du concept de « uncreative writing » de Kenneth Goldsmith((Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture – du langage à l’âge numérique, traduit par François Bon, Paris, Jean Boîte éditions, 2018.)). Un auteur comme Ilan Manouach — je pense à son Abrégé de bande dessinée franco-belge[4] — va très loin dans cette direction. Dans l’ouvrage cité, Manouach arrive à chasser jusqu’à la question même du récit ou du non-récit : les enjeux y sont totalement déplacés. En ce sens, la réussite de cet album est peut-être trop grande ou trop complète — peut-être trop facile aussi, car il est moins difficile et partant moins passionnant de complètement évacuer le récit que de tenter de le réintroduire sous de nouvelles formes dans un cadre qui lui résiste. Entendons-nous bien : il est parfaitement légitime de se passer de tout horizon narratif dans la bande dessinée expérimentale (ne faisons pas d’erreur sur le genre !), mais l’art est fait de défis et de questions sans réponse préconstruite, d’où mon intérêt pour des travaux très visuels, très formels, abstraits si vous voulez, mais où la narration résiste, non pas de façon passive, comme une trace du passé à conserver coûte que coûte, mais de façon active, comme un paramètre supplémentaire à faire fonctionner dans un environnement a priori hostile. Vous ne serez pas étonné de m’entendre dire que je trouve de beaux exemples de cette ambition dans l’œuvre d’Olivier Deprez, notamment son opus en gestation, WREK, dont quelques fragments ont déjà été montrés sous forme d’installation à la Bibliotheca Wittockiana à Bruxelles.
4. La bande dessinée à l’ère du tout (ou rien) politique
Sébastien Conard : Dans la dernière partie de Formes et politiques vous faisiez l’analyse du Ché (La Vida del Che, 1968) d’Alberto et Enrique Breccia et Hector Oesterheld. Ce qui fait de cette bande dessinée un récit « politique » n’est pas tant le thème mais bien le traitement graphique et narratif. Pour faire vite, nous pourrions paraphraser le style développé ici par les Breccia comme une sorte de « matérialisme graphique », où le dessin est souvent réduit à de forts contrastes entre noir et blanc, contrariant une lecture trop facilement conventionnelle et réconfortante des signes graphiques. Telle ou telle figure n’est jamais seulement détail ou personnage mais s’accentue toujours aussi comme pure trace, poussant le contenu biographique littéralement vers l’abstraction. Plus proche de nous, la génération des bédéistes d’Autarcic Comix, et en particulier les auteurs participant à la revue Frigobox (Fréon et Amok, plus tard le FRMK), se différenciaient à vos yeux par le « refus du postmoderne », ou en tout cas d’une hybridation constante d’à peu près n’importe quoi et d’une « citationite » aigue, bien connue des années 1990. Si les auteurs de Frigobox étaient « postmodernes » c’était avant tout comme tardivement et politiquement modernes, en cherchant des stratégies de « résistance » face au déluge d’images médiatiques, publicitaires, faussement artistiques etc. Vous décrivez de façon graduelle et convaincante comment, au sein du Frigobox, les stratégies de dénonciation, de refus ou d’évitement, puis de destruction ou de saccage se succèdent, pour s’aiguiser dans une tactique de transgression (notable dans le travail d’Olivier Deprez). En effet, cette approche a foncièrement renouvelé le récit graphique, surtout dans ses possibilités « politiques », c’est à dire dans une utilisation critique d’un médium qui jusqu’à récemment ne semblait pas investi de pratiques aussi réflectives. La transgression est-elle encore une approche valable, et, si oui, dans quelle mesure : où voyez-vous des évolutions plus récentes de ce genre de pratiques ? Plus est, une esthétique perverte, comme le terme aura pu être employé par rapport à l’œuvre de Georges Bataille, Jean Genet, Francis Bacon, Alfred Hitchcock ou d’Alex Barbier, peut-elle être une stratégie possible dans le domaine du récit graphique contemporain ? La perversion ne saperait-elle pas le côté “bien intentionné” qu’on retrouve généralement en bande dessinée, y compris dans ces pendants “transgressifs”, “subversifs”, “critiques” ou même “automatiques” ? Finalement, d’autres aspects se révèlent-ils d’importance quant à une nouvelle politisation des littératures visuelles ?
Jan Baetens : Comme pour les trois autres domaines circonscrits dans Formes et politiques de la bande dessinée, force est de reconnaître que les temps ont bien changé et que la donne n’est vraiment plus la même. L’artiste moderne s’est détaché — je ne dis pas : libéré — de tout lien exclusif avec un média particulier. Les auteurs de bande dessinée, qui entre parenthèses sont de plus en plus des autrices, évolution à mon sens tout à fait réjouissante, s’expriment aujourd’hui en plus d’un média, ce qui rend la bande dessinée elle-même également plus ouverte et plus hybride, et partant ils s’adressent aussi à des publics parfois hétérogènes, ce qui ne facilite ni leur travail ni l’interprétation de ce travail. Il s’ajoute à cela l’art contemporain, dont la bande dessinée fait inévitablement partie, est infiniment plus politisé qu’il y vingt ans. Une forme artistique et un artiste (et aujourd’hui les deux sont devenus tout à fait inséparables, ce qui n’était pas non plus le cas au moment où j’écrivais Formes et politiques de la bande dessinée) ne peuvent tout simplement plus se permettre de ne pas adopter de position politique : qu’on le regrette ou non, l’art est censé servir une cause et l’artiste est supposé s’engager en faveur de la même. Or cette politisation s’est non seulement généralisée, elle a aussi changé de nature : elle passe de nos jours par le contenu de ce qui se montre et se dit, ce qui va de pair avec l’essor des aspects documentaires de l’art en général (on ne s’engage pas à travers une fiction mais par le biais d’un montage de faits directement empruntés au “réel”), alors qu’à l’époque elle était liée à une réflexion sur la forme. L’idée — certains diraient aujourd’hui : l’illusion — sous-jacente était qu’un message politique (et dans ce domaine il va presque sans dire qu’un tel message est supposé être “progressif”) serait sabotée s’il était véhiculé par une forme conventionnelle, d’une part, et que l’exploration d’une forme expérimentale suffirait en elle-même à générer des effets idéologiques et partant politiques, d’autre part. Il y a sans doute une part de vérité dans ces deux thèses — oui, une pensée progressive « habillée » d’une forme traditionnelle risque de perdre pas mal de son impact, alors que la confrontation avec une forme moins conventionnelle donne au moins à penser, ce qui est le début de tout –, mais on peut tout de même se poser de sérieuses questions sur l’efficacité et la portée concrètes de pareilles manières de procéder, dont l’art contemporain, du moins dans ses formes politisées, semble être revenu. Ce qui l’attire aujourd’hui, et ce qui frappe le public, ce sont plutôt les variations de l’agit-prop, dont on sait qu’il n’évacue d’aucune façon les questions du contenu. La partie de mon livre qui a le plus vieilli est donc sûrement celle-là, ce qui ne signifie pas que je regrette de l’avoir écrite (à l’arrière-fond de cette partie se trouve évidemment quelque vague postérité du Degré zéro de l’écriture de Barthes, quand bien même le livre de Barthes survivra, ce que je n’ose pas penser de la dernière partie de Formes et politiques de la bande dessinée).
Cependant, la notion de « perversion », quelle que soit la manière dont on la définit, n’est pas un terme que je crois avoir endossé, sans doute pour les mêmes raisons qui m’ont toujours tenu à l’écart de la psychanalyse. Il n’y a dans mon esprit aucun lien entre transgression et perversion et le premier terme ne relève pas pour moi du registre psychologique ou existentiel : c’est une forme de calcul très averti qui cherche à créer un dispositif capable d’interroger certains mécanismes devenus nocifs à force d’évidence. C’est si vous voulez une stratégie de « désautomatisation » ou « dénaturalisation », au sens où l’entendaient les Formalistes russes, et son champ d’application ne s’étend pas forcément au domaine proprement politique. Un déverrouillage modestement esthétique n’est déjà pas si mal que cela.
[Propos recueillis par échange de mails, entre le 15 juillet et le 5 août 2020, mise en forme par Benoît Crucifix]
Notes
- Bristol : Intellect, 2007.
- Jan Baetens, « Abstraction in Comics », SubStance, volume 40, numéro 124, 2011, pp. 94-113. Une version française a été publiée sous le titre « Abstraction et narration : une alliance paradoxale. (Notes sur la bande dessinée abstraite) » dans Études de Lettres, numéro 294, 2013, pp. 45–65.
- Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles, Magic Strip, 1983.
- Bruxelles : La Cinquième Couche, 2018.
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