FRMK

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Depuis son apparition à l'aube des années 2002, le FRMK (réunion des deux composantes Fréon et Amok) demeure l'un des éditeurs qui incarnent le mieux une forme d'avant-garde de la bande dessinée. Au cours de ce long échange avec Thierry van Hasselt et Yvan Alagbé, aventuriers de la première heure, la discussion (qui aurait pu durer plus encore) a abordé tout autant les aspects les plus pratiques que les réflexions les plus théoriques -- esquissant la vision singulière d'un éditeur se voulant au cœur de la bande dessinée.

Xavier Guilbert : Vous êtes tous les deux un peu une mémoire, ou tout du moins une trace qui remonte aux origines — Fréon et Amok, structures qui ont fusionné en 2002. Retrouvez-vous quelque chose de ces structures dans le FRMK d’aujourd’hui, ou une page s’est-elle tournée pour vous ?

Thierry van Hasselt : Oui, je crois que ça n’a plus grand-chose à voir dans le sens où au départ, en tous cas pour Fréon, c’était vraiment une structure qui reposait sur des auteurs, et qui était plutôt faite pour nous servir à nous, en tant qu’auteurs. Ça a quand même glissé — j’ai l’impression que c’est plus comme Amok dans la structure, maintenant. Parce qu’Amok, ça a toujours été des gens bénévoles autour — non, pas forcément bénévoles, puisque vous avez eu des emplois-jeune — mais il y avait Yvan [Alagbé] et Olivier [Marboeuf], et puis il n’y a eu plus que toi [Yvan]. Mais il y avait des gens qui n’étaient pas forcément auteurs qui travaillaient dans la structure.

Yvan Alagbé : Oui, disons que nous, du côté Amok, on n’a jamais eu le côté « collectif d’auteur » qu’il y a eu chez quasiment tous les autres éditeurs qui se sont créés à l’époque. On n’a jamais raisonné comme ça. J’ai toujours plus raisonné en termes plus larges, pas forcément que des auteurs, et puis surtout d’essayer — de travailler ensemble assez tôt. Des personnes qui travaillaient à Dissidence Art Work (qui était en fait la structure derrière Amok) étaient impliquées aussi dans les choix éditoriaux. Je pense qu’il ne reste plus grand-chose, de fait, des deux structures. Il y a toujours certaines idées qui sont présentes, mais sinon, vu la manière dont cela fonctionne aujourd’hui, cela ne correspond plus — c’est plus en recherche d’un fonctionnement collectif et associatif, qui du coup associe les personnes, qu’elles travaillent sur la partie édition ou sur la partie création ou sur la partie maquette. Il peut y avoir des personnes qui touchent un peu à tout, il peut y avoir des personnes qui ne touchent qu’à un seul aspect, mais il y a une manière collégiale de faire ça…

Thierry van Hasselt : La structure aujourd’hui est en grande partie gérée par des gens qui ne sont pas des auteurs, qui travaillent bénévolement et qui y viennent pour trouver — je ne sais pas, un champ d’expérience au niveau de l’édition, et qui partagent les mêmes volontés de développer les projets éditoriaux dans un certain climat, et en ayant, effectivement, des responsabilités et des retours par rapport à ça. Je crois que c’est ça — et c’est quand même assez différent de ce qu’il y avait auparavant…

Xavier Guilbert : Si je pose cette question, c’est qu’en regardant la liste des livres qui ont été publiés par FRMK, au début, il était précisé sur certains si c’était FRMK Nord ou FRMK Sud. C’est quelque chose qui a, il me semble, disparu assez rapidement.

Thierry van Hasselt : Complètement.

Yvan Alagbé : Ça a disparu assez rapidement, oui. C’était lié aussi à la manière dont cela avait été constitué au départ, le fait de faire alliance, comme ça. Quand j’ai proposé, en fait — à Thierry, Vincent [Fortemps], je ne sais plus… On avait fait une réunion, on était à quatre, avec Olivier [Marboeuf], Vincent et toi [Thierry], la première fois que je vous ai parlé d’essayer de faire ça. Il y avait… (une longue hésitation)

Thierry van Hasselt : (amusé) On n’a pas fait tout de suite compte commun.

Yvan Alagbé : Oui, voilà, en fait, il y avait l’idée de faire alliance, mais de ne pas — parce que ce qui est dur, dans ce genre de situation, c’est d’avoir peur de perdre la maîtrise de ce que l’on fait. Et du coup, c’est quelque chose que l’on a écarté d’office, immédiatement. L’idée, c’était que personne n’ait à renoncer à quoi que ce soit, en réalité. Les deux structures allaient continuer à éditer des livres, on allait faire sous le même nom, et donc partager tout ce qui va avec, le fait de promouvoir ensemble une maison d’édition, etc. Mais pour autant, aucune des structures n’aurait le droit de dire non — il n’y avait pas de droit de veto, en fait. On aurait pu imaginer, si vraiment — mais on a préféré écarter ça d’office. De toute façon, même si, bien évidemment, il pouvait y avoir des discussions, et il y avait tout intérêt à ce qu’il y en ait, il pouvait y avoir des désaccords, mais l’idée était quand même qu’il n’y avait pas de veto.

Thierry van Hasselt : Du coup, on continuait chacun à avoir nos livres. On payait nos livres, et on rentrait l’argent.

Yvan Alagbé : C’est ça. Et chacun rentrait l’argent des ses projets. Ensuite…

Thierry van Hasselt : Ensuite, il y a quand même eu cet intérêt à un certain moment, qu’il y avait des financements de natures différentes des deux côtés. En Belgique, on avait une aide structurelle et des aides aux projets, mais aucune aide à l’emploi. En France, il y avait des aides à l’emploi. Et cela a, je crois, maintenu l’intérêt d’avoir deux structures différentes pendant un moment, parce qu’on jouait un peu sur les deux tableaux.

Yvan Alagbé : C’était la première phase, et assez vite on est passé à un peu plus d’intégration, comme on dit. Donc essayer de se répartir un peu — notamment, de faire la fabrication, (un des points forts avec la maquette) et la production des livres du côté de la Belgique et de Fréon. Par ailleurs, du côté Amok, nous n’avons jamais eu une activité uniquement d’édition. Fréon aussi a organisé des événements, mais nous avons toujours cultivé cet aspect, et cela a toujours représenté une partie assez importante de notre activité. Il y a eu aussi l’idée, à un certain moment, de prendre en charge tout le travail de coordination, d’administration, de promotion…

Thierry van Hasselt : On a quand même tout divisé par deux, en fait. Avoir moins de postes similaires des deux côtés, en essayant de ramener des choses d’un côté ou de l’autre.

Xavier Guilbert : Quelles étaient les raisons de ce rapprochement ? Parce qu’au milieu des années 1990, il y avait quand même une sorte de fourmillement autour d’une certaine forme de création avec beaucoup de maisons d’édition qui se montaient. Il y avait Autarcic Comix — est-ce que c’est là-dessus que vous vous êtes retrouvés ?

Yvan Alagbé : C’est la première étape, en cela qu’on avait cherché à établir un contact entre les deux structures et les deux projets, à partager quelque chose…

Thierry van Hasselt : Oui, ce projet fait une fois par Fréon, une fois par Amok, et sur la longueur.

Yvan Alagbé : A l’origine, quand on a conçu l’événement Autarcic Comix à Paris, et donc réfléchi à un événement mensuel où il y aurait un kiosque, on n’avait pas du tout d’idée de festival, ni rien. Cela n’avait rien à voir avec le festival Autarcic Comix, si ce n’est dans la création qui était représentée. Ce que l’on voulait faire, c’était créer un endroit où l’on puisse tous les mois trouver des livres (puisque c’était quand même dur à trouver à l’époque), et que les gens puissent se rencontrer et que des journalistes puissent découvrir des trucs, que des libraires puissent découvrir des trucs — créer une concentration à un moment précis, amener les gens à un endroit, et que cela se passe justement sur un espace assez court, pour que ce soit fort. On a eu cette idée d’événement, et je pense que — je ne sais plus, en en parlant, vu qu’on voulait faire ce truc-là, on s’est dit : ah, ce serait bien que ce soit le même nom, parce que comme ça cela ferait une espèce de… et donc on est partis sur ce projet. Cela a été l’un des premiers projets que l’on ait faits qui ait concrétisé un peu cet axe.
Nous, du côté Dissidence Art Work (je vais employer ce terme-là, puisqu’ils faisaient Amok), à la même époque nous avons commencé à travailler avec des collectifs de l’étranger : une fois par mois, on présentait des bouquins et on les avait un peu en permanence, on a commencé à proposer, à faire de la distribution aussi, et donc comme ça on a diffusé un tout petit peu…

Thierry van Hasselt : Au début, Fréon n’était diffusé que par vous.

Yvan Alagbé : Oui, c’est ça. On l’avait fait aussi avec d’autres structures comme ça. A l’époque, on avait fait un catalogue — on avait notre partie catalogue, et on avait une partie catalogue diffuseur. C’était aussi un aspect qui nous rapprochait, même si en ce cas, c’était plus large, pas uniquement avec Fréon. L’autre pas, c’était quand on allait dans des festivals, plutôt que d’avoir chacun notre petite boite, c’était de faire tomber la cloison. Là, c’est comme pour l’alliance sur laquelle cela a débouché : chacun avait sa table, chacun avait ses bouquins, mais c’était quand même un truc d’enlever la cloison. Finalement, simplement en se mettant ensemble et sans chercher à se dire qui va contrôler, qui va commander, ça permettait de… Pourquoi on en avait envie, pourquoi c’était possible entre nous ? Vraisemblablement parce qu’on avait au moins…

Thierry van Hasselt : Assez vite, on s’est rendu compte qu’on publiait une partie d’auteurs en commun, on avait les mêmes envies de publier les mêmes auteurs. Alors plutôt que de se tirer dans les pattes…

Yvan Alagbé : Voilà, assez vite, comme on s’entendait quand même assez bien — il y a un côté un peu ridicule, même si ça se passe encore de nos jours — surtout pour quelque chose qui est dur à faire, où il n’y a pas grand-chose à gagner, que de la sueur et des larmes (rires). C’est idiot d’aller se battre en plus. On avait déjà commencé cette collaboration-là…

Thierry van Hasselt : Stefano Ricci, vous l’avez fait, on a fait le bouquin après. Martin Tom Dieck a été publié dans vos revues, on en a fait des livres. Eric Lambé, même chose. Ça circulait quand même, et il y avait des gens qui étaient vraiment des charnières, comme Alain Corbel qui avait fait MokkaMokka étant fini, lui et Eric ont été un peu…

Yvan Alagbé : Oui, on avait un certain nombre d’auteurs en commun qui rendaient d’autant plus idiot d’aller se tirer la bourre là-dessus. Cela s’est cristallisé à un moment — on a proposé à Vincent [Fortemps] de faire un bouquin avec nous. Fréon n’avait pas eu tout de suite l’objectif d’être un éditeur, puisqu’il y avait aussi une logique collective, et vous aviez travaillé d’abord avec un éditeur, avec Les Nébulaires, que vous avez fini par faire — mais qu’on avait failli faire aussi. On a commencé à faire des livres un peu plus tôt — on a travaillé de fait assez vite ensemble. Et au moment où on a proposé à Vincent de faire un livre avec nous, à ce moment-là, Fréon avait déjà publié Les Nébulaires

Thierry van Hasselt : On avait déjà fait Cimes, à ce moment-là. Si je me souviens bien, Barques sort après Cimes.

Yvan Alagbé : Barques, oui, mais c’est même plus tôt — entre le moment où on demande, et le moment où ça se fait… mais oui, sans doute, il y avait déjà Cimes, je pense que tu as raison. Mais en tous cas, la question se posait pour Vincent et vous : mais pourquoi tu vas faire un livre avec eux ? Vincent étant — là, ce n’était pas Martin Tom Dieck, c’était quelqu’un qui vraiment, était du collectif.

Thierry van Hasselt : Fondateur.

Yvan Alagbé : Voilà, du noyau. Pourquoi casser ce truc ? Ce serait intéressant de demander un peu plus — pas de lui demander de se justifier, mais de fait, ça lui apportait quelque chose, il avait vu un intérêt à faire quelque chose avec nous. Du coup, il y avait une sorte de crise de jalousie…

Thierry van Hasselt : … une petite tension (rire).

Yvan Alagbé : Et c’est aussi sur cette tension-là qu’on a réagi, et on l’a plutôt dépassée par le haut. Avant même qu’on fasse le pas d’éditer, sous ce nom-là, et ce rendez-vous que j’ai évoqué, cela venait du fait de se retrouver en festival ensemble, et de faire bande commune. Avant d’être éditeur FRMK, il y a eu les FRMK parce que c’était la réunion des deux : quand on était ensemble, on était les FRMK. Et la question d’éditer sous le nom FRMK, et de mettre en commun nos ressources s’est alors posée. Voilà, ce sont plein de petites étapes, mais c’est assez naturel. Il y a aussi les outils « modernes » qui font que…

Thierry van Hasselt : C’est venu plus tard, tout ça. L’amour, et tous ces trucs-là… (rires)

Yvan Alagbé : Non, mais le fait de pouvoir échanger par mail et travailler à distance, quand même, ça ouvre la possibilité de se dire « on fait une maison d’édition ensemble ».

Thierry van Hasselt : Bien sûr. Et après, il y a eu la fin des emplois-jeunes, qui a précipité un peu la seconde phase…

Yvan Alagbé : Oui, du coup, il n’y avait plus trop d’intérêt. On a aussi, pendant très longtemps — c’était un des chantiers, cela s’appelait « chantier FRMK », c’était de savoir comment on allait arriver à s’en sortir : on avait besoin de garder les deux structures pour ces histoires de financement, mais en réalité cela n’avait pas trop d’intérêt. Tout ce que ça demandait de comptabilité pour après rétrocéder les ventes, c’était fastidieux pour que dalle — enfin, pas que dalle, pour ces financements-là. On a cherché longtemps à voir comment on pourrait faire. C’est anecdotique, mais c’est quand même intéressant à savoir parce qu’à cette époque-là — assez rapidement, quand on a commencé à vouloir aller plus loin que juste éditer sous le même nom, et commencer à travailler ensemble et à s’organiser ensemble, on a cherché à savoir si on pouvait créer une association européenne. Ce qui nous aurait permis d’être sans problème à la fois belge et français. A l’époque, il y avait sur le site de la Communauté Européenne un texte qui expliquait : « … statuts d’association européenne qui permettra… blablabla… peuples Européens de vivre l’Europe… blablabla… prendre en main… super moteur… c’est quasiment prêt, ça arrive bientôt… » Ce texte date de la fin des années 1990, peut-être même plus tôt, et récemment, pour des histoires presque similaires, je suis allé revoir ce site — juste pour voir si ça avait avancé. Mais non seulement ça n’a pas avancé, mais c’est le même texte qui est là, donc c’est encore écrit : « ça arrive bientôt ». Quinze ans plus tard, c’est juste fou.
Ce n’était pas donc possible de le faire, juridiquement il faut toujours avoir — on peut toujours faire une fédération, mais la fédération elle-même doit être rattachée à un pays précis. On n’avait pas trouvé de solution. Mais ça nous a occupés un moment, la recherche d’une solution à cette question. Aussi, quand on a fait le traité pour la fusion du FRMK, c’est le premier texte de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier qui a servi de base à sa rédaction (rires). Même si ça a un peu disparu en cours de route, on avait en tête même un troisième pays, pour faire un projet européen, parce qu’il y avait des financements accessibles aussi — pas que pour des histoires de financement, évidemment. Je pensais que cela avait un sens, aussi, de vouloir faire une maison d’édition européenne. Par ailleurs, je me disais que si on arrivait à trouver un pays pour pouvoir produire des éditions anglaises — bref, ça reste ouvert, finalement.

Thierry van Hasselt : Il y a plein de chantiers, comme ça, qui restent encore à l’état de potentiel… Ça reste ouvert. Il y quand même des avancées puisqu’il y a nos contacts avec Bill Kartalopoulos qui est devenu notre succursale américaine. Il n’est pas encore complètement…

Yvan Alagbé : … mais il réclame son initiation.

Thierry van Hasselt : Il a une partie du stock — il a un gros stock de bouquins du FRMK dans son appartement à Brooklyn (rires).

Yvan Alagbé : C’est ça qu’il faut commencer à faire, il faut déjà stocker des livres chez soi, et comme ça on rentre — ça infuse, en fait.

Xavier Guilbert : Tout au commencement, Amok publiait Le Cheval Sans Tête, et Fréon avait Frigobox. Quand vous êtes devenus maison d’édition à part entière, l’activité revue s’est arrêtée.

Yvan Alagbé : Le Cheval Sans Tête, ça s’est arrêté plus tôt. Il n’y a pas…

Xavier Guilbert : Cinq numéros de mémoire, et vous, avec Frigobox, c’était quoi, neuf ?

Thierry van Hasselt : Oui, puis on est passés en 2000 sur le projet Frigobox 2

Yvan Alagbé : Récits de ville.

Thierry van Hasselt : Oui, Récits de ville. Il y a encore un truc narratif là-dedans, mais je ne sais plus quoi. Un nom à rallonge dont je n’arrive même plus moi-même à me souvenir. Enfin, bon. Mais ça, c’était un collectif, c’était même une série de collectifs dans le cadre d’un projet — « Bruxelles, capitale Européenne », qui nous avait donné des moyens d’organiser des résidences. Il y en a qui sont sous forme de revues — enfin, plutôt sous forme de collectifs, et d’autres qui sont des livres individuels. Après ça, effectivement, je pense qu’on a continué à faire des collectifs, mais la forme même de la revue, avec une régularité plus ou moins… c’était trop galère.

Yvan Alagbé : C’est quand même extrêmement contraignant et ingrat —

Thierry van Hasselt : — et à un moment, ça ne vendait plus. C’était une catastrophe de ventes. Maintenant, il y a une sorte de retour avec les « Mooks »…

Xavier Guilbert : C’est un mouvement que l’on observe sur beaucoup d’autres alternatifs. L’Asso relance Lapin régulièrement, mais la parution a été interrompue plusieurs fois, Ego comme X a commencé comme une revue qui s’est ensuite arrêtée… Il y a peut-être Atrabile qui a tenu Bile Noire un peu plus longtemps, mais il y a une sorte de mouvement progressif : on se constitue autour d’une revue, et puis au bout d’un moment on passe au livre et la revue finit par disparaître.

Thierry van Hasselt : Par contre, on a quand même continuellement — enfin, régulièrement des collectifs qui sortent, qui sont liés à des projets, et qui pour moi représentent le même travail que pour une revue, sauf qu’on ne doit pas se dire : on doit faire le 2, on doit faire le 3… Cela a été le cas pour Match de Catch à Vielsalm, mais aussi pour Djazz, et encore maintenant avec Knock Outsider — quand même, des livres qui sont liés au temps, parce qu’ils sont la conclusion de quelque chose, mais qui n’appelle pas forcément une suite.

Yvan Alagbé : Depuis le début, il y a eu aussi des projets qui ne sont pas juste — où la structure… la ou les structures initient quelque chose. Ce n’est pas seulement un auteur qui fait son truc, mais il y a des rencontres qui se font, qui sont provoquées, dans un cadre particulier. Faire une revue qui se contente de coller bout-à-bout des petits trucs ramassés à droite et à gauche — ça peut aller quand quelque part, on ne peut pas faire autrement. Mais au fil du temps, ça perd un petit peu de son sens. Là aussi, il y a eu pour nous une réflexion là-dessus, sur quel sens cela pouvait avoir d’avoir une revue, et quel intérêt ça avait alors qu’on avait changé, et qui a entraîné une deuxième époque du Cheval Sans Tête

Thierry van Hasselt : … qui n’était déjà plus tellement une revue.

Yvan Alagbé : Si, si.

Thierry van Hasselt : Oui, mais c’était chaque fois des thématiques…

Yvan Alagbé : On voulait que ce ne soit justement pas une revue — tout en gardant d’ailleurs, une partie, à la fin, des petits bouts de trucs qu’on pouvait avoir amassés, un peu comme on faisait avant. Mais après, l’essentiel était constitué de pages faites pour ça, dans ce cadre-là, des pages qu’on demandait, on initiait quelque chose. Si on a arrêté, c’est quand même vraiment plus le fait qu’à pagination égale, c’est beaucoup plus de boulot qu’un livre. C’est souvent vendu proportionnellement moins cher, ça se vend moins, et en plus si on part sur le principe de régularité, il y a aussi la contrainte de — voilà, quand c’est le moment de le faire, il faut s’y mettre.

Thierry van Hasselt : Et si il n’y a pas d’idée, il faut s’y mettre quand même.

Yvan Alagbé : Et s’il y a pas d’argent, il faut reperdre de l’argent. A date régulière, perdre de l’argent… (rire) C’est un peu ça qui a fait qu’à un certain moment, les projets individuels ont pris le pas. Mais ça n’a jamais empêché qu’il y ait, comme avec la S, des projets en tant que tels, qui sont des projets collectifs, qui sont des projets éditoriaux et pas juste de l’édition — où l’on ferait son marché : « voilà j’édite ceci, puis cela… » Le fait de pouvoir initier, en tant qu’éditeur, de pouvoir proposer des choses. Cela reste un aspect qui est intéressant, même si c’est vrai qu’on n’a pas les moyens de le faire… Moi, pendant très longtemps, je voulais relancer une revue. Il y a la tentative de Djazz qui n’a eu qu’un seul numéro. Là, c’est pareil, il y avait aussi l’idée de relier ça à des résidences, de faire une revue qui aurait pu voyager un peu. Après, c’est le boulot de trouver de l’argent pour faire des trucs comme ça… (soupir) Tout ce qui fait qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut (rire).

Xavier Guilbert : Histoire d’évacuer tous les aspects les plus administratifs… c’est une structure qui fonctionne avec beaucoup de bénévoles. Comment fait-on pour maintenir une structure bénévole active, avec des gens qui viennent et qui partent, depuis treize ou quatorze ans —

Thierry van Hasselt : Ça fait plus de vingt ans, si on prend le début des deux structures.

Xavier Guilbert : Justement, comment on tient pendant vingt ans ? Avec des gens, en plus, qui ne sont pas auteurs — autant on peut imaginer l’implication des auteurs, puisqu’il y a un livre à la fin, mais pour les autres…

Yvan Alagbé : Des gens qui sont éditeurs sans être auteurs, ça existe. Même s’il existe aussi bien évidemment ceux qui font les deux et ça a du sens aussi. Mais je pense que si ça tient, ce qu’on a essayé de faire et que l’on essaie toujours de faire, et qui est important pour arriver à tenir, c’est que — c’est que justement ce sont des bénévoles qui n’ont jamais été des larbins. Assez vite, même pour des gens plus jeunes…

Thierry van Hasselt : Tout est partagé.

Yvan Alagbé : T’es dans le cœur du projet, donc t’es acteur du projet. Après, évidemment, il y a des gens qui peuvent s’éloigner…

Thierry van Hasselt : Les prises de décision sont tout de suite faites par les gens — par les bénévoles, en fait. On est tous au même niveau à ce moment-là. On discute des choses. Parfois, il y en a qui ont plus d’autorité — parce qu’ils sont plus sûrs d’eux ou je ne sais quoi, mais tout le monde en principe a la même voix. Les choses sont discutées, ce sont ceux qui vont prendre les choses en main parce que ce sont les plus engagés ou les plus convaincus du projet qui vont pouvoir le faire avancer… Je pense qu’il y a quand même — l’idée, c’est que ceux qui travaillent donnent une énergie bénévole, et ils sont valorisés par rapport à ça et il y a une responsabilité qui est quand même agréable à porter, je pense.

Yvan Alagbé : Oui, voilà. Par rapport à l’idée qu’ils donneraient quelque chose et qu’on les valorise, il n’y a même pas cet aspect. Il n’y a pas de statut, il n’y a pas un statut de bénévole — c’est plus une question de membre, en fait. Même si dans les faits…

Thierry van Hasselt : On essaie aussi quand même que le bénévolat ne soit (de temps en temps) plus du bénévolat. Quand il y a de l’argent sur un projet, les gens qui bossent sur ce projet sont rétribués. S’il n’y a pas d’argent, on est d’accord qu’on le fait tous sans devoir être payé, parce que le projet doit exister, et on se bat pour des projets dont on a décidé ensemble de la nécessité de l’existence. Et donc on les fera, argent ou pas argent.

Yvan Alagbé : Et du fait qu’il y a des gens qui ont envie de s’engager, des gens qui aiment ce qui est fait, après, le projet devient le leur, tout simplement. Du coup, ils y tiennent comme nous on y tient – même si nous, on y tient depuis plus longtemps. Mais dans les faits, assez vite… le travail, le partage fait que l’on est membre de quelque chose. Du fait de ce partage, personne n’en est propriétaire. On ne s’est jamais mis en position, ni Thierry ni moi, d’être — d’être dépositaire ou d’avoir une autorité stricte sur l’ensemble. Ce que l’on aurait pu faire, en fait.

Thierry van Hasselt : Ça n’aurait pas bien marché non plus.

Yvan Alagbé : Oui, mais comme beaucoup de choses — on aurait pu, on n’a pas voulu, en tous cas. A moment donné, il y avait cette idée, presque. Comme il y avait deux structures, il y avait un petit peu deux têtes, avec les chefs, parfois, qui discutaient. Et c’est ça qu’on n’a pas voulu faire, et très vite ça a disparu au profit de quelque chose — on partage les tâches, les joies et les peines (rires). Pas nécessairement à proportions égales : ce n’est pas mathématique non plus, ça peut être très fluctuant aussi. Il peut y avoir des moments, des passages à vide d’un tel ou de tel autre, et des moments où des gens se mettent un peu en retrait, etc. Même sur le truc du comité éditorial qu’on a fait pour sortir aussi d’une situation où il n’y aurait que telle personne qui déciderait… On a assez longtemps appliqué…

Thierry van Hasselt : … une sorte d’orthodoxie de vote.

Yvan Alagbé : Le vote pur et simple. Et voilà, on compte les voix, pour-contre et puis basta.

Thierry van Hasselt : Moitié plus un ça passe…

Yvan Alagbé : … moitié moins un, ça passe pas (rires). Assez rapidement — pas tout de suite, ça a montré quand même ses limites, avec des situations assez absurdes. L’écart entre le moins-un et le plus-un… et puis ça a amené des trucs plus compliqués : quelqu’un qui avait très envie de faire quelque chose pouvait en être empêché. J’ai plutôt tendance à penser qu’il vaut mieux privilégier l’envie de faire que la censure. Du coup, aujourd’hui, il y a plus une discussion informelle…

Thierry van Hasselt : Il y en a qui continuent à voter… ils disent « pour, pour, pour ».

Yvan Alagbé : Oui, voilà, il y a l’expression de « je suis pour », avec une espèce de prise de température. Après, ça se fait ou ça se fait pas, mais il suffit qu’il y ait un bloc et une envie suffisante — donc même pas un nombre de personnes — pour que cela se fasse. Le truc du vote pur et dur est un peu tombé par rapport au fait que cela posait trop de soucis et même de tensions entre quelqu’un qui n’a pas beaucoup participé, qui n’a pas beaucoup bossé, mais qui va venir empêcher quelqu’un qui a beaucoup bossé, et qui a envie de s’investir sur un projet, de le faire. C’est un peu con, en fait.

Thierry van Hasselt : Finalement, un livre sur lequel il y a — je ne sais pas, on est onze, il y a six votes positifs. Cela peut être des votes positifs assez moyens, en fait. Il y en a qui ont dit « je suis pour, je suis pour », puis il y en a quatre qui ont dit vaguement non, et on va aller le faire alors que ça n’a pas de sens. Il faut que l’on ressente une énergie, au moins de quelques personnes, et s’il y a — parce que parfois il y a des discussions qui sont bien remuées…

Yvan Alagbé : Il y en a eu. Mais du coup, voilà, on en est venus à ce fonctionnement plus informel. On ne peut pas dire qu’on vote, mais on exprime en tous cas nos avis. Comme c’est plus informel, il y a aussi moins … parce qu’à un moment, comme c’est un vote, si tu veux faire ça de manière un peu carrée, il faut toute une organisation : il faut voter avant telle date, il y a ceux qui n’ont pas encore voté, donc il faut aller leur courir après… Il peut y avoir des tas de raisons qui font que, à un moment donné, un tel ou un tel ne soit pas présent, parce que ça se passe sur un site interne… ça amenait une dynamique qui pouvait avoir des mauvais côtés.

Thierry van Hasselt : Parce que le comité artistique, la décision éditoriale est entre les administrateurs, on va dire, ceux qui s’occupent de la structure, donc outre Yvan et moi : Lison, Marie, Eve, Eglantine, Laurane et Stéphane le graphiste, et après il y a toute une série d’auteurs qui sont les auteurs un peu historiques…

Yvan Alagbé : Mais citons-les, puisqu’on a cité les autres (rire).

Thierry van Hasselt : Des auteurs dont on sait qu’on peut compter sur eux quand on a besoin de ressources humaines qui dépassent le simple dessin.

Yvan Alagbé : Oui, et puis aussi parce que le principe au moment où on a créé le comité, c’était de dire qui pouvait en faire partie. Donc chacun écrit une lettre de motivation… (rires).

Thierry van Hasselt : Et donc il y a Dominique Goblet, Jean-Christophe Long, Eric Lambé — ah non, Eric Lambé n’est pas dedans.

Yvan Alagbé : Il peut venir voir quand même.

Thierry van Hasselt : Oui, il peut venir voir. Il y a Paz Boïra, Frédéric Cochet, Vincent Fortemps, Olivier Deprez. Voilà. Ça fait quand même un groupe de onze personnes, et on a rajouté deux-trois personnes. Eric Lambé a été rajouté parce que ça l’intéressait de suivre…

Xavier Guilbert : Et vous arrivez quand même à prendre des décisions ?

Thierry van Hasselt : (rires) Oui.

Yvan Alagbé : Il peut y avoir des moments où ça flotte, parce qu’on ne sait pas trop — et puis justement il n’y a personne qui s’en empare qui accélère un peu le truc…

Thierry van Hasselt : Mais moi par exemple, si j’ai un projet que j’ai envie de défendre — je dirais qu’il n’y a pas grand-monde qui poste quand même. C’est souvent moi, parfois toi. Tout le monde n’a pas encore pris ce pli-là, mais c’est pas plus mal parce que sinon on aurait trop de trucs. Et donc quand je poste un truc qui…

Yvan Alagbé : Oui, puis il y a aussi le fait de qui réceptionne aussi — tu réceptionnes aussi plus de propositions.

Thierry van Hasselt : Oui, c’est sûr.

Yvan Alagbé : Après, en festival, on a plus l’occasion d’aller voir des trucs à l’étranger, de croiser des gens…

Thierry van Hasselt : Moi, si je pose un truc et que j’ai vraiment envie de le faire, je vais commencer à envoyer des mails à tout le monde en disant : « allez voir, j’aimerais bien que vous me répondiez, je dois dire quelque chose. » Parce qu’ensuite, c’est celui qui a posté qui doit répondre aux auteurs. Donc je cours quand même un peu derrière les réponses, sauf que je sais qu’il n’y a pas besoin que tout le monde ait voté pour telle date.

Yvan Alagbé : Et puis ça évite de s’engueuler — d’en vouloir à quelqu’un à qui, pour une raison ou une autre, cela n’a pas plu. A un moment, il y avait eu un peu des histoires : des gens ne votaient pas, avec des réactions du genre « ça fait chier, ils ont voulu y être, alors pourquoi ? » D’ailleurs, s’il y a un truc qu’on n’a pas réellement fait mais que je pense qu’on devrait faire, c’est que les projets puissent être aussi être partagés, être lus plus largement. Pas pour voter ou pour choisir, mais simplement pour… On a eu à moment des velléités d’organiser l’association avec plus de recrutements et d’adhésions. Il est apparu que c’était un peu trop difficile, ou que ça amenait une gestion en tant que telle (d’avoir des adhérents) que ça a finit par se stabiliser plutôt sur un mode « au compte-gouttes », petit à petit. Reste que je trouve qu’il y a un vrai sens là-dedans, et cela a toujours été important. Ce n’est pas sur le même plan que la qualité des œuvres, c’est un autre plan, mais c’est quelque chose qui fait que même le jour où Futuropolis ou n’importe qui fera le même bouquin que nous, aussi bien fait, avec le même contenu, et que l’auteur serait lui-même parfait à tout point de vue – il restera, en dehors de l’objet : comment, et qui, et pourquoi. Et ce comment et ce pourquoi, l’idée de trouver des fonctionnements qui échappent à la seule règle de l’argent, « j’ai du pognon, je te fais travailler, tu fais ci, tu fais ça »… l’économie telle qu’on l’a connue. Essayer de fonctionner avec un autre esprit, un autre modèle, et trouver des alternatives est toujours quelque chose en quoi je suis obligé de croire, puisque je ne veux pas — je ne partage pas cette vision, et je ne veux pas y collaborer. Donc tant qu’à faire, essayer de faire autrement.
Pour moi, même si c’est un plan complètement différent que l’artistique et que ce n’est pas si souvent évoqué, pour moi cela a un prix. D’ailleurs, ça a tellement un prix que l’on voit bien, si l’on prend l’exemple de l’Association, il y a quand même eu une espèce de truc autour de ça. C’est bien qu’à un moment, cela ait un sens aussi. C’est Eglantine qui nous avait dit ça quand elle avait commencé à aller dans des librairies, et en discutant avec les libraires, ils lui expliquaient ce qu’était la structure et comment on travaillait. Donc indépendamment que le mec aime FRMK, qu’il aime la production ou pas, c’est quelque chose qui l’intéresse quand même. Parce qu’il me semble que cela a une valeur. C’est dur, quelque part, à faire, cela peut amener du bordel, cela peut amener des tensions — humainement, ce n’est pas toujours… Je sais très bien qu’on peut faire un truc très efficace avec un seul mec qui commande, et si tout le monde obéit ça peut être extrêmement efficace. Alors qu’en face, peut-être un truc dont on ne sait pas trop qui commande — pour moi, ça peut être efficace de plein d’autres manières, et en tous cas, il y a l’idée que plusieurs têtes pensent mieux qu’une seule. L’idée que le partage et d’autres types de relations peuvent donner une autre force que de vouloir faire des structures hiérarchiques, que de vouloir travailler dans cette logique économique de la recherche de l’intérêt et du profit…
Enfin donc, voilà, boucler la boucle pour dire que pour moi, c’est aussi quelque chose d’important. C’est ce qui fait que par moments même, j’ai pu créer des problèmes autour de ça. Je savais bien que l’important, c’étaient les bouquins que l’on fait, mais je n’étais pas prêt à…

Xavier Guilbert : … pas à n’importe quel prix.

Yvan Alagbé : Voilà. Ce n’est pas juste les bouquins, on les fait et ils sont beaux, et qu’importe comment ça se passe derrière. Il y a un sens aussi dans la manière dont on fait les choses. Et donc c’est quelque chose qui est toujours présent. Même si on cherche moins travailler activement cet aspect-là, et qu’on préfère essayer qu’il se produise plus naturellement…

Thierry van Hasselt : Que cela devienne nécessaire au moment où on en a besoin. Ca se construit sur le terrain.

Yvan Alagbé : En tous cas, pour moi c’est aussi une perspective d’avenir et pour nous à développer, parce que je suis persuadé qu’il y a plus de sens, et qu’on a plus d’intérêt à… Plutôt que de juste se battre dans le système concurrentiel comme les autres, alors que l’on se bat avec des gens qui — alors qu’on n’est pas du tout comme les autres, qu’on a ni les moyens, ni… On a un vrai intérêt à aussi partager ça, pas juste entre nous, ce qu’on a essayé de faire au niveau des membres, des bénévoles et du partage avec les auteurs. C’est quelque chose que l’on doit pousser jusqu’à des libraires, à des lecteurs, pour avoir cette assise. C’est aussi l’idée d’une forme de retour aux sources de ce que l’on avait avant. Parce que si on a pu faire des choses, c’est aussi en s’appuyant sur ceux qui les désiraient également. Si on avait dû se contenter de l’accueil des librairies, il n’y aurait rien eu, parce que personne n’en voulait. Ce sont quand même ces gens qui en voulaient qui ont permis que ça se fasse. Ensuite, comme pour tous les autres, les portes des librairies se sont ouvertes, et du coup on s’est installés dans le tout-venant du commerce. Aujourd’hui il y a de belles tables avec plein de beaux bouquins et on est tous là-dedans, mais je pense qu’il faudra retourner aussi au fait de — se redonner une force collective. On ne peut pas tenir nous, juste en vendant des bouquins, comme ça, et en ayant une ou deux semaines pour vendre le bouquin, parce que sinon il y en a d’autres qui arrivent. Il me semble qu’il faut aussi aller vers le fait de travailler —

Thierry van Hasselt : Quelque part on fait aussi des livres qui, d’aucune manière, ne seraient possibles dans le système économique de l’édition traditionnelle. Donc on doit trouver un certain nombre de moyens pour les rendre possibles, parce que c’est quand même ça l’objectif premier. Tu dis « oui, si Futuropolis faisait les livres comme on les fait »… ça n’arrivera quand même jamais. Parce que même Barbier : à un moment c’était chez Delcourt, et comment ça se fait que ça se retrouve chez nous ? On se retrouve quand même les derniers à publier des choses comme ça. Donc à tous les niveaux…

Yvan Alagbé : Il y a quand même des trucs qui étaient inenvisageables, qu’on était les seuls à pouvoir faire.

Thierry van Hasselt : On est toujours les seuls à faire certaines choses, et on doit trouver les moyens à tous les niveaux, pour les rendre possibles. Parce qu’au final, ils sont quand même en partie sur ce marché dans lequel ils n’ont pas vraiment leur place, parce que ce ne sont pas des produits. Et donc, effectivement, cela nécessite une structure de travail qui soit sur un autre modèle qu’une entreprise, cela nécessite la même chose, je pense, par rapport à la diffusion et par rapport à la librairie. Sauf que pour le moment, on est encore — à part la manière de travailler, le reste, on rentre dans un dispositif assez traditionnel.

Yvan Alagbé : Ça me fait penser aussi à une idée que tu avais eu il y a longtemps. On ne l’avait pas fait, parce que je pense que le nom était mal choisi, mais c’était en faisant tes courses (rires), je ne sais plus sur quel label…

Thierry van Hasselt : C’était « Ecocert ».

Yvan Alagbé : Voilà, une espèce de label, du genre un truc bio, et tu t’es dit : « pourquoi on ferait pas un truc comme ça ? » Tu pensais à une sorte de label où on aurait pu, avec un certain nombre d’éditeurs, se grouper pour mettre en avant…

Xavier Guilbert : Avec des auteurs élevés en plein air…

Yvan Alagbé : Voilà, c’est tellement rentré dans les mœurs aujourd’hui que ça pourrait être un peu ridicule…

Thierry van Hasselt : Oui, ça aurait été ridicule, ça ferait bobo, mais…

Yvan Alagbé : Mais dans les faits, au fond — là, c’est un propos qui est un peu général, ce n’est pas juste le FRMK, et puis ce n’est pas que le livre, c’est même la manière dont on devrait arrêter de… Aujourd’hui, pour moi ça a un sens d’aller payer mes légumes chez le mec qui les cultive, plutôt que d’aller les acheter chez Carrefour, quoi. Là, on sort du truc strictement artistique, si ce n’est que peut-être que c’est intéressant pour éclairer l’art de vivre (rire), qu’on retrouve un peu un art de vivre et qu’on sorte un peu de certains modèles économiques qui sont fous. On n’a pas vocation juste à s’adapter à un système inhumain. Ce n’est pas pour ça que — si il suffisait de partir la fleur au fusil, ce serait simple, mais…

Thierry van Hasselt : C’est aussi assez paradoxal, parce qu’au départ il n’y avait pas du tout de système de diffusion, puis ensuite on a créé notre — enfin, vous avez créé, dans les petites structures le système de diffusion, puis il y a eu le Comptoir [des Indépendants] qui a été l’étape suivante, qui était quand même un super beau projet. Et un bel outil. Et finalement tout ça s’est écroulé, et on se retrouve avec les autres dans le système de diffusion à grande échelle, qui en fait, on s’en rend de plus en plus compte, n’est pas complètement adapté pour nous. Alors en plus, avec les problèmes de la librairie… Il faut dire qu’on est quand même obligés de quasiment — d’envoyer des gens en librairies. Parce que sinon, ça ne marche pas. Nos livres, ce sont effectivement des produits de petits consommateurs, et on est obligés d’aller voir les libraires en plus de la diffusion, si on veut que quelque chose — si on veut attirer l’attention sur cette chose qui est quand même fragile.

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Entretien par en juillet 2015