Super Loto Éditions

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Parmi les jeunes maisons d’éditions (ou si vous préférez: parmi les maisons d’éditions impulsées et entretenues par de jeunes personnes), Super Loto ne passe pas inaperçu(e). C’est lors de la troisième édition de Formula Bula (fin septembre, au Point Éphémère à Paris) où était accrochée, en présence de l’artiste, une exposition intitulée "Enfin Masse!" que nous avons pris l’initiative de cet échange. J’avais eu, quelques mois auparavant, la tentation de chroniquer "Derrière la réponse la question", le diptyque d’Aurélie William Levaux et Moolinex, mais le temps m’avait manqué (ou les mots n’étaient pas venu aussi rapidement que je l’aurais souhaité). Alors l’échange par mail s’est imposé. Histoire de rester du côté de l’écrit, même si, dans les réponses, on entend clairement une voix…

Christian Rosset : On a pu récemment pénétrer par effraction dans les locaux de Super Loto Éditions grâce à Undergronde, le film de Francis Vadillo[1], et ainsi constater la ferveur qui anime la petite équipe qui fait tourner les machines. Ce serait bien pour commencer ces échanges de donner un bref aperçu de l’histoire de ces éditions, de situer géographiquement le lieu de production (« route de Saint-Cirq Lapopie » qui évoquera à certains la maison de vacances d’André Breton ainsi qu’une des plus belles grottes préhistoriques qui soient).

Camille Escoubet : Ce que l’on aperçoit dans le film de Francis Vadillo est en fait l’Imprimerie Trace, atelier de typographie et de sérigraphie, que j’ai cofondé en 2010 avec des amis d’enfance et mon père, typographe de métier (celui qui râle dans ce même film, la faute au saturnisme sans doute). Super Loto Éditions n’est pas loin : le bureau est basé dans le même petit village du Lot, Concots, à dix kilomètres du village très touristique qu’André Breton a choisi pour passer une partie de ses vieux jours. Super Loto Éditions, au contraire de Trace, est mon projet personnel, construit en 2011 dans le sillage de l’imprimerie : je me sers de Trace et des techniques d’impression artisanales pour éditer des livres qui se veulent être de véritables expressions artistiques des auteurs.

Christian Rosset : Pourquoi avoir choisi pour ce projet d’édition un nom aussi inattendu, voire décalé ?

Camille Escoubet : Le nom de la maison d’édition, outre le clin d’œil au second degré des principales activités culturelles d’une campagne reculée, est une manière de dire « c’est super, l’auto-édition ! », référence directe à l’impression artisanale et au DIY[2]. L’auto-édition est en quelque sorte la volonté de faire, avec enthousiasme et les mains dans l’encre, sur le principe du fanzine qui comme pour beaucoup m’a mis le pied à l’étrier. À ne pas confondre avec la malsaine démarche d’édition à compte d’auteur en vogue chez les marchands de livres numériques.

Christian Rosset : Et cet étrange logo qui semble hésiter entre abstraction et figuration ?

Camille Escoubet : Le logo illustre l’aspect « loto » : conçu par Jakin, dessinateur qui ne dessine (presque) pas, c’est un boulier de loto stylisé vu de profil, qui reprend une forme vaguement animale — j’y vois un dromadaire, d’autres une tortue — faisant aussi référence au logo pachydermique de l’Imprimerie Trace.

Christian Rosset : Ce « projet personnel » a-t-il été alimenté par un désir particulier comme, par exemple, éditer des amis proches ou même, comme on dit, « pays » ? Ou est-il lié à une quête de rencontres motivées par ton goût personnel (quelques noms connus et plus ou moins lointains apparaissant assez rapidement : José Muñoz, d’abord, puis Aurélie William Levaux) ?

Camille Escoubet : De toute évidence, les auteurs édités sont des coups de cœur personnels, qu’ils soient totalement inconnus (amis ou pas), ou jouissant d’une notoriété (dans le milieu de la bande dessinée au moins). La maison d’édition est née presque fortuitement, avec l’ouvrage Blancs et noirs de José Muñoz : j’adore son travail, et je l’avais rencontré à plusieurs reprises car j’avais fait mon premier mémoire de Master d’Histoire de l’Art sur la série Alack Sinner. Après la création de Trace, je l’ai contacté pour imprimer des images de lui en typographie ; et chemin faisant, dans le métro à Paris, je me suis dit que je pourrais lui proposer de l’éditer « pour de vrai ». Je ne connaissais pourtant rien à l’édition ! Je lui ai d’ailleurs proposé des droits d’auteurs assez élevés, car je n’avais aucun point de référence. Il a accepté tout de suite, je comprends maintenant pourquoi ! (rires). D’une manière générale, le principe de la rencontre en amont avec les auteurs est fondamental pour moi : un lien doit pouvoir se faire avant même la création d’un projet commun, pour qu’une fois le livre en route, la discussion soit la plus ouverte possible. C’est à mon sens comme ça que l’on peut imaginer des objets inhabituels, complexes, ambitieux. J’ai édité Moolinex, Aurélie William Levaux et Masse parce que, en tant que commissaire d’exposition, j’avais déjà travaillé avec eux…
Le projet d’édition d’auteurs reconnus se fait donc chez Super Loto Éditions selon le principe suivant : leur permettre de concevoir avec mon aide un ouvrage très personnel, en s’impliquant dans la fabrication s’ils le souhaitent, et les imprimer avec des techniques avec lesquelles leurs travaux n’ont jamais été reproduits auparavant. C’était à ma connaissance la première fois que Muñoz ou Willem voyaient leurs images imprimées en typographie, avec une forte densité de noirs, et de la pression dans le papier.
Éditer au contraire un auteur jamais publié est pour moi l’apanage d’un micro-éditeur, surtout si on prend des gens issus du fanzine. Les livres sont aussi conçus à la mesure du travail de l’artiste (comme s’ils s’auto-éditaient), en préférant les techniques qu’ils maîtrisent (la sérigraphie pour Bingo et Vincent Wagnair, notamment). Dans certains cas, je propose des techniques qui me semblent fonctionner avec leur travail : les gaufrages faisant écho aux ectoplasmes de Marion Balac, qui donnent littéralement du relief au récit. Je ne connaissais pas bien Marion quand je lui ai proposé ce projet, mais j’ai vu cette possibilité avec son travail, et je lui ai demandé !

Christian Rosset : Comment se sont passés les rapports avec Masse pour l’édition de cet inédit (du moins sous forme livre) largement « revisité » : La minute de silence ? Le livre est paru avec un erratum relatif à une page (la première de la « préface d’Aristophane » dont on démasque l’auteur au premier mot). Le lisant avec la plus grande attention, on ne décèle que peu de changements (rétablissement d’une lettre dans le nom d’un journal oublié), dont l’un est relatif à ton nom : Camille E. le juvénile devenant Escoubet le jeune — cet Escoubet (perte du prénom et gain du nom en son entier — comme pour Masse) devenant — ce qui n’est pas innocent –  « un peu dur d’une feuille » au lieu d’être « un peu dur d’un disque intervertébral » (je passe sur les deux autres « repentirs »).

Camille Escoubet : Il s’agit d’un sujet très délicat. Comme je le disais, les relations avec les auteurs sont primordiales, et c’est avec cela qu’on avance. Je n’oublie pas que je travaille bénévolement dans le but de promouvoir le mieux possible le travail des auteurs. À chaque fois tout s’est très bien passé, de Muñoz à Moolinex. Et malgré des petites erreurs d’édition qu’il m’arrive de faire… Ici, j’ai été confronté à un auteur très exigeant, qui m’a contraint à éditer cet erratum (solution à l’amiable pour éviter le pilon à ce livre). Il en a profité pour faire d’autres changements, y compris des choses qu’il avait lui-même modifié dans la première version du texte. La version Camille E. le juvénile était le patronyme sur lequel nous nous étions mis d’accord à l’origine, faisant référence à un certain Monsieur X., qui devait éditer ce livre à l’origine au « Chant des Muses ». De même, ce Monsieur X. étant apparemment « un peu dur de la feuille », il nous avait apparu opportun de l’adapter à ma propre infirmité, la double hernie discale. Je suis finalement devenu sourd, tant pis. Tant que je ne suis pas aveugle, je peux continuer à faire des livres d’images !

Christian Rosset : Et comment ont été choisis format, mise en pages et couverture (superbement sérigraphiée : le blanc rendant, entre autres, le contenu de la bulle illisible, ou plutôt silencieuse, étant  particulièrement lumineux) ?

Camille Escoubet : Les formats des livres répondent à l’impératif des techniques d’impression. Nous souhaitions au départ faire une couverture en typographie, le livre a donc été conçu pour le format de notre principale machine. Mais pour des raisons techniques, et notamment parce que le blanc ne s’imprime pas en typo, nous l’avons finalement tirée en sérigraphie, en gardant le format de départ. La couverture composée par l’illustrateur et sérigraphe Gérald Fleury à partir du travail de Masse est véritablement une conception de sérigraphe : un aplat beige laissant le blanc en « défonce », avec l’ajout de deux couleurs supplémentaires. Il y a aussi une raison financière à cela : la couverture en typographie trois couleurs aurait explosé le budget du livre. Nous avons donc rajouté des rabats pour y placer les deux biographies de Masse, le tout imprimé avec Igor, le sérigraphe d’Hors Cadre Impressions, à Villefranche de Rouergue (atelier qu’on visite largement aussi dans le film de Francis Vadillo).

Christian Rosset : Le livre Jazz à deux de Willem et Baudoin a été publié selon deux versions : une « courante » et une autre « de tête », au tirage limité (150 exemplaires). Il est intéressant de les comparer. Si elles peuvent apparaître à première lecture quasiment identiques de contenu (je ne parle pas de la qualité du papier ou des techniques d’impression et de reliure qui les différencient d’emblée), elles manifestent cependant des différences sensibles — la version courante prenant « forme album » des plus traditionnelles (21×31), alors que cette de tête est à l’italienne (31×21) –, on sent que ce jeu avec la forme est essentiel, d’autant plus qu’il faut retourner le livre, au moins une fois, pour le lire en son entier. Et puis l’ordre des dessins et des textes change sensiblement. À propos de coquilles (il y en a toujours, dans tous les livres, Super Loto n’y échappera pas), j’ai repéré le nom de Tom Waits sous celui de Tom White (la faute, sans doute, à l’accent d’Edmond Baudoin). Mais ça n’a évidemment aucune importance, car le vrai sujet du  livre (le jazz étant plutôt un prétexte), c’est ce qui se passe entre ces deux dessinateurs, si loin, si proches.

Camille Escoubet : Quand nous nous sommes rencontrés à Angoulême avec Willem et Edmond, par l’entremise de Benoît Berthou, Michèle Ginoulhiac Baudeigne et Éric Baudeigne, nous avons tout de suite parlé forme du ou des livres. Je souhaitais, pour ce second titre de la collection « Cagnotte » (collection de livres d’art, le nom est évidemment ironique) ne pas reproduire les mêmes erreurs que pour Blancs et noirs de José Muñoz. À savoir : trop peu de différence entre le tirage de tête et le tirage courant si ce n’est le prix (le livre était le même, le tête était agrémenté d’une préface d’Erwin Dejasse et était numéroté et signé) ; et une impression en typographie pas assez « tape-à-l’œil », c’est-à-dire pas assez de pression dans le papier pour que les gens se rendent compte que ce n’était pas une impression classique. Et donc ils ne justifiaient pas le prix de vente. Car la typographie, première technique d’impression de l’Histoire, ne survit maintenant que grâce à ce qui est au départ un défaut d’impression, le relief, la pression dans le papier. Ça aussi est ironique !
Bref, je voulais tout de même faire un tirage de tête de Jazz à deux, numéroté et signé, avec un papier de création, assez bouffant, qui « encaisse » bien la pression des matrices faites à partir des dessins de Willem et Baudoin. Il paraissait aussi évident, étant donné qu’ils avaient immortalisé les mêmes moments, de confronter leurs deux traits, leurs deux visions antagonistes, mais très complémentaires. Les dessins des mêmes musiciens, les uns en face des autres, allaient dans le sens d’un format à l’italienne. Et comme nous voulions mettre de la pression dans le papier, il était indispensable de ne pas imprimer des images en recto verso (ce qui aurait eu pour effet de coincer le papier entre deux formes différentes, l’effet aurait été étrange) : c’est pour cela que l’entretien court le long du livre, en laissant de l’espace entre les images. Et pour le principe du livre à deux entrées, c’était tout simplement par un pur souci d’équité entre les deux artistes !
Si je considère que le prix de vente du tirage de tête n’est pas exagéré (on me dira le contraire, je sais !), nous avions quand même la volonté de faire une autre version du livre, à un prix plus abordable. C’était sur la demande des deux artistes, mais je n’ai pu qu’abonder dans ce sens. Nous avons donc conçu un livre très différent, qui ne se cantonnait pas à rechercher l’opposition des deux traits sur des mêmes sujets. Il s’agissait plus de donner une ambiance générale du festival, comme un récit : des musiciens dessinés oui, mais aussi des dessins aux plans plus larges donnant une idée du contexte pour Edmond, et des petits détails (de gens, de scènes de bar) pour Willem. Je trouvais que cela se prêtait mieux au format à la française, beaucoup de dessins allant dans le sens « portrait »… et j’aimais bien l’idée d’avoir deux livres complémentaires au même format, mais pas dans le même sens. Et pas de possibilité de se tromper entre les deux versions cette fois !
Je n’avais pas relevé cette coquille, qui me fait bien rire ! Et je rajoute qu’un bon livre sans coquille, c’est louche. J’imagine Edmond le dire, et Michèle et Benoît entendre autre chose. Cela crée un nouveau musicien ! Cela me fait aussi penser à des situations absurdes que l’on peut vivre à la campagne, quand on parle à un vieux paysan à l’accent lotois très prononcé : on a vraiment l’impression d’être dans un autre pays dont on ne connaît pas la langue. Ou d’être Tryphon Tournesol, à faire répéter, encore et encore. Cette coquille me semble plutôt vivante, et se rapproche des fautes de français de Willem de jadis !

Christian Rosset : J’ai été très touché (au sens physique) par les deux livres — de petit format, mais d’une grande densité — de Moolinex (La question) et d’Aurélie William Levaux (La réponse). Comment ce projet est-il né ? Était-il prévu dès le départ qu’il se ferait en deux temps (ces deux livres étant aujourd’hui rassemblés en un assez joli coffret sous le titre Derrière la réponse la question).

Camille Escoubet : L’histoire de ces livres est très simple, et s’est effectivement faite en deux temps distincts. Moolinex m’a proposé cette histoire composée de peintures pleine page, en format très réduit. Je connais et j’admire par ailleurs son travail, très différent de celui-ci, et c’est ce qui m’a plu : une narration très personnelle, à la frontière entre le récit illustré et la bande dessinée, servie par ces magnifiques acryliques. Avec ce point de rupture séparant un avant et un après, abordant avec une grande sensibilité l’amour et la mort. L’objet découle directement de ces peintures, une fois de plus pour se rapprocher au plus juste des originaux : Moolinex souhaitait conserver le même format. Cela m’avait fait penser aux missels, je l’imaginais au début en cuir avec les bords arrondis, et une dorure à chaud… Mais nous avons choisi de prendre une couleur unie, et d’imprimer en ton sur ton, avec un débossage — beaucoup de pression dans le papier, pour créer ce relief, qui rend le livre « sensitif ». La couverture bleue était un écho aux nombreuses touches de bleus au milieu de toutes ces teintes ocres qui composent le livre. Le bleu n’était donc pas choisi pour faire référence à la couleur usuellement associées aux garçons ! C’est par la suite, quand Aurélie William Levaux (mariée à Moolinex) m’a parlé de l’idée de faire une réponse, que nous avons plaisanté sur la couleur de la couverture de La Réponse : elle serait rose, évidemment. Nous avons repris le même principe que pour La Question (le récit se déroulant sur les pages de droite), et comme je trouvais les originaux très beaux, autant au recto qu’au verso (avec les fils, les couleurs qui transpercent le tissu), nous avons créé cette fausse transparence. L’idée de coffret est venue naturellement, mais aussi parce que j’avais sorti La Question sans diffuseur (le livre en a pâti). J’ai profité de la diffusion de La Réponse pour diffuser La Question avec.

Christian Rosset : Quels projets aujourd’hui ? Super Loto est-elle une entreprise « totalement » libre, ouverte à l’imprévu, y compris le plus redoutable, côté moyens (techniques, financiers) ? Ou sévèrement contrainte, obligée comme ses aînées de composer avec les terribles exigences de l’économie du livre ? De quoi vis-tu au quotidien ? Du bon fonctionnement de l’imprimerie Trace, j’imagine, qui te permet d’alimenter ton désir d’éditeur ?

Camille Escoubet : Je dirais qu’entre une entreprise « totalement libre » et « sévèrement contrainte », une maison d’édition comme Super Loto Éditions n’a pas le choix, elle doit composer avec ces deux dimensions. Libre car elle dépend de ma motivation et mon enthousiasme : les livres sont véritablement choisis, souvent difficiles, sans aucun autre impératif. Il y a aussi le rapport à l’imprévu, puisque si je tombe malade, ou que ma « surdité » revient et me cloue au lit, tout s’arrête. Dans l’autre sens, elle est contrainte, car éditer des livres, quand on se met certains garde-fous en plus, est une chose très compliquée ! Notamment parce qu’il y a l’impression artisanale d’une part, et d’autre part la volonté d’imprimer localement pour les parties en offset ou numérique : le coût de fabrication est donc largement supérieur à celui d’éditeurs plus classiques. J’essaie donc de mettre à profit les aides à l’édition (notamment le CRL Midi-Pyrénées qui s’avère être très concerné et très efficace). D’aucuns pensent qu’il s’agit là d’être sous perfusion, je le vois comme la possibilité de bénéficier des crédits prévus pour ça (tant que ça dure), afin de pouvoir s’offrir le luxe d’utiliser des techniques d’impression exceptionnelles, et de faire travailler le local (ce qui est aussi un avantage quand on a des choses compliquées à demander).
Évidemment se pose la question de l’évolution de la maison d’édition. Je suis salarié de l’Imprimerie Trace depuis le printemps dernier, ce qui me permet de vivre, et je suis conférencier et commissaire d’exposition plutôt spécialisé en bande dessinée pour ce qui est des « à-côtés ». Le temps passé pour Super Loto Éditions n’étant pas extensible, l’évolution ne passera que par la constitution d’une équipe plus solide. Et même chez Trace, étant donné que nous sommes sur un secteur très particulier, notre économie reste fragile…
Pour l’instant, la maison d’édition suit un rythme de parution lié à environ 3 à 4 livres par an. Cela apparaît comme peu, mais, en plus de l’éditorial et de la gestion, j’assure tout l’aspect impression, ce qui me prend presque tout mon temps, et je n’arriverai pas à faire davantage (surtout que chaque livre est différent, à chaque fois c’est l’inconnu). Je dois aussi signaler que je suis quand même aidé ponctuellement par un ami comptable (qui me permet de me mettre à jour), et de Vincent Wagnair qui s’occupe de la collection de fanzines, parmi d’autres soutiens (Oudin Ojjo, un des auteurs, ou Igor de Hors Cadre Impressions à Villefranche de Rouergue). Et dernièrement, l’illustratrice Soia est rentrée dans Super Loto Éditions : avec elle nous avons décidé de développer l’aspect « expositions ». Nous voyons cet aspect comme une sorte de collection, car j’aime assez l’analogie qu’il y a entre le commissaire d’exposition et l’éditeur : le travail se ressemble, sauf qu’on doit jouer avec d’autres dimensions. Et à la manière des Requins Marteaux avec Ferraille Prod., ou des éditions 2024, cela me semble primordial pour faire vivre les livres, et pour donner une autre vision de contenu.
Après les sorties des deux Willem/Baudoin et du Masse, et des deux expositions associées (« Enfin Masse ! » à Formula Bula à Paris en septembre octobre, « Jazz à deux » au Festival BD de Colomiers, du 13 au 27 novembre), l’année 2016 sera plus calme : seulement une à deux parutions (sans compter les fanzines). Il y a en effet un très gros projet en prévision, autour d’un spectacle musical qui s’appelle « La Colonie de Vacances », dans l’idée de faire un livre + un vinyle (lui-même très spécial, peut-être avec des sillons qui se rejoignent, pour créer des lectures de pistes aléatoires). Ce projet rassemble deux labels (Kythibong et Murailles Music) avec Super Loto Éditions, et pour l’objet, onze musiciens, quatre auteurs/illustrateurs, et un coordinateur général ! Avec un projet d’une telle ampleur, on ne va donc pas trop surcharger le calendrier. Nous serons donc assez loin de la bande dessinée. Pour finir, il n’est pas exclu que nous fassions tourner les expositions que nous avons : « Jazz à deux », ou celles associées aux livres précédents. Pour la suite, nous demanderons à « l’imprévu » !

Christian Rosset : Peut-être — manière de conclure, du moins provisoirement — faudrait-il te poser la question de l’accrochage. Exposer : oui, bien entendu, mais quoi et comment ? Est-ce un processus de simple accompagnement des livres ; ou, plus fortement, de transformation (à la fois transposition et métamorphose) ? On a l’impression que cette dimension de l’activité éditoriale est devenue primordiale. Ce qui, à mon sens, est une bonne idée. Du livre au hors livre, il y a mille flèches qui tendent, orientent, provoquent, en tous sens, la création. Il faut donc viser juste et aussi provoquer des retours — non ?

Camille Escoubet : L’exposition est effectivement primordiale pour ce média qu’est la bande dessinée. J’avais approché ce problème lors de mon second mémoire de Master d’Histoire de l’Art, sur la pratique de l’exposition de la bande dessinée (classique, puis alternative). Le fait est que l’original en bande dessinée n’existe que d’une manière éclatée : sur les murs, fragmentaire ou incomplète (quand les originaux nécessitent une dernière action pour être « finis », comme la couleur, le passage de certains éléments en négatif…) ; et dans le livre, au travers de l’objet final, qui a cependant le défaut d’être dépourvu de l’aura au sens de Benjamin. Utiliser les techniques d’impression artisanales est une manière d’avoir un livre fini imaginé au maximum par l’auteur, tout en gardant le côté « accident » d’impression : dans l’idée, aucun livre n’est vraiment le même, ce que j’appelle le « reproductible unique ». C’est le même procédé quand le livre est numéroté et signé par le ou les artistes. C’est ce que je m’attache à faire à chaque nouveau projet de livre. J’ai également tenté l’expérience en tant que commissaire d’exposition : en 2013 j’ai conçu Alternatives, bandes dessinées contemporaines pour la Maison des Arts Georges Pompidou de Cajarc (46). Au travers de quinze artistes (parmi lesquels Goblet, Gerner, Blanquet, Ruppert & Mulot, Lécroart, Manuel, Lolmède, Benoît Jacques), la bande dessinée était déclinée sous tous types de supports, du traditionnel papier (affiche numérotée et signée, gaufrage, papier peint sérigraphié), à la vidéo, au canevas, installation, performance, sculpture et bande dessinée en interaction avec le public. Une manière de faire vivre la bande dessinée sans qu’elle soit reproduite, dans l’espace même.
Le thème de l’exposition est un vaste sujet, et il n’y a pas de recette miracle sur la manière de l’exposer : on doit s’adapter au travail de l’artiste et aux objets que l’on veut mettre en lumière. Mais il y a un réel intérêt à mettre en perspective les originaux d’un côté, et le livre de l’autre. On obtient une nouvelle vision du travail d’un artiste, surtout si celui-ci donne une importance particulière à l’accrochage : les « planches » de Plus si entente avec Kai Pfeiffer (FRMK) prennent un autre sens quand elles sont accrochées dans un ordre différent de celui choisi pour le livre. Et quand l’exposition est conçue en complément du livre, outre le fait d’aider à faire vivre le livre, c’est surtout une manière d’offrir aux lecteurs, à mon sens, une seconde lecture des œuvres.

[Suite d’échanges par courrier électronique, du 29 octobre au 22 novembre 2015.]

Notes

  1. Qui vient d’être superbement édité en DVD, agrémenté d’un livret intitulé Commentaires sur carton brut, par les éditions Hécatombe (Genève).
  2. Do It Yourself.
Entretien par en novembre 2015