Thierry Murat

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Avec Les larmes de l’assassin, son dernier livre adapté du roman d’Anne Laure Bondoux, Thierry Murat a enfin acquis une certaine reconnaissance du public, alors que ses précédents livres (malgré leur exigence) avaient eu plus de mal à trouver leur lectorat. Parmi les particularités de son travail, cet amour de l’ellipse, du non-dit, de la suggestion. Lui parle d’épure… Rencontre avec un auteur à l’identité graphique et narrative identifiable au premier regard.

Loïc Massaïa Tes précédents livres ont été publiés chez Delcourt (dans la collection Mirages et jeunesse), et ton dernier, Les larmes de l’assassin, parait chez Futuropolis. Pour quelle raison t’es-tu tourné vers un autre éditeur ?

Thierry Murat Je ne sais pas s’il y a vraiment «une raison»… Ce n’est pas très raisonné, ce genre de choix. Plutôt de l’ordre de l’affectif et de l’instinct. Et puis, je ne me suis pas tourné vers un n’importe quel autre éditeur. J’ai eu envie de faire un bouquin chez Futuro, tout simplement. J’en rêvais depuis longtemps… Depuis le temps que voyais sortir tous ces très beaux livres de bande dessinée, chez Futuropolis, j’avais envie «d’en être», moi aussi. C’est assez présomptueux, tu vois… Ha ha ha ! En fait, j’ai surtout eu la chance d’avoir un projet sous le coude à ce moment-là, qui correspondait exactement à ce que Futuropolis a envie d’éditer.
J’adore la production Futuro de ces dernières années (je l’aimais déjà beaucoup à l’époque d’Étienne Robial et de Florence Cestac lorsque j’avais 20 ans). La nouvelle équipe de Sébastien Gnaedig a su faire renaître de ses cendres un label mythique. Je trouve que leur catalogue est, de loin, le plus cohérent. De l’exigence graphique, de l’intelligence narrative… À cela, tu ajoutes un accompagnement irréprochable des auteurs, une belle fabrication, du beau papier, une belle visibilité en librairie… Que demander de plus ?

LM J’ai effectivement souvent entendu du bien de l’accompagnement des auteurs, chez Futuro… Pour un premier livre réalisé seul (ou presque, puisqu’il s’agit d’une adaptation du roman d’Anne-Laure Bondoux), ça doit être rassurant. Mais du point de vue de ton travail, qu’est-ce que ça a changé pour toi, de travailler seul ?

TM J’ai tout de suite su, après avoir lu ce roman il y a sept ans, que je l’adapterai un jour (du moins que je ferai tout pour y arriver…) Parfois, les choses prennent plus de temps que prévu. Entretemps, j’ai fait d’autres livres et puis fin 2009, je me suis enfin décidé à prendre contact avec Anne-Laure Bondoux, que je ne connaissais pas…
J’ai eu la chance qu’elle me fasse confiance totalement dès le départ. Il n’y a pas eu la moindre réserve de sa part. Elle m’a dit vas-y, prends tout ce dont tu as besoin, laisse le reste et fais ton livre à partir du mien. Donc, ce que ça a changé pour moi, c’est que je me suis pris dans la figure une immense sensation de liberté, un peu comme quand on ouvre en grand la fenêtre et que le vent vient nous fouetter le visage. Même si je me suis vraiment régalé dans mes collaborations passées, je n’avais jamais connu ça avant. Seul à bord… C’est complètement grisant !
Du coup je n’avais presque plus l’impression de faire une adaptation. Je me suis tout de suite mis à écrire. C’était la première fois… J’ai toujours eu peur d’écrire, et il fallait décoincer ça, vite ! C’était primordial que je m’approprie un peu ce récit avec mes mots à moi pour avoir encore plus de liberté dans le découpage et m’immerger totalement dans la mise en scène. Le lâcher-prise a opéré de la même manière sur le dessin, inévitablement.

LM À ton avis, quels sont les «pièges» à éviter quand on fait une adaptation ?

TM Je ne sais pas trop… Chacun s’invente ses propres pièges ! Mais je crois que l’écueil principal, pour ma part, ça aurait été de ne pas savoir trouver au fond de moi, cette liberté dont je te parlais à l’instant. Soit par peur, soit par trop grande sacralisation de l’œuvre… Tu sais, ce roman est vraiment un best-seller, un livre culte dans le milieu de la littérature dite «pour ado». Il y a une véritable «aura» autour de ce bouquin qui aurait pu me terroriser, me coincer, mais ça n’a pas été le cas.
Je pense qu’il faut être un peu désinvolte, quand on décide de faire son propre livre à partir du livre d’un autre. Il faut y aller carrément. Il faut supprimer des scènes violemment, il faut en inventer d’autres, il faut zigouiller les personnages que tu ne sauras pas faire vivre d’une manière sincère et évidente. Il faut presque tout changer pour rester fidèle à l’essentiel. Je n’ai gardé que quelques phrases d’Anne-Laure comme des petites pépites que j’ai soigneusement insérées dans mon texte narratif. J’ai tout réécrit à la première personne, histoire d’embarquer le lecteur immédiatement dès les premières pages. C’est incroyable le pouvoir du «je» conjugué avec l’omniprésence des images. Tu impliques le lecteur. Il n’a pas le choix. Il est dans la peau du narrateur jusqu’à la fin de l’histoire.

LM As-tu connu des difficultés pour adapter ce roman ?

TM Non, aucune. C’était limpide depuis l’envie de départ jusqu’à la dernière planche. C’est la première fois que ça m’arrive un truc pareil. D’habitude, je souffre beaucoup sur la réalisation d’un bouquin. C’est vrai, c’est long… Ça demande une constance et une énergie incroyable, la bande dessinée. Mais sur ce livre-là, même pas mal !…

LM Il était fait pour toi, donc ! Puisque ça a été un vrai plaisir, quelle a été pour toi la partie la plus agréable lors de la création de ce livre ?

TM Beaucoup de choses ! D’abord, de transposer cette histoire dans les années 30 (le récit original d’Anne-Laure Bondoux se déroule dans les années 70/80). J’ai pris énormément de plaisir à imaginer cette époque «début de siècle» dans ce bout du monde, à l’extrême sud du Chili. Mais je crois que ce qui m’a le plus excité, c’est le fait d’amener ce roman (publié en 2003 dans une collection ado) vers un récit dessiné, résolument adulte, avec davantage de non-dit et moins d’«explications psychologiques».
J’adore enlever, c’est ce que je préfère, parce que j’ai l’impression en faisant ce travail, de rajouter des choses impalpables. Des choses qu’on ne peut ni écrire, ni dessiner. J’adore l’épure. Dans le dessin, je le savais déjà… Mais dans l’écriture, comme c’était nouveau pour moi, je me suis rendu compte que j’avais les mêmes obsessions. Je me suis appliqué à enlever tout les mots qui n’étaient pas essentiels, et à construire des phrases courtes et denses. Ça donne un côté implacable au texte. Un ton sec et brutal qui met le lecteur devant le fait accompli tout en lui laissant la place de réfléchir, de se faire son opinion.
Comme cette fois-ci j’étais plus serein face au dessin, ce (nouveau) plaisir d’écrire a pu prendre presque toute la place. Un vrai bonheur… Mais ça c’est grâce à la confiance d’Anne-Laure Bondoux dès le départ. Elle m’a permis d’apprendre à écrire, tout seul !

LM D’ailleurs, il y a une omniprésence du texte dans ce livre, généralement sous forme de récitatifs. Ce que j’ai trouvé étrange… Car je pensais que tu aurais préféré t’éloigner de l’aspect romanesque, pour faire oublier le livre d’Anne-Laure Bondoux à ceux qui l’ont lu.

TM Ce n’est pas du récitatif. Le récitatif c’est ce que l’on trouvait dans les comics des années 50, c’était bavard et redondant avec l’image. Ici, c’est une voix-off à la première personne, profonde et pudique. Toutes les chroniques que j’ai lues disent, au contraire, qu’il y a peu de texte et que la part belle est faite à l’image : les grands paysages, les silences… Il y a pourtant pas mal de texte à lire, effectivement, mais la brutalité du ton et du propos donne, je crois, cette impression de «peu de mots».
Pour en revenir à ta question à propos de «l’aspect romanesque», franchement je ne me la suis pas posée : «Faire oublier le livre d’Anne-Laure ?» Pourquoi ?… Si tu avais lu ce roman tu saurais qu’on ne peut pas l’oublier… C’est impossible, c’est peine perdue ! J’espère simplement avoir su raviver la mémoire des lecteurs du roman original pour mieux les amener ailleurs, dans mon univers à moi. En fait, j’ai surtout voulu faire oublier qu’on était en train de lire «de la bd» — Ça, oui !

LM Le terme de roman graphique est franchement galvaudé, faute à un aspect fourre-tout sans réelle définition. Il m’a souvent semblé que c’était un terme surfait et principalement usité par les bobos pour ne pas avouer qu’ils lisent en fait de la bande dessinée… Mais ta version des larmes de l’assassin me semble être un parfait étalon… Disons que ce livre correspond à la vision que je me fais d’une oeuvre répondant à l’étiquette de roman graphique…

TM Ha bon ? Galvaudé, le terme roman graphique ? Je ne vois pas ce que tu veux dire. Le terme «bobo» est galvaudé lui aussi, alors… Il y a des bobos comme moi qui lisent des romans graphiques et des bobos qui lisent de la bd-indé… Et souvent on lit les mêmes livres, ha ha ha !
Tu ne crois pas que le terme bande dessinée est lui aussi un gigantesque fourre-tout ? L’offre est tellement énorme et diverse que ça n’a plus aucun sens, aujourd’hui, de dire «j’aime la bande dessinée». Quelle bande dessinée aimes-tu ? Quel style de musique écoutes-tu ? Je crois que les étiquettes ne sont pas là pour proposer une réelle définition exacte, mais plus pour aider les libraires et le public à s’y retrouver un peu mieux… Dans ce gigantesque bazar !
En tout cas, ce que je trouve juste dans le terme «roman graphique» (inventé par Will Eisner) ou dans le terme «littérature dessinée» (proposé par Hugo Pratt) c’est qu’il y a, à la fois la notion d’écriture et de dessin. Et moi, ça me va bien. De toute façon, on s’en fiche du terme ! Ce qui est essentiel c’est la perception qu’on en a. Si demain, l’appellation «bd» veut dire dans la tête de tous les lecteurs «récit fait de textes et d’images», c’est bon, pas de problème ! Le souci, c’est qu’aujourd’hui, il y a encore beaucoup trop de gens qui pensent que la bd, ce n’est que des Mickeys à gros nez ou des femmes à poil avec des mitraillettes. Alors, quitte à être traité de bobo, je n’ai pas honte de revendiquer un peu plus de respectabilité pour la bande dessinée que je lis et que je pratique.

LM Tu penses que la bande dessinée doit évoluer dans ce sens, aujourd’hui ?

TM Dans quel sens ?

LM Et bien… Dans le sens d’une bande dessinée plus… Littéraire ? Formellement littéraire…

TM Ce n’est pas à moi de dire où doivent aller les choses… Je ne suis pas prophète, heureusement… Ce que je sais, c’est que moi, j’ai envie d’aller de plus en plus vers une bande dessinée qui implique le lecteur, qui le remue de l’intérieur. J’aimerais réussir à faire lire entre les cases, j’aimerais aller encore plus loin dans l’ellipse. Pas par exercice de style, non… Mais parce c’est le principal outil dont je dispose qui me permette de transmettre au mieux de l’émotion. Et pour l’instant, c’est la seule chose qui compte à mes yeux.
Depuis près de 20 ans, il y a de plus en plus d’auteurs de bande dessinée qui ressentent le besoin de véhiculer davantage d’émotion que d’action. Il leur a été nécessaire d’adapter la forme à ce qu’ils ont envie de raconter. La bande dessinée évolue encore plus dans ce sens, ces dernières années et je crois que l’on arrive de mieux en mieux à raconter l’intime et l’indicible rien qu’avec des mots et des dessins, aujourd’hui. Les temps changent ! C’est bien…

LM Il y a quelque chose de très cinématographique dans tes cadrages (certains me font penser aux frères Coen). En empruntant ainsi au cinéma et comme nous l’avons vu précédemment, à la littérature, je trouve que les spécificités de la bande dessinée s’affirment d’autant plus. As-tu toi aussi ce sentiment ?

TM Merci pour ta référence aux frères Coen. Je ne me rends pas vraiment compte d’une éventuelle filiation avec leur cinéma, je connais peu leur œuvre… Au risque de te décevoir, je ne suis pas très cinéphile. Donc, je ne sais pas d’où vient ce «quelque chose de très cinématographique» dans mes cadrages. Ce que je sais, c’est que je préfère les plans tournés caméra à la main plutôt que d’en haut d’une grue ou d’un hélico. J’aime quand la caméra est comme un autre personnage, à la même hauteur d’œil. Je trouve les plongées ou contre plongées en bande dessinées complètements grotesques. Au cinéma aussi parfois… Mais les dessinateurs de bd ont tendance à en abuser beaucoup plus que les cinéastes. Ce qui est sûr c’est qu’au cinéma, ces plans-là marchent à tous les coups. En bd, c’est souvent inesthétique et tape à l’œil, limite vulgaire.
Je crois que c’est peine perdue de vouloir utiliser les recettes du cinéma en bande dessinée. Personnellement, je préfère emprunter à la photographie dans ce qu’elle a d’intime, et dans sa capacité à fixer un mouvement une émotion à un instant précis comme suspendu en plein vol. Dans la photographie du début du siècle dernier, j’aime cette facture rugueuse, très graphique et très proche du dessin, finalement… En fait, je ressens davantage d’émotions «picturales» avec la photo qu’avec le cinéma.
Quant aux spécificités de la bande dessinée, je ne sais pas trop quoi te répondre… Ce que je crois profondément c’est que le rapport texte-image est quelque chose de mystérieux et donc, de passionnant. On peut dessiner le silence, écrire des non-dits… On peut même faire croire au lecteur qu’il a vu une scène alors qu’elle n’est pas dessinée. Ou bien, qu’il a lu un texte qui n’est pas écrit… D’ailleurs, on peut sûrement aller aussi loin, sur ce terrain de l’ellipse, au cinéma ou en littérature, mais peut-être d’une manière moins immédiate qu’en bande dessinée.

LM Toujours par rapport au cinéma, à la bande dessinée, il manque le son. Tu as vécu l’expérience de voir ta bande dessinée «musicalisée». Pourrais-tu revenir sur cette expérience ?

TM Ah oui… C’était énorme ! Merci de me permettre de m’exprimer là-dessus. Le groupe «Splendor in the Grass» est Arcachonais. Ils sont cinq, et jouent d’habitude une musique délicieusement «pop british». Contrairement à moi, eux, sont vraiment cinéphiles (et ça s’entend…). Ils sont en train d’enregistrer leur deuxième disque. Pour se changer les idées et se ressourcer, ils aiment tenter des expériences de type ciné-concert, et plus récemment, bd-concert, où pour l’occasion, ils se dirigent vers un post-rock atmosphérique complètement habité et hypnotique.
Ils m’ont donc proposé de monter un spectacle bd-concert autour des Larmes de l’assassin. Le résultat est magnifique. L’album a été entièrement refondu dans un montage vidéo, une espèce de diaporama dynamique. Les images sont projetées sur un écran géant en fond de scène, et les musiciens jouent en live une partition à la fois très préparée et très libre. Durant près de 50 minutes, le spectateur devient lecteur… C’est une expérience incroyable pour un auteur de livre de voir la tête de ses lecteurs à la fin de leur lecture. Normalement cela se passe dans l’intimité, et là, l’émotion est lisible sur le visage du public, en direct, et c’est très émouvant. C’est le pouvoir du spectacle vivant au service d’une œuvre visuelle et littéraire…
J’ai l’impression que la bd numérique, s’il elle se développe intelligemment un jour, devrait prendre des leçons en regardant ce type d’expériences scéniques. Ça n’a aucun sens de visionner des planches de bd telles quelles sur une tablette ou sur un smart phone. Sur un nouveau support, il faut adapter, redécouper, pourquoi pas ajouter du son, revoir la narration d’une autre manière, en tout cas… Il faut faire ça bien, sinon ça n’a pas d’intérêt artistique ; juste un intérêt économique, celui de piller les auteurs. Je crois que ce spectacle m’a fait prendre conscience de cela aussi.
J’espère que les salons bd et salons du livre en général vont avoir envie de programmer ce bd-concert. Il y a eu le salon du livre d’Arcachon (début février 2011) où «Splendor in the Grass» jouait à domicile (normal !) ensuite, il y a Bordeaux (le 29 mars 2011), puis Laval (le 15 avril 2011), et… à suivre… On peut voir la bande-annonce ici.

LM Est-ce que le succès remporté par ce livre, chose nouvelle pour toi, te conforte dans tes choix et dans la direction artistique que tu as empruntée ?

TM Lors de la première semaine de parution des Larmes de l’assassin l’album se retrouvait élu «BD RTL du mois» et en même temps chroniqué dans le magazine Lire et le journal Le Monde. D’un côté, une grande radio populaire et de l’autre, la presse intellectuelle et littéraire… Il n’y a que quelques webzines spécialisés BD qui on eu un peu de «peine à jouir», tant pis pour eux ! Les libraires Canal BD, eux, ne sont pas si compliqués, ils ont choisi «les larmes de l’assassin» dans leur sélection 2011 et j’en suis ravi.
Bien sûr qu’un bel accueil comme celui-là me conforte dans mes choix. Depuis que j’ai publié mon premier livre en 2002, un album jeunesse aux éditions du Rouergue, je suis convaincu qu’il faut résumer les choses pour les rendre plus fortes. Ce qui veut dire que je suis confiant dans la capacité du lecteur à rendre sa lecture plus interactive, plus participative, à condition de ne pas le submerger d’informations superflues. Ça demande de la part de l’auteur, un gros travail de tri, un peu radical par la force des choses. Des gens bien intentionnés m’ont souvent «prévenu» que je ne réussirai jamais à fédérer beaucoup de lecteurs avec de tels partis pris. Aujourd’hui, je suis fier de leur annoncer qu’ils avaient tort.

[Entretien réalisé par courrier électronique le 15 mars 2011.]

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Entretien par en mars 2011