Tom Gauld

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Ces deux dernières années ont vu la parution de son premier roman graphique, Goliath, ainsi que le premier recueil de ses cartoons publiés dans le Guardian You're all just jealous of my jetpack -- il ne fait aucun doute que Tom Gauld a été particulièrement occupé, et pourtant, réussit à demeurer incroyablement drôle. Et très British, of course.

Xavier Guilbert : Une chose qui me marque dans ton travail, c’est qu’il y a beaucoup de références qui n’ont rien à avoir avec la bande dessinée, comme par exemple l’ère Victorienne avec Dickens ou les sœurs Brontë. Qu’est-ce qui t’a amené à la bande dessinée ? Quel genre d’études as-tu suivi, et comment t’es-tu retrouvé à faire de la bande dessinée, alors qu’il semble que tes centres d’intérêt se trouvent ailleurs ?

Tom Gauld : Eh bien, j’ai étudié l’illustration dans une école d’art. Et l’idée que j’avais quand j’étais là-bas, c’était de devenir illustrateur, et donc d’illustrer les textes d’autres personnes. A l’université, j’ai découvert le travail de Chris Ware, de Dan Clowes, et plus particulièrement celui d’Edward Gorey. Et cela m’a donné envie d’écrire mes propres histoires. Et durant mes études à l’Edimburgh College of Art, je me suis essayé à quelques récits courts en bande dessinée — mais ça n’a rien donné de concluant. Je ne les ai pas publiés, ils étaient seulement dans mes carnets. Après Edimburgh, je suis parti à Londres faire un troisième cycle de deux ans au Royal College of Art. Ce cursus tourne principalement autour de l’idée de faire ce que tu veux faire, et d’explorer — de choisir quelque chose, et de l’explorer. Et c’est là que j’ai commencé à faire de la bande dessinée. J’ai publié quelques récits là-bas, dont certains avec mon amie Simone Lia. Et je pense que le petit succès de ces premières bandes dessinées — et le fait que j’avais toujours lu de la bande dessinée, et que j’avais toujours aimé la bande dessinée. C’est ce qui m’a encouragé à en faire.

Xavier Guilbert : Quand tu dis que tu as « toujours lu de la bande dessinée », de quoi s’agissait-il ? Parce que les auteurs que tu as mentionnés représentent quand même un territoire très particulier de la bande dessinée.

Tom Gauld : Ceux-là, ce sont ceux qui m’intéressaient quand j’avais entre 18 et 20 ans — en fait, qui m’intéressent toujours. Ce sont ceux que j’ai découvert à l’université. Quand j’ai découvert la bande dessinée pour la première fois, c’était en lisant Astérix et Tintin que j’empruntais à la bibliothèque. En Angleterre, j’avais l’impression que les seules bandes dessinées qui étaient publiées par les éditeurs grand public étaient Astérix et Tintin. Et enfant, Astérix m’obsédait : je le dessinais souvent, et je lisais tous ses albums.

Xavier Guilbert : Est-ce que cela veut dire que tu n’étais pas été exposé à la production américaine, ou même aux productions anglaises comme 2000AD ou des choses plus alternatives ?

Tom Gauld : Je ne lisais pas Beano ou Dandy, qui sont les publications anglaises pour les enfants. Je pense que mes parents ne trouvaient pas ça bien, alors qu’ils préféraient largement Astérix, peut-être parce que c’est historique, ou peut-être parce que c’était français et par conséquent probablement sophistiqué. Mais quand j’ai atteint l’adolescence, j’ai vraiment accroché à 2000AD. Je crois que si on m’avait demandé, quand j’avais quatorze ans, « qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? », j’aurais certainement répondu : « dessiner Judge Dredd. » Et j’en aurais été parfaitement ravi à cet âge. Et donc, j’ai découvert Judge Dredd et 2000AD, et il y avait un mélange intéressant avec une forme de bande dessinée plus alternative. Certains des auteurs qui travaillaient pour 2000AD faisaient aussi un magazine qui s’appelait Deadline — c’est là qu’est paru Tank Girl pour la première fois. A seize ans, j’adorais Tank Girl, et c’est par Tank Girl et ce genre de bande dessinée que j’ai fini par découvrir les américains comme Chris Ware et Dan Clowes en particulier, au début. Et j’ai continué ensuite, voilà mon trajet de — de lecteur de bande dessinée.

Xavier Guilbert : Lorsque tu as commencé à faire des choses comme Three Very Small Comics, quelles étaient alors tes sources d’inspiration ? C’est assez loin de ce que pouvait faire Dan Clowes, même à l’époque. Ce sont plutôt de petits récits un peu abscons… j’allais dire que ce sont des « travaux d’étudiant en école d’art », en cela qu’elles s’intéressent plus au concept qu’à se conformer à une structure plus classique.

Tom Gauld : Je pense que c’est vrai. Je crois que c’est l’influence du travail d’Edward Gorey. J’aimais beaucoup — en fait, j’aimais lire des bandes dessinées, mais je n’étais pas sûr de vouloir travailler sur ce genre d’album classique avec des phylactères. Je voulais — j’étais plus intrigué par les fait qu’Edward Gorey avait fait ces petits livres étranges, qui étaient presque de la bande dessinée sans vraiment l’être. A l’époque en particulier, cette idée m’intéressait. Et ces Very Small Comics trouvent leur origine dans le sentiment — je voulais faire un roman graphique, un long livre. Et je n’arrivais pas à trouver comment y parvenir, comment l’attaquer. Ce que fait que je n’arrêtais pas de commencer des grands projets qui échouaient, jusqu’au jour où je me suis dit : je vais m’asseoir, et faire trois bandes dessinées, une par jour. J’ai fait la première série en trois jours, et c’était en quelque sorte à l’opposé d’une grande déclaration. J’étais très content du résultat, et j’ai fini par en faire trois volumes, soit neuf bandes dessinées minuscules. J’y ai pris beaucoup de plaisir, c’était amusant.

Xavier Guilbert : Qu’en est-il de Move to the city, publié par B.ü.L.b Comix ? C’est, je crois, ta première série publiée, mais aussi ton premier recueil (même s’il n’existe qu’en français). Quelle en est l’origine ?

Tom Gauld : Cela a commencé comme un strip hebdomadaire que l’on m’a demandé de faire pour Timeout London juste après que j’ai eu mon diplôme universitaire. Ils voulaient quelque chose qui parlait d’une ville, mais je pensais que ce serait amusant si le récit parlait de personnages en route vers la vite, et que cela apporte un peu de nuance par rapport au ton très « Londres est si excitant et génial » du magazine. J’étais très content d’avoir un chèque mensuel et j’ai beaucoup appris en le faisant, mais je pense que par moment la qualité a pâti de la contrainte hebdomadaire et du fait que je n’avais aucune expérience. Je connaissais les gens de B.ü.L.b Comix qui avaient vu les strips hebdomadaires, et m’ont dit qu’ils étaient intéressé de publier l’ensemble en livre. Ce n’était pas mon premier recueil, mais c’était mon récit le plus long à l’époque. Personne ne m’a proposé de le publier en anglais, et j’étais occupé avec d’autres projets, et cela ne s’est jamais fait. Mais j’imagine que cela finira par arriver.

Xavier Guilbert : C’est intéressant que tu évoques cette idée d’un récit plus long, opposé à des formats plus courts. Si l’on considère tes derniers livres, il y a une séparation évidente entre You’re all just jealous of my jetpack et Goliath.

Tom Gauld : Oui. En fait, cette idée du timing en bande dessinée est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Et pour les récits qui dépassent la seule page, ou un seul strip — ce qui m’intéresse beaucoup, c’est cette idée d’utiliser des images et des cases pour diviser cet espace, et le rendre intéressant ou drôle en réussissant à trouver le bon timing. C’est quelque chose qu’il m’a beaucoup plu de faire avec Goliath. Pour ce qui est publié dans Jetpack, tous ces strips étaient produit au départ pour le Guardian, et j’ai un espace très restreint avec lequel il faut que je travaille chaque semaine. Ce qui fait que si j’ai six cases, il faut que ce soient six cases toutes petites, et je suis plus à l’aise quand le strip compte trois ou quatre cases, ou encore une seule grande case. C’est stimulant, cependant, ça me plait. J’aime la contrainte hebdomadaire d’avoir cet espace restreint et d’essayer de prendre une idée et de la réduire jusqu’à ce qu’elle rentre dans cet espace. Parfois, je dois écarter des choses que j’aime, simplement parce que cela ne rentre pas. C’est intéressant.

Xavier Guilbert : Au-delà de cela, il y a une grande partie de ta production qui relève de cette approche. Même lorsqu’il n’y a pas cette contrainte d’un espace restreint — tu as fait des séries de cartes postales, beaucoup d’affiches. Et une affiche n’est finalement qu’une grande image. Et puis il ya aussi le travail que tu fais pour le New York Times, qui occupe le haut d’une page, c’est ça ?

Tom Gauld : Oui, c’est une illustration très longue et très étroite qui accompagne un essai chaque semaine. Et c’est vrai que les contraintes m’intéressent beaucoup. C’est quelque chose qui m’aide vraiment à faire des choses. Je veux dire, non pas pour les amener au niveau de l’OuBaPo, par exemple, mais — pour moi, je pense que l’idée d’avoir une contrainte m’aide. Et ce travail pour le New York Times est comme une sorte d’énigme à résoudre chaque semaine — parce que c’est un format tellement difficile, tu sais ? On ne peut rien y dessiner de grand, puisqu’il n’y a que deux centimètres.

Xavier Guilbert : Il y en a un par semaine, ou en fais-tu plusieurs par numéro ?

Tom Gauld : Non, juste un seul.

Xavier Guilbert : Parce qu’il y a des éléments récurrents — l’un d’entre eux qui me revient tourne autour du C-word[1], et il y a trois ou quatre variantes que l’on trouve groupées ensemble sur ton compte Flickr. Cette idée de série, avec des thèmes récurrents, est quelque chose de très fréquent dans ton travail, qui donne lieu à des sortes d’arcs narratifs, même s’il ne s’agit pas réellement d’histoires. Comme pour ces illustrations autour du C-word.

Tom Gauld : Oui, mais dans ce cas c’était parce qu’ils ne cessaient de rejeter mes propositions. Parce que le New York Times ne pouvait — ils ne pouvaient même pas t’autoriser à écrire l’expression « C-word ». Je ne sais plus comment, mais l’essai que ces illustrations devaient accompagner, c’était un essai complet qui traitait de ce mot sans l’utiliser une seule fois. Et ils voulaient un dessin qui l’illustrait, mais qui ne le montrait en aucune façon. C’est pour cela que j’ai dû m’y reprendre à trois fois. Mais ce que j’apprécie avec ce travail pour le New York Times, c’est que, comme c’est le cas je pense avec l’ensemble de mon travail dans une certaine mesure, c’est presque comme faire — enfin, c’est le cas de toute bande dessinée que de créer un langage d’images pour raconter des choses. Et avec ce truc du New York Times, comme il n’y a pas de couleur et que c’est si petit, on est plus proche d’une typographie pour raconter des histoires. Il n’y a absolument pas la place pour se montrer virtuose avec le dessin, ce sont essentiellement des petits symboles. Ce qui m’intéresse beaucoup.

Xavier Guilbert : L’économie de moyens est en effet très présente dans ton travail. J’ai vu quelques pages de tes carnets, et dès le départ, j’ai l’impression que tu essaies de raconter les choses en utilisant aussi peu que possible.

Tom Gauld : C’est vrai. Enfin, pour les carnets, ils sont petits, et je dessine en effet très petit. En partie afin que je ne me retrouve pas trop emporté par la réalisation d’un beau dessin. Parce qu’il s’agit plus pour moi d’essayer de coucher une idée sur le papier, et cela se retrouve dans mon travail. Même lorsque je n’ai pas la contrainte de travailler à petite échelle, j’aime l’idée de — d’avoir ce langage très simple. Cela me fait penser à quand j’étais enfant, j’adorais les Lego, jouer avec des Lego. Et c’est encore le cas, en fait, avec mes enfants et même tout seul (rire). Mais ce qui se passe avec le Lego, c’est que les pièces, les blocs, sont tellement beaux, ce sont de tels petits morceaux de perfection que l’on ne peut pas se tromper. Quoi que l’on fasse en Lego, cela aura toujours une certaine beauté, à cause de l’élégance des pièces. Et c’est un peu ce que j’essaie de faire aujourd’hui, bien plus qu’avant. Pour mes histoires, d’arriver à produire ces petits éléments, que je peux ensuite assembler pour raconter quelque chose.

Xavier Guilbert : Dans quelle mesure cela t’a-t’il été difficile de travailler sur des formats beaucoup plus grands ? Je pense à la couverture du New Yorker que tu as faite récemment, mais également à ta contribution à Kramers Ergot #7.

Tom Gauld : Eh bien, pour le travail pour Kramers, c’était intéressant parce que la page était vraiment immense, et je voulais faire une histoire qui donnait l’impression d’être adaptée à ce format particulier. C’est pour cela que j’ai choisi l’histoire de Noé et de son arche. Tu sais, c’est un peu comme ce que je disais sur le fait d’avoir des petits bouts de — ces petites pièces. Dans ce cas, l’échelle est à peu près la même échelle à laquelle je travaille habituellement. Seulement, il y a beaucoup plus de ces pièces à assembler ensemble. Soit il y a plus de cases sur la page, ou la grande case contient plus de choses. Mais cela utilise toujours le même langage d’images que j’utilise pour mes petites bandes dessinées. Mais c’était amusant, surtout parce que c’était absolument démesuré, cette page était si grande, cela faisait partie du jeu. Par contre, du point de vue technique, c’était un cauchemar, j’ai mis tellement de temps à le dessiner. La dernière planche se déroule durant la nuit, et  — et j’ai une manière de dessiner la nuit qui demande beaucoup de hachures. Et le dessin était de la même taille que — même un peu plus grand que le livre final, soit immense. Ce qui fait que j’ai passé une éternité à hachurer. Au final, je pense que cela rend mieux que cela aurait été si j’avais simplement mis du noir. Donc au final — au final, j’ai eu l’impression que ça valait le coup.
La couverture du New Yorker s’est révélée bien difficile. C’était compliqué, parce que j’avais cette idée — c’était pour Thanksgiving, et je ne savais vraiment presque rien sur le Thanksgiving américain. En y réfléchissant un peu, j’ai fini par identifier les grands thèmes du Thanksgiving : les Américains prenant la voiture pour se réunir en famille depuis les quatre coins de ce pays immense, et le fait de beaucoup trop manger. Et j’ai dessiné une énorme dinde attaché sur le toit d’une voiture. Mais les dimensions de la couverture m’obligeaient à ce qu’il y ait un peu plus —  j’ai dû passer un peu de temps pour trouver comment réussir à faire que cela fonctionne comme couverture du New Yorker.

Xavier Guilbert : Il y avait aussi la question de la couleur. Tu utilises la couleur, mais de manière très parcimonieuse, généralement quelque chose comme une bichromie.

Tom Gauld : La couleur, ce n’est pas facile pour moi. Je suis un peu daltonien, ce qui fait que — je mélange certaines couleurs. Et je ne me vois pas faire un jour une bande dessinée de plusieurs pages en couleurs, parce que — parce que je trouve ça vraiment difficile. A moins que, comme tu le disais, je me limite à une ou deux ou trois couleurs. Mais pour la couverture du New Yorker, je voulais vraiment avoir l’ambiance de cette période de l’année, et il fallait — je voulais qu’il y ait une certaine chaleur et une certaine atmosphère. J’ai donc passé beaucoup de temps à choisir ces couleurs. Je pense que le résultat a été plutôt réussi au final, mais c’est quelque chose qui m’inquiète toujours. Je pense que mon inclinaison naturelle me pousse à travailler en noir et blanc, ou avec un nombre très limité de couleurs.

Xavier Guilbert : Tu évoquais l’influence d’Edward Gorey, mais il y a peut-être aussi les réminiscences de Punch ou de John Tenniel. L’impression qui se dégage de ton travail est que c’est profondément anglais.

Tom Gauld : Oui, c’est probablement le cas. Je veux dire, cela revient à ce que tu me demandais au début, et auquel je n’ai pas vraiment répondu, c’est-à-dire — tu vois, les influences extérieures au monde de la bande dessinée. Et c’est vrai que j’ai lu beaucoup de bande dessinée, et que j’apprécie beaucoup d’auteurs et que je tire une grande partie de mon inspiration de là. Mais je pense que, pour moi en tous cas, l’idée de faire de la bande dessinée en faisant abstraction de toute autre forme d’art est un peu idiote. J’aime aussi beaucoup lire, et cela se retrouve dans mon travail. De plus, les strips qui sont dans Jetpack — beaucoup d’entre eux traitent de littérature, parce qu’ils sont publiés dans la section Livres & Critiques du journal. Souvent, mon strip — en fait, il est toujours lié à une lettre sur la page du courrier des lecteurs, ce qui me donne le thème à traiter. Ce qui fait que l’on retrouve beaucoup de thématiques littéraires. Parfois, il s’agit d’un sujet sur lequel je ne sais absolument rien — et pour certains de ces strips, les références proviennent de choses que j’ai trouvées sur Wikipedia le jour-même. Ce n’est pas — ce n’est pas toujours le genre d’œuvre vers laquelle je me tournerais naturellement. Mais c’est stimulant d’être obligé de s’intéresser à des choses nouvelles.

Xavier Guilbert : J’y trouve beaucoup de cohérence, au final — et quand j’evoque l’aspect Victorien, même quand tu fais de la science-fiction, on y trouve toujours ce style un peu rétro. C’est un peu comme pour Gorey, qui était tourné vers le passé.

Tom Gauld : Oui. J’aime particulièrement la science-fiction. J’ai un faible pour… cette chose étrange qu’est le regard du passé sur le futur, plutôt que notre vision du futur, qui m’intéresse beaucoup moins. J’aime cette idée de — en fait, le livre sur lequel je travaille en ce moment est un récit de science-fiction, mais il se déroule dans une sorte de… presque dans le monde du 2001 de Stanley Kubrick, qui date maintenant de treize ans. L’idée de cette vision datant de quarante ans, d’un futur qui est aujourd’hui.

Xavier Guilbert : Quand tu utilises la science-fiction dans You’re all just jealous of my jetpack, à part pour le strip qui donne le titre au recueil, c’est souvent pour mettre en avant une chronologie de l’évolution des choses — et surtout combien elles changent peu en définitive. Une forme de regard sur les projections et les attentes que nous pouvons avoir.

Tom Gauld : Oui, je pense. Mais aussi les projections que les gens font sur le passé. Mon travail, qui se passe — tu sais, j’ai fait des bandes dessinées qui se déroulent dans une sorte de monde médiéval, et j’ai fait un livre intitulé Hunter & Painter avec des hommes des cavernes. Pour tous ceux-là, je pense qu’il y a — une des choses qui m’intéresse, c’est cette idée que les gens du passé étaient plus nobles que nous, que c’étaient de grands chevaliers prêts à se battre pour le bien. Et qui parleraient comme dans une pièce de Shakespeare. A mon avis, ce n’était sans doute pas le cas. Je pense que les gens du passé étaient bien plus proches de ce que nous sommes aujourd’hui, et je pense que c’est la même chose avec le futur. En quelque sorte, les histoires que je raconte, bien souvent… oui, bien souvent, elles endossent simplement les habits du futur ou du passé, simplement pour encourager le lecteur à s’attarder sur des choses plutôt ordinaires, parce qu’elles ont été rendues inhabituelles, si tu comprends ce que je veux dire.

Xavier Guilbert : Cela se retrouve beaucoup dans Goliath. Il y a un côté très banal dans ce que Goliath lui-même fait, et en même temps il y a une forme d’irrévérence à l’égard de l’histoire originelle.

Tom Gauld : Oui, et je pense qu’avec Goliath — il y avait cet aspect intéressant pour moi : quoi que je fasse dans ma bande dessinée, le lecteur connaissait aussi l’autre histoire, le récit épique de David terrassant Goliath. Ce qui fait qu’il y avait ce contraste intéressant, avec mon histoire plutôt banale, où les choses progressent à leur rythme, mais le lecteur sait quelque part dans sa tête que quelque chose de terrible va se produire. Et j’espérais que, peut-être, vers le milieu du livre, le lecteur — non pas qu’il oublie ce qui va se produire, mais peut-être — qu’il accepte un peu d’oublier ce qui va arriver. Et, j’espère, la fin, qui est fidèle à l’original, vient alors peut-être pas comme une surprise, mais presque comme une surprise, ou qu’il y ait un étonnement du fait qu’elle arrive — qu’elle arrive si brutalement.

Xavier Guilbert : Cela fonctionne d’ailleurs très bien. Lorsque Goliath va dans le désert pour lancer son défi durant quarante jour, c’est le moment où l’on se fait subitement rattraper par l’histoire originelle. On sait que cela va très mal se finir pour ce personnage que l’on a appris à apprécier. Cela me fait penser aux personnes qui vont voir Titanic, et qui durant le film espèrent que le bateau ne va pas sombrer. (rire)

Tom Gauld : Oui. J’ai beaucoup pensé à cette analogie avec Titanic quand je travaillais dessus. Que James Cameron ait réussi à faire un film efficace, même avec une fin connue de tous. C’est la même chose avec mon Goliath, parce que je ne voulais pas… je voulais que mon histoire passe par les mêmes — en fait, par tous les moments importants de la version de la Bible. Dans la Bible, ce n’est pas — cela fait tout juste deux pages, et il n’y a pratiquement rien sur Goliath, à part sa taille, le poids de son armure, et quelques lignes de dialogue. Je voulais compléter son histoire, mais sans — je ne voulais pas faire de David le méchant, ou un tricheur, ou… je voulais quand même que sa victoire soit une victoire. Et David ne fait rien de plus que ce qui est indiqué dans l’histoire originelle. Je ne voulais pas faire de Goliath le bon, et de David le méchant. C’était plutôt — peut-être qu’il est simplement retrouvé embarqué dans cette histoire.

Xavier Guilbert : Était-ce difficile de résister à la tentation de placer un bon mot ici ou là, du fait que la plupart de travail fonctionne sur des formats très courts ? De faire en sorte que l’histoire dans son ensemble était plus importantes que les petits moments du récit ?

Tom Gauld : En fait, avec Goliath, j’avais la fin, qui vient de la Bible. Le début était plutôt — j’avais besoin d’y réfléchir : comment fais-je pour l’amener à cette situation ? J’avais cet idée de lui comme une sorte de fonctionnaire, et puis j’ai ce milieu où il doit défier David, et donc la première moitié consistait pour moi à comprendre comment je pouvais, tout en restant plausible, montrer comment il pouvait se retrouver dans une telle situation tragique. Et puis j’avais plus ou moins le début et la fin, et j’avais aussi un long milieu avec — avec ces quarante jours dans le désert, où il ne se passe rien… parce qu’en fait rien ne se passe pour lui dans l’histoire. Il se passe beaucoup de choses dans le camp de David, mais rien pour Goliath. Ce qui fait que j’ai écrit beaucoup de scènes de Goliath dans le– en fait, ce que je devrais dire, c’est plutôt : dans ma première version, il n’avait pas de porte-bouclier. Dans la Bible, il a un porte-bouclier, et c’était un véritable problème pour moi, parce que je ne voulais pas que Goliath ait un compagnon, un autre homme avec lui, qui pourrait partager son fardeau. Je voulais qu’il soit seul et isolé et dans une situation difficile. Mais j’avais aussi ce problème que ce porte-bouclier est mentionné dans l’histoire originelle, et c’était un peu tricher que de ne pas l’inclure dans l’histoire. Et puis un jour, j’ai eu cette idée que si je faisais du porte-bouclier un gamin suffisamment petit, il deviendrait lui-même plus un fardeau supplémentaire pour Goliath qu’un compagnon. Et en même temps, cela donnait à Goliath quelqu’un à qui parler, ce qui fait que je n’avais plus quarante pages où il est tout seul. Cela m’a vraiment aidé, et une fois que j’avais ces deux personnages, j’ai écrit beaucoup de scènes où ils sont dans le désert ensemble, et une grosse partie du milieu du livre provient de là. De simplement imaginer quel genre de vie d’ennui ils auraient ensemble. J’avais quelques moments — des moments « marrants », j’en ai enlevé certains, et j’en ai gardé d’autres. Mais je ne voulais rien qui interfère avec l’histoire.

Xavier Guilbert : Quel retour as-tu eu pour Goliath ? Je me souviens d’avoir lu ta description du livre dans un entretien pour TCJ : « Je me suis rendu compte, alors que je travaillais sur le livre, que nous pensons généralement à cette histoire en tant que « Gamin contre Géant », mais en réalité c’est plutôt « Gamin et Créateur Tout-Puissant de l’Univers contre Géant », et vu comme ça, on ne peut s’empêcher de ressentir un peu de sympathie pour Goliath. »[2]

Tom Gauld : Oui, c’est en partie ce qui m’a fait prendre conscience qu’il y avait là matière à un récit intéressant, ça et comprendre que Goliath ne part pas favori, et qu’il est condamné à l’échec dès le départ. Je n’ai pas — j’avais peur que les gens y voient une métaphore d’Israël et de la Palestine, parce que David devient ensuite le Roi des Juifs. Mais ce n’était pas le sujet, et personne ne l’a lu de la sorte, et cela a été un soulagement. Personne n’a semblé y trouver à redire — j’espérais presque qu’un groupe d’extrême-droite de Chrétiens américains le mettraient au bûcher (rire), et que cela ferait beaucoup de publicité et qu’on en vendrait beaucoup. Mais cela n’est pas arrivé non plus. Tout le monde y a réagi très gentiment. J’ai eu des critiques de personnes religieuses, qui étaient, je trouve, très bien pensées et intéressées par le livre. J’avais fait attention en le faisant, de ne pas — il n’y est pas dit « Dieu est mauvais », ou « les gens religieux sont mauvais », ou « David était un tricheur », ou quoi que ce soit du genre. C’était… tu sais, simplement  regarder quelque chose de l’autre côté. Et cela a été très bien reçu. J’en étais très content.

Xavier Guilbert : Avant d’évoquer peut-être ton prochain projet… tu continues encore ton strip hebdomadaire pour le Guardian, et l’illustration pour le New York Times ?

Tom Gauld : Oui, je continue le truc du New York Times et les strips pour le Guardian. Les dessins du Guardian s’accumulent à nouveau, et d’ici un an et demi, peut-être deux ans, j’en aurai assez pour un autre recueil du genre de Jetpack. Et j’aime beaucoup cela : c’est un très bon exercice chaque semaine d’en faire un. C’est sans doute la chose qui me plaît le plus dans mon travail — je m’installe le mardi pour faire l’un de ces dessins. Ce sont des délais très serrés, et j’ai tout juste 24 heures pour le faire, mais comme je te le disais, cette contrainte m’oblige à faire les choses.

Xavier Guilbert : As-tu déjà choisi un titre ?

Tom Gauld : Pour le second recueil ? Non, pas encore. L’un des strips s’intitulait « La cuisine avec Kafka », et c’était Franz Kafka qui faisait un gâteau, donc c’est une possibilité. Mais ce n’est pas définitif. Donc oui, je continue ces projets, et puis j’avance très lentement sur un nouveau roman graphique. C’est un récit de science-fiction, mais je ne veux pas trop en parler. Si tout va bien, il sera terminé cette année, et sortira peu après. Mais je — je trouve que les récits plus longs sont difficiles. Il m’a fallu beaucoup de temps pour faire Goliath. Bien plus qu’il aurait fallu.

Xavier Guilbert : Combien de temps, précisément ?

Tom Gauld : En fait, cela m’a pris beaucoup de temps, parce que je passe beaucoup de temps à faire de l’illustration et des strips. Ce qui fait que je ne travaille jamais à plein temps sur ces histoires. Et il m’arrive souvent de mettre de côté mes projets plus longs pendant un moment, pour travailler sur autre chose. Ce qui fait que ça a dû prendre… je ne me souviens pas précisément, mais j’ai peut-être travaillé quatre ans sur Goliath.

Xavier Guilbert : Est-ce que tu y travailles dans tes carnets, ou ceux-ci sont-ils plus réservés aux strips ? De ce que j’en ai vu, ils se concentrent plutôt sur les strips, et parfois sur des recherches qui finissent en carte postale. Et très souvent, c’est intéressant, les dessins y sont très proches de la version finale, en plus petit. Il y a aussi beaucoup de schémas et de listes, qui sont d’autres éléments très présents dans ton travail.

Tom Gauld : Oui, en effet. J’adore les listes et les schémas, et tous ces diagrammes techniques. Et tu sais, c’est un peu ce qu’est une bande dessinée : c’est le diagramme d’une histoire. J’aime faire ce genre de choses — et également, j’aime le fait qu’une liste, une liste peut être une source comique. En ayant trois choses semblables, et puis une qui n’a rien à voir. Ce genre de chose peut faire très simplement rire les gens, si on sait bien le faire, et ensuite jouer avec des rythmes et les rompre. C’est un aspect qui m’intéresse. J’aime l’humour qui ne — qui ne te hurle pas que c’est de l’humour. Qui ne t’oblige pas à le voir comme drôle. Et c’est en ça que je trouve qu’une liste ou un diagramme, qui n’est pas a priori drôle, peut être encore plus amusant. Je ne pense pas que l’on considère mon travail comme sérieux. Mais cela n’est pas à hurler de rire — cela ne hurle pas le fait que c’est pour rire. Et les carnets sont l’endroit où j’essaie de trouver ces idées. Avec le strip du Guardian, en particulier, je ne quitte jamais les carnets avant d’avoir le sentiment que l’idée est…

Xavier Guilbert : Finalisée ?

Tom Gauld : Oui. Et je trouve, tu sais… Avec le strip du Guardian, je tiens vraiment à faire quelque chose qui surprenne, et peut-être quelque chose que je n’ai jamais fait jusque-là, où que les gens n’attendent pas. Ce qui fait que je ne dessine pas ceux-là — je ne dessine pas dans mes carnets assis à mon bureau. Je quitte mon atelier, je m’installe dans un café et je travaille là-bas. Même si j’ai une bonne idée, je n’ai pas les moyens d’en faire un strip finalisé, ce qui fait que je vais peut-être continuer à creuser et trouver quelque chose de plus intéressant que cette idée, ou mieux, ou simplement plus différent. Pour cette raison, les carnets sont biens, parce que l’on n’est pas toujours en train d’essayer de faire un travail fini. Goliath et le nouveau livre sur lequel je suis en train de travailler font des apparitions dans les carnets de temps en temps. Il y a des petites idées de design d’objets, et il y a quelques pages de Goliath. Mais à la fois pour Goliath et ce nouveau livre, j’ai tendance à avoir un carnet distinct avec un peu plus — un carnet distinct entièrement consacré à ce projet.

Xavier Guilbert : Ton travail n’est peut-être pas à hurler de rire, mais il y a beaucoup d’impertinence. D’une certaine manière, le strip qui donne le titre « You’re all just jealous of my jetpack » donne un bon exemple de regard porté sur la hiérarchie admise des genres et sous-genres en littérature, avec un grain de sel.

Tom Gauld : C’est vrai, mais aussi j’aime bien avec ces choses de — comme je fais un commentaire, et comme cela se trouve dans les pages littéraires du Guardian, je fais généralement un commentaire — presque comme une discussion qui serait déjà en cours, et celui-ci parles des gens de littérature qui se montrent snobs à l’égard des auteurs de science-fiction. J’aime bien débarquer et — d’une certaine manière, je me moque des auteurs littéraires, mais il faut aussi dire qu’une grande partie des auteurs de science-fiction pensent que ce qu’il y a de bien dans leurs livres n’est certainement pas un jetpack. Tu sais, c’est vraiment stupide — ce personnage, c’est un personnage de science-fiction stupide. Ce qui fait que cela envoie une pique un peu à tout le monde, en fait, et se moque des deux côtés.

Xavier Guilbert : Sais-tu si le strip est apprécié ?

Tom Gauld : Eh bien, je crois que cela se passe très bien. Je pense que — cela fait huit ans que je le fais maintenant, et je pense que c’est une bonne association. J’aime plutôt ce journal, et cette partie du journal, même s’il n’y avait pas mon dessin, je la lirais quand même. Donc je me sens — j’espère que je pourrai continuer à travailler avec eux encore longtemps, parce que je pense que c’est une bonne collaboration. Tu sais, ces strips, je ne pense pas qu’il faille être particulièrement intelligent pour les apprécier. Il faut seulement accepter de — d’y réfléchir un peu. Parfois. Ce n’est pas compliqué, mais certaines personnes — je connais des personnes qui ne les comprennent pas ou qui n’y trouvent aucun intérêt, mais je pense que c’est vrai quel que soit l’endroit où l’on est publié. Mais cette partie du journal m’a aidé à trouver le genre de lecteurs qui aiment ce que je fais.

Xavier Guilbert : Tu y fais le lien entre des choses qui ne sont pas habituellement reliées. Je pense par exemple à la manette pour le jeu vidéo du majordome — deux mondes se rencontrent.

Tom Gauld : Je trouve, vraiment, quand je trouve que le sujet est particulièrement  intello, alors c’est amusant d’introduire quelque chose comme le jeu vidéo, qui est généralement considéré comme populaire. Mais c’est amusant de connecter ces deux éléments. Et j’aime — j’ai fait un strip qui montrait un jeu vidéo autour des sœurs Brontë, et ce qui me plaisait, c’est que pour moi il y avait un jeu de mot entre Super Mario Brothers, et les Brontë sisters. Je pense qu’une bonne partie des lecteurs de cette partie du journal ne connaissent pas grand-chose au jeu vidéo, et peut-être qu’ils ne verront même pas la référence à Super Mario Brothers. Mais j’aime y mettre ce genre de chose. C’est amusant.

Xavier Guilbert : Je m’interroge — depuis que le recueil Jetpack a été publié, t’es-tu trouvé dans la situation d’être accusé de l’inverse — c’est-à-dire, d’être trop « intello » par rapport à ce que devrait généralement être la bande dessinée ?

Tom Gauld : Je n’ai jamais vraiment entendu quelqu’un dire cela. Il y a eu quelques strips qui faisaient référence à des sujets littéraires un peu obscurs dont il était question dans le journal à l’époque, et qui donc étaient plus intelligibles placés en regard de ces discussions qu’en eux-mêmes, dans le livre. J’ai enlevé la plupart de ceux-là, mais il y en avait que j’aimais bien et que j’ai laissés dans le livre, et j’espère qu’ils ne donnent pas l’impression d’être trop ouvertement intellos ou snobs.

Xavier Guilbert : Pour parler d’intello et de populaire — en tant qu’auteur de bande dessinée, où te places-tu ? Te situes-tu sur le côté, en commentateur. Comment te perçois-tu ?

Tom Gauld : Eh bien, la plupart du temps, quand il y a un snob dans mes strips, ce sont eux les dindons de la farce. C’est très fréquent, et cela reflète ce que je pense, que c’est tout ce qu’un snob mérite.

Xavier Guilbert : Ce que je veux également dire, c’est que tu es un auteur de bande dessinée qui fait un strip sur la page littéraire. Et d’une certaine manière, dans la hiérarchie établie des choses, tu es le populaire dans la partie la plus intello du journal.

Tom Gauld : Oui, et comment je me perçois ? Euh, j’aime bien… j’imagine que c’est comme être une sorte de bouffon. Je n’irais pas jusqu’à dire que mes strips relèvent de la satire. Je ne suis pas… j’essaie simplement de divertir les gens. Je cherche seulement à faire en sorte que tout le monde soit un peu ridicule, ou — parfois, c’est plus drôle de se moquer des gens pompeux que des autres. C’est pour cela que les snobs de mes strips se retrouvent souvent brocardés. Mais pour moi — je ne sais pas, je ne réfléchis pas trop à ma place dans l’ensemble. J’essaie seulement de faire quelque chose de… divertissant.

[Entretien réalisé à Angoulême le 1er février 2014.]

Notes

  1. Soit « Cunt », équivalent anglo-saxon du « Con » lorsqu’il désigne le sexe féminin, et considéré comme le mot le plus grossier de la langue anglaise.
  2. « One thing I realized while making the book is that we usually think of the story as « Boy vs Giant, » but it’s actually « Boy and Supremely Powerful Creator of the Entire Universe vs Giant, » and seen like that, you can’t help having a bit of sympathy for Goliath. »
Entretien par en avril 2014