Tonto
Dans L'Art selon Madame Goldgruber, Nicolas Malher évoque un souvenir de l'école des Beaux-Arts : son professeur G. Damisch décrit ses travaux comme des "séries d'images narratives"; ce à quoi Mahler répond "n'hésitez pas à dire bande dessinée" et obtient pour toute réponse: "je ne voulais pas vous offenser". Cette case pourrait résumer la situation de la bande dessinée autrichienne. Malgré quelques auteurs connus et reconnus en Europe (outre Mahler, on compte Ulli Lust, résident à Berlin), le Neuvième Art y semble encore peu développé. Les travaux de certains collectifs méritent pourtant que l'on s'y attarde, et sans conteste, Tonto en fait partie : on y trouve les œuvres d'auteurs telles qu'Anke Feuchtenberger, Wilhem, Alexander Zograf ou encore Kai Pfeifer. En outre, les livres de Tonto se présentent sous une forme très originale: des fascicules rassemblés dans une pochette avec rabats. Exploration de cette terre inconnue de France...
Voitachewski : Pourriez-vous retracer la petite histoire de Tonto ?
Helmut Kaplan : A l’origine, Tonto était un label musical, Between old grey chairs, créé au début des années 1990, et avec toutes sortes de musiques : de l’électro, du métal… Avec par exemple des musiciens comme Bernhard Lang. Tous ces musiciens étaient en fait un groupe d’amis qui s’influençaient les uns les autres. On nous a définis comme étant « quasiment de la pop avec toute sorte de rythmes »… L’idée était souvent de suggérer quelque chose qui se révélerait être autre chose au final. L’expérience du label musical s’est interrompue en 2004, après une grosse commande pour une pièce inspirée d’auteurs contemporains tels que Xenakis et Ligeti. Le groupe a éclaté après. Mais on peut toujours écouter les travaux sur notre site.
Voitachewski : C’est intéressant… il y a vraiment énormément d’auteurs de bande dessinée qui font également de la musique.
Edda Strobl : Oui, il y a une relation importante… Par exemple quelqu’un comme Pakito Bolino est également musicien. Je pense que cette relation s’explique par le rythme. La bande dessinée, c’est aussi une question de rythme de la narration.
Voitachewski : Et comment êtes-vous passés de la musique à la bande dessinée ?
Helmut Kaplan : Edda a décidé de faire de la bande dessinée alors qu’elle était en résidence à Chicago en 2000.
Edda Strobl : Chicago, c’est la ville de Chris Ware. J’avais accès à la bande dessinée américaine et l’idée m’est venue comme ça.
Helmut Kaplan : … et donc, on a alors eu Tonto Label et Tonto Comix. Qui est devenu Tonto et Tonto Music. Pour se lancer, Edda a donc utilisé des travaux dont elle disposait déjà. Moi, j’avais commencé à dessiner des bandes dessinées quand j’étais enfant et j’ai continué jusqu’au début des années 1990. Certains de mes dessins de cette époque ont été réutilisés pour nos premières couvertures.
Edda Strobl : dD mon côté, j’ai toujours dessiné. Faire de la bande dessinée a donc été une décision logique.
Voitachewski : Vous avez donc commencé dans les années 2000… Est-ce que vous connaissiez à l’époque ce qui s’était passé dans les années 1990 dans le milieu de la bande dessinée alternative française, comme par exemple l’expérience de l’Association ?
Helmut Kaplan : Pas vraiment. Moi, je connaissais Strapazin. Et j’avais lu les bandes dessinées parues dans les années 1970.
Edda Strobl : Je lisais les bandes dessinées alternatives canadiennes.
Helmut Kaplan : On a découvert la bande dessinée d’aujourd’hui lors de deux festivals qu’on a organisés à Graz en 2003 et 2004.
Edda Strobl : Oui, et là, on a commencé à avoir des contacts avec les auteurs d’Europe centrale et de l’Est, avec des auteurs comme Alexandre Zograf (Serbie) ou Igor Hofbauer (Croatie) ou Stripburger.
Helmut Kaplan : La rencontre avec Zograf a été déterminante. A un tel point qu’on peut dire que c’est Zograf qui a lancé la bande dessinée autrichienne !
Edda Strobl : On a aussi beaucoup voyagé pour participer à des festivals, ce qui nous a permis de découvrir ce qu’était la bande dessinée alternative : certains auteurs font de très beaux livres, tandis que d’autres font des fanzines avec des photocopies…
Voitachewski : Je suis surpris d’apprendre que vous avez organisé deux festivals en 2003 et 2004, alors que vous veniez de découvrir la bande dessinée et que Tonto Comix avait juste quelques années.
Helmut Kaplan : Ça peut effectivement paraître assez radical ! Bon, nous n’étions pas non plus complètement analphabètes. Dans les années 1990, on ne suivait pas ce qui se passait en Europe, mais on suivait les scènes américaine et japonaise. Et on a donc décidé de faire ces deux festivals. Mais on ne savait pas comment les organiser, on ne savait pas comment tout cela fonctionne. Heureusement, on a invité Zograf, Strapazin, Stripburger…
Edda Strobl : Ils nous ont beaucoup aidés. Par exemple, on a organisé des conférences sur la bande dessinée, alors qu’on ne savait pas de quoi parler ! Heureusement qu’ils étaient là.
Helmut Kaplan : Par la suite, Edda a voulu développer une certaine scène locale. Mais ça s’est révélé très frustrant. C’est ce qui nous a poussés à participer à des festivals afin de voir comment les autres se débrouillent.
Edda Strobl : Essayer de former des nouveaux auteurs est effectivement difficile. Les gens sont d’abord intéressés par la bande dessinée, ils pensent que c’est facile d’en faire. Et puis, ils trouvent rapidement que ça représente trop de boulot. On préfère donc développer nos livres par nous-mêmes. On reçoit d’ailleurs des subventions de la ville de Graz[1] et de la région de Styrie — donc nous avons l’obligation de réaliser nos propres livres. D’ailleurs, je continue à être admiratrice de ces éditeurs qui ne dessinent pas et publient donc les livres des autres. C’est par exemple le cas de Kus.
Voitachewski : J’ai vu que depuis plusieurs années, vous êtes distribués par l’éditeur allemand Avant-Verlag. Il n’est pas courant de voir un collectif travailler avec une maison d’édition déjà établie. Comment cette collaboration s’est-elle mise en place ?
Helmut Kaplan : On a dû commencer à travailler ensemble en 2011… On était alors à la recherche d’un distributeur/diffuseur : la logique était de vendre plus de livres, ce qui devait nous permettre de baisser nos prix. On en avait déjà parlé aux Editions Moderne mais cela n’intéressait pas David [Basler]. Avant-Verlag nous a cependant pris 30 à 40 livres du Tonto Nordpol et nous a demandé notre prochain livre. Il n’est cependant impliqué que dans la distribution/diffusion. Nous continuons à faire nos livres nous-mêmes… sinon, comme le disait Edda, nous perdons nos subventions !
Edda Strobl : Nous travaillons aussi avec une petite maison d’édition, Luftschacht. C’est une bonne plateforme pour les auteurs autrichiens.
Helmut Kaplan : Les auteurs peuvent se faire un peu d’argent grâce à ce type de coopération. A Graz, nous travaillons aussi beaucoup avec une association d’artistes qui a été créée dans les années 1960 et rassemble des écrivains, des acteurs de théâtre… Il y a quelques semaines, nous avons organisé un événement appelé « Former des mots ». Le principe était de travailler sur des formes nous permettant de faire un livre en dix jours. Tout cela était très expérimental, avec un mélange de disciplines.
Edda Strobl : Plusieurs groupes différents ont été impliqués, avec des artistes invités. C’était une sorte d’atelier à médias multiples.
Moi-même, j’enseigne à l’Université. J’apprends aux étudiants à créer des histoires en combinant textes et images. Il y a à l’université une grande pièce dans laquelle on peut dessiner, organiser des performances, et tout cela est intégré dans le processus de création d’histoires. Récemment, après avoir écrit un récit en utilisant ce processus, nous sommes repartis du résultat pour re-créer les performances. Il s’agissait d’adopter la même démarche, mais en sens inverse. Au final, nous sommes parvenus à huit combinaisons différentes de performances.
Helmut Kaplan : Avec Michael Jordan, nous avons aussi créé une fresque. Nous avons tous ensemble réfléchi au concept, dessiné, encré puis colorisé. Michael a alors repris ce décor pour en faire une histoire dans Kus. Puis il a utilisé ce cadre pour réaliser un collage pour Tonto, que l’on retrouve dans le volume Once Upon a Time [voir illustration]. Il n’y a pas vraiment de sens pour lire cette histoire dans Tonto, on trouve plusieurs combinaisons possibles, avec des significations différentes, au libre choix du lecteur. Et en même temps, ces pages font partie d’une autre histoire de Michael. Dans le même genre, j’avais commencé une histoire en 2005, que j’avais dû arrêter parce que j’étais tombé malade. Puis, j’ai trouvé un autre récit qui me permettait de la continuer, et ai combiné les deux [voir illustration]. Nous avons aussi développé des histoires similaires et différentes, avec des découpages qui permettent d’avoir un récit circulaire.
Edda Strobl : En fait, nous sommes comme un groupe de musique qui joue avec des musiciens invités. Nous ne publions pas des anthologies à proprement parler.
Voitachewski : Et comment choisissez-vous les musiciens à inviter ?
Edda Strobl : D’abord, nous avons toujours un thème. Puis nous décidons d’écrire à des gens que nous connaissons grâce à des festivals. Ou nous choisissons des vieilles histoires : c’est par exemple le cas pour celle de Wilhem, publiée dans le numéro Once Upon : c’est un vieux récit qui convient parfaitement.
Helmut Kaplan : Ce sont pour la plupart des artistes que nous suivons depuis plusieurs années. Il n’y en a pas tant que ça en Europe. Ensuite, les auteurs échangent entre eux, afin de voir ce que font les autres et s’il y a des liens. C’est un travail collectif.
Voitachewski : Et vous avez publié les histoires d’Ipellie, cet artiste inuite. On retrouve aussi au fil de vos publications des illustrations d’Henry Daeger ou de Bill Griffith. Tonto participe en ce sens à un travail de mise en valeur du patrimoine de la bande dessinée, comme d’autres éditeurs alternatifs.
Edda Strobl : Comme je l’explique dans Nordpol, j’ai découvert les travaux d’Ipellie grâce à Alexander Zograf.
Helmut Kaplan : Le travail de Bill Griffith consiste en des collages de bandes dessinées, notamment tirées de Dick Tracy. Il a une approche très moderne pour l’époque. J’ai dû passer du temps à restaurer ses planches, à ré-encrer certains passages, etc. C’était particulièrement difficile à cause de la taille de ses dessins. Un de ses livres a été réédité aux Etats-Unis il y a deux ans.
Voitachewski : Je me rends compte que j’ai oublié de vous demander d’où vient le nom « tonto »…
Helmut Kaplan : « Tonto » en espagnol signifie fou. A la fin des années 1990, nous avions collecté une série de mots que nous pouvions réutiliser comme titres. « Tonto » en faisant partie, et nous tenions ce nom de la photo d’un emballage de chewing-gum. Nous ne savions pas ce que cela voulait dire, et nous l’avons utilisé pour un projet musical, avant de le réutiliser comme nom pour notre label. On se démarquait parce qu’à cette époque en Autriche, tout le monde utilisait des titres en anglais. Quand des Espagnols en ont entendu parler, ils ont aussi trouvé ça marrant.
Et nous avons découvert par la suite qu’il existe une autre bande dessinée du nom de Tonto, au Brésil, éditée par Fabio Zimbres. Tu connais certainement…
Voitachewski : Non, ça ne me dit rien…
Edda Strobl : C’est étonnant ! Tu devrais regarder, c’est un titre qui a influencé beaucoup d’auteurs de bande dessinée ! Cela fait par ailleurs dix ans que je me dis que je dois le contacter, mais je ne l’ai toujours pas fait…
Voitachewski : Quand j’ai découvert vos livres, j’ai tout de suite été impressionné par l’objet, avec cette belle couverture dépliable qui renferme plusieurs fascicules. D’où vient cette idée ?
Edda Strobl : C’est très simple…. La librairie viennoise Pictopia se plaignait du fait que nos livres n’ont pas de tranche. Or, nous ne voulions pas abandonner le format de fascicules. Nous avons donc mis nos fascicules dans ces couvertures. Cela nous permet d’insérer des histoires qui peuvent être lues et interprétées de différentes manières.
Voitachewski : A combien d’exemplaires tirez-vous chaque numéro ?
Helmut Kaplan : Cela dépend des numéros… je dirais de mémoire : 600 exemplaires pour le numéro 11, 550 pour le 12, puis 1300 pour le 13 et 950 pour le 14. Nous vendons nos numéros en Autriche, en Allemagne, en Suisse et en Italie. Environ la moitié de notre production est vendue pendant des expositions. Le marché en Autriche est très limité. Pour vendre ne serait-ce que 100 exemplaires, il faut être très bon ! Il existe cependant un festival de bande dessinée dans la ville de Linz qui se déroule en mars depuis sept ans. Les gens s’intéressent progressivement à la bande dessinée. On commence même à l’enseigner à l’université, même si les professeurs demandent aux étudiants de construire de longs récits, type « graphic novels« . Les comics courts sont considérés comme infantiles, ce qui est très dommage.
[Entretien réalisé par Voitachewski à Vienne en mai 2015.]
Super contenu ! Continuez votre bon travail!